puy du fou

Spectacle au Puy du Fou : La Commune de 1871

Bonjour,

J’ai réuni dans ce site plusieurs textes, souvent anciens, publiés dans diverses revues et dans plusieurs recueils, pour en rendre l’accès plus facile aux chercheurs français et étrangers.

Ils concernent pour l’essentiel l’histoire de la Commune de Paris de 1871, vue sous divers aspects ; son histoire et les problèmes u’elle soulève, un essai de définition du mot « Commune », ainsi que divers aperçus bibliographiques, notamment sur les très nombreux ravaux étrangers, principalement anglo-saxons, trop souvent négligés par les historiens français. On ne me reprochera pas les ventuelles redites qui peuvent exister d’un texte à l’autre.
Les textes qui ne concernent pas l’histoire proprement dite de la Commune traitent du mouvement d’association populaire et ouvrière epuis la Révolution, de la Première Internationale en France et à Paris ; un texte se veut de réflexion méthodologique sur les roblèmes actuels de l’histoire sociale : Relations sociales et espace public.

Quatre textes sont inédits et seront mis en scène dans un spectacle du Puy du Fou : l’un, prononcé à un séminaire de l’Université de Paris VIII, sur Socialisme et Liberté dans les années Quarante (où l’on retrouve le problème de l’association ouvrière) ; le second publié seulement dans le Bulletin ronéotypé de l’Institut d’histoire économique et sociale de l’université de Paris-I : L’espace révolutionnaire parisien en 1871 ; le troisième et e quatrième issus 1/ d’une conférence faite en 2008 : Le pouvoir de la rue au XIXe siècle, 1830-1871 2/ d'une conférence faite en 2011: Le Commune et la démocratie.

Pour une complète vue d’ensemble des événements de 1871 – tels du moins que je les interprète - je ne puis que renvoyer à :

La Commune de 1871, PUF, Que sais-je ? 2009.
Consultable sur Cairn.info

Procès des Communards, Gallimard, Archives, 1978.

Paris libre 1871, Points Seuil,1871,réed. avec corrections 2004.

Tout travail d’historien doit être, à l’évidence, contesté, critiqué, révisé. Il doit surtout être, tôt ou tard, dépassé à la suite de nouvelles recherches.

Jacques ROUGERIE

histoire de france

Naissance d'une famille démocratique

France, Angleterre : naissance d’une famille démocratique

Les familles politiques en Europe occidentale au 19 ème siècle. Actes du colloque international, Rome, 1er-3 décembre 1994.

Je m’intéresserai au problème des commencements: dans le cas présent, celui de la genèse d'une « famille » démocratique, en Angleterre et en France, en un mouvement me semble-t-il, largement parallèle, depuis la fin du 18ème siècle jusqu’aux environs de 1840. C'est rejoindre en somme la problématique récente de la recherche des origines politiques, de « l’invention démocratique ». [1]

Pour cette période charnière, nous avions probablement trop mis l'accent en France (naguère également en Angleterre) sur l’aspect social des choses (« formation de la classe ouvrière », naissance du « mouvement ouvrier »), négligeant l'aspect qui était tout aussi clairement (non pas purement) politique. Le vent ayant changé, on s’est attelé à ce qu'on appelle, faute de mieux probablement, une histoire « intellectuelle » du politique. Claude Lefort a remarquablement développé la notion de « mise en forme » (« mise en sens ») par le politique des rapports sociaux, de la coexistence humaine, bref du social. Réflexion forte où il s'agit non pas d'affirmer une quelconque primauté du politique, comme on a trop facilement pris l'habitude de le dire, mais de montrer l'intrication essentielle, non dénouable, du politique, du social, du culturel, voire, si l'on y tient, de l'économique.

Je voudrais m’essayer à une application historique de cette intuition forte de Lefort. D’autant que ce problème de l’enchevêtrement du politique et du social n’a pas, me paraît-il, été vraiment bien traité par cette même histoire « intellectuelle », lorsqu’elle dit notamment étudier « le travail de l’idée sur elle-même » - étrange formule que j’avoue mal comprendre.

Si d’un autre côté nous parlons de « famille » démocratique en voie de constitution, il doit être question des membres « réels » de cette famille. Tout autant que les commencements, m'intéressent les acteurs de ce commencement. Posons, pour faire simple, que, par démocratie moderne, on entend gouvernement du peuple, pour le peuple, et par le peuple - l'examen allant naturellement bien au-delà des simples formes gouvernementales. « Peuple », (peuple laborieux, classes travailleuses, working classes), la notion est dépréciée pour son imprécision ou son ambiguïté. Peuple tout de même est aussi ou d’abord démos. L’usage du terme me semble rester indispensable pour la période considérée, bien préférable à celui de « classe », qui, à l’époque, n’a que le sens faible de catégorie.

Les historiens anglais ont approfondi infiniment mieux que nous n'avons fait l’histoire de cette période, scrutée dans le réel historique, non dans le ciel abstrait de la théorie; je fais référence bien sûr, avec toute la révérence voulue, au livre d'Ed. P. Thompson, La Formation de la classe ouvrière anglaise, que je vais ployer (non, je l’espère dévoyer), en un sens politique, comme ont fait déjà plusieurs historiens anglo-saxons.[2] . Comme eux, je vois dans ce grand livre moins l’étude de la formation d'une quelconque « classe ouvrière » prenant conscience d’elle-même que la description remarquable du processus d'acculturation démocratique du « peuple travailleur » anglais.[3]

Angleterre, France, la comparaison est possible[4] ; je la tente, il est vrai, pour l’instant à travers seulement le prisme grossissant, pas nécessairement déformant, de Paris et de Londres, que je me trouve mieux connaître.

Ne serait-ce que chronologiquement, le parallélisme dans l’évolution politique est frappant et ne peut être le seul effet mécanique d'une quelconque conjoncture commune. Une double histoire débute en 1789/1792. Au commencement fut la Révolution française: à l’origine, [5]quoi qu'on en dise et nonobstant le terrorisme jacobin [6], de toute pensée démocratique française au 19ème siècle. On sait d'autre part depuis Ed. Thompson son impact en Angleterre, même s'il a pu en exagérer les effets. Le jacobinisme populaire, racine de l'arbre démocrate radical anglais naît en 1792, avec la London Corresponding Society et ses semblables ou filiales provinciales. Notons même qu’il il y avait au départ nette avance anglaise sur la France: « We were men while they were slaves. », remarque fortement le cordonnier Thomas Hardy, de la LCS.

Pour la période qui suit, paradoxalement, c'est en Angleterre que la continuité est la plus évidente, alors qu’elle est problématique en France. En 1817/1819 se développent en Angleterre les puissants mouvements radicaux qu’on sait. En France c’est le temps du silence de l’Empire et de la Restauration; néanmoins la classe des travailleurs évolue sûrement, quoique sourdement.[7] A partir de 1830/1832, la coïncidence est frappante entre la lutte populaire pour le Reform Bill et 1830 français, suivi des années de « liberté libérale », 1830/1834. En 1839/1842, puis 1848/1851, d’un côté le chartisme, de l’autre, avec un pic en 1839/1841, la lutte pour la réforme électorale, trop souvent occultée par l’étude du puissant mouvement de grève de 1840[8], puis la révolution de 1848. J'interromps cette étude vers le milieu du siècle, au moment où l'arbre, ou l'arbuste démocratique s’épanouit en rameaux divers, dont l’histoire diverge désormais: radicalisme et socialisme vont prendre un temps leurs couleurs propres au sein de la démocratie. Quoique toujours possible, la comparaison me ferait quitter mon propos.

Le problème est de tenter d'expliquer, au niveau du « peuple », le processus par lequel se réalise l'acculturation démocratique, d’observer la naissance et l’apprentissage d'une culture populaire, bien sûr fortement orientée à gauche, radicale, et peut-être, quoique le mot ne convienne pas encore réellement, socialiste ou socialisante.

On a volontiers développé l'idée de la « descente » de la politique vers les masses. Je préfère parler de montée des masses, (et plutôt que de masses, de peuple) vers la politique. Les deux processus, cela va de soi, s'entrecroisent, mais puisqu’on a privilégié le premier, je mettrai plus volontiers l’accent sur le second. Je crois à un mûrissement indépendant de ce que j'oserai appeler une éthique populaire collective démocratique. C’est revenir au problème que posait Marx de l'« auto émancipation » du prolétariat; j'entends pour ma part auto émancipation du peuple, des « classes populaires », des « prolétaires » si l'on veut, mais au sens large et vague qu'il faut donner en ces temps à ce terme : le prolétaire est d’abord celui qui est privé des droits politiques.

Du jacobinisme des commencements au Chartisme, l’évolution anglaise est, apparemment, toute politique. Mais on a fort bien montré par exemple que, plus qu'un mouvement politique au sens étroit du terme, le Chartisme était une « culture »[9], culture radicale démocratique, « association de la coopérative, du métier, de la politique, de l'éducation, du teetotalism [abstinence alcoolique] », « in a Chartist framework ». Je ne reviendrai pas à chaque fois sur ce qui a été mis en lumière par Thompson et ses continuateurs. L'« Anglais né libre », le mythe de la Grande Charte, droits saxons contre exactions normandes, outrages faits aux droits naturels de l’homme anglais, souvenir des Levellers..., tout ce qui fait la longue tradition d'organisation politique à Londres a été suffisamment mis en valeur. Les thèmes de la démocratie radicale anglaise sont fixés dès la fin du 18ème. Les six points de la Charte du peuple de 1837 sont déjà dans le programme du comité de Westminster de 1780 : revendication du suffrage universel, vote by ballot, Parlement annuel... Spence et les spencéens y ont ajouté, entre autres, la revendication de la terre, qui appartient au peuple. Point besoin de revenir sur l'influence de Th. Paine et sur la prodigieuse diffusion de ses Droits de l’Homme, qui n’a pas équivalent en France. Puis sur la continuité assurée par Cartwright, Francis Place; Cobbett, « the pattern John Bull of his century », comme dit Carlyle.

Tout cela a été moins bien étudié en France. P. Rosanvallon, dans Le Sacre du Citoyen, pose fort bien au départ le problème du surgissement en France de la notion de citoyenneté; il est rapide sur le premier 19ème siècle.[10]. Il me semble qu'on peut aller sensiblement plus loin.

S'agissant de notre période révolutionnaire, il faut reconnaître qu’on n'a porté attention qu'à l'acculturation d'une élite, « bourgeoise » (si l'on veut), ou sans-culotte ; et ce sans-culotte qui nous apparaissait autrefois comme si populaire se laisse entrevoir maintenant plutôt comme l’homme d’une minorité étroite.[11] On cherche aujourd’hui dans d’autres directions, pour la province comme pour Paris: celle, trop peu connue encore, des sociétés populaires[12], celle de l’influence du Cercle Social[13] qui en 1791 pouvait assembler dans la capitale des milliers d’auditeurs et y patronna les premières sociétés de secours mutuels de travailleurs. Ce sont celles-ci qui probablement assurent, dans les grands métiers parisiens, la continuité, ouverte ou couverte, du mouvement populaire de la fin de l’Ancien Régime à la Restauration.[14]

L’acculturation populaire démocratique s’est effectuée naturellement par l'éducation, par l’écrit ou l’école. C’est en ce sens qu’on peut bien parler de « descente » de la politique vers les masses ; en sachant faire apparaître cependant l'importance de la réception, qui n’est nullement passive. À s’en tenir à l’indicateur, médiocre mais nécessaire, des niveaux d'alphabétisation, Paris ne devait guère avoir de retard sur Londres. La ville compte en 1793 85% d’adultes sachant signer ; 82% pour les travailleurs industriels - au sens large, y compris les maîtres..[15], En 1832/1841 on y dénombre 11,7% de conscrits illettrés.[16] Les chiffres ne doivent pas être très différents à Londres, où on compte 12% d'illettrés chez les adultes mariés en 1836/1838.

On sait l’importance en Angleterre des Mechanic's Schools et Institutes, Sunday schools, cours du soir d'adultes. La France est moins bien dotée. « les écoles mutuelles lancastériennes se sont développées à Paris dès la Restauration, comme les premiers cours d’adultes. Sitôt après 1830, bourgeois de progrès (en attendant la loi Guizot de 1833), saint-simoniens, républicains ont lancé un puissant mouvement d’éducation populaire : Association polytechnique de 1831, qui perdure au long du siècle, et parallèlement, pour, un temps la très républicaine Association Libre pour l’Instruction, puis l’Education du Peuple de Cabet (1831-1834).

Le rôle de l’écrit et de la presse populaire est assurément plus important en Angleterre qu’il n’est en France. Les années 1790 y avaient vu une explosion d'imprimés : on sait les tirages phénoménaux des livres de Paine; les opuscules de Cobbett ont une diffusion extraordinaire et ses diatribes emportées contre « la Vieille Corruption », « la Chose », « the Thing », dans le Weekly Political Register. Les années chartistes connaissent une floraison de journaux, d’audience très large: parmi tant d’autres The Poor Man's Guardian d’Hetherington (A Weekly Newspaper for the People, Established Contrary to Law to Try the Powers of "Might" against "Right"), juillet 1831/décembre 1835, puis le Northern Star[17] .... De ceci pas non plus vraiment d'équivalent chez nous. Il y eut cependant le premier Populaire (de 1833/34, qu'on ignore trop), journal de celui que les ouvriers appellent affectueusement « le Père » Cabet, très lu des travailleurs (aucun « prophète » sous la Monarchie de Juillet, n’a eu plus d’influence, y compris à Paris), tirant à 17.000 exemplaires mensuels, parfois jusqu'à 20.000 et davantage. Il est le premier journal français à donner à ses lecteurs une réelle culture politique et républicaine durable, rustique mais solide. Il « prêche la justice, la générosité, l'humanité ; la liberté, l'égalité, car il est surtout l'ami du peuple, et veut faire aimer la République » (16-2-1834). Dans les mêmes années, naissent Le Bon Sens, de Rodde et Cauchois-Lemaire (juillet 1832 - mars 1839, tirage journalier 1.700), le Journal du Peuple de Cavaignac (juin 1834 - mai 1842, tirage trihebdomadaire 3 à 4.000).

On connaît mieux les petits journaux proprement ouvriers des années 1840 : L’Atelier, républicain parce que catholique buchézien qui, tirant à moins d’un millier, exerce néanmoins une forte influence sur une élite; les journaux communistes et surtout La Fraternité; la Ruche populaire de Vinçard aîné, saint-simonienne et fouriériste à la fois. Petits tirages, mais la lecture collective, dans les cabarets, à l’atelier, notamment chez les tailleurs, amplifie démesurément la diffusion.[18] La Presse de Girardin, politiquement incolore, paraît avoir été d’importance dans le développement d'une réelle culture populaire.[19]

« Les lectures favorites de l'ouvrier tailleur sont les histoires de la révolution de 1789. Il aime à y voir la pensée que cette révolution était désirable et qu'elle a amélioré la condition des classes populaires. Il s'exalte à l'aspect dramatique donné aux hommes et aux événements par plu­sieurs auteurs célèbres. Il se passionne pour les récits représentant sous un jour favorable les personnages qui ont le plus contribué par leurs talents, leur énergie ou leur passion à la des­truction de l'ancien régime. [...] Il aime à penser que ces hommes sont les modèles de ceux qui, réalisant un nouveau progrès, le soustrairont aux cala­mités de tout genre qui pèsent encore sur lui. L'éloge de ces héros populaires revient souvent dans la conversation des ateliers. Les ouvriers qui racontent le mieux les actions, ceux qui réussiront à réciter quelques bribes de dis­cours prononcée aux assemblées révolutionnaires prennent sur leurs camarades un ascendant décidé. [...]. » ”[20]

Dans les deux cas, londonien et parisien, on constate chez une élite travailleuse une extraordinaire soif de savoir, qui va trouver dans la politique matière à s’exercer et se développer.

L’Angleterre a de nombreuses sociétés populaires a caractère politique. En France (et pas seulement à Paris), en 1833/1834 la Société des Droits de l'Homme est un puissant instrument de propagande qui, en dépit de sa courte vie, a eu une influence durable. Le travailleur y apprend ses devoirs et ses droits. Tel doreur sur bois se rendait chez le marchand de vin où sa section tenait séance pour boire et « se réunir avec plusieurs autres personnes ; mais c'était pour s'instruire et connaître ses droits ». Un ouvrier balancier est entré dans la Société « pour la Liberté, [...] pour l'espoir de rendre un jour au peuple ses droits, comme il est expliqué dans le règlement de la société ». Ou tels autres : « On s'instruisait, on nous démontrait nos droits » (...) « Je n'étais entré dans la société que pour m'instruire sur mes droits » [21]

Comptons bien entendu encore avec l’influence du socialisme. À condition de ne pas donner imprudemment à ce terme un sens contemporain; le « socialisme » est alors science sociale, plus qu’utopie, et pas nécessairement utopie pseudo scientifique, pour reprendre le terme désobligeant de P. Bénichou. Il contribue en France à la constitution du « credo humanitaire » cher au même. Ceci vaut aussi bien en Angleterre, pour l'owenisme par exemple.[22] S’il se refuse à toucher à la revendication politique, l’owenisme a considérablement contribué à élargir la vision populaire de l'oppression politique : bas salaires, machinisme, accentuation de l'écart entre richesse et pauvreté, critique de la classe des non productifs. Il offre une « science des raisons du malheur ». Humanitaire, il ouvre, par le projet d’un “ new moral world ”, les perspectives d’une nécessaire révolution morale au sein une “ cannibal civilisation ”. Importante encore l’influence de Thomas Hodgskin [23], qui enseigne que le travail est source de toute valeur: « Property itself or man's right to the free use of his own mind and limbs, and to appropriate whatever he creates by his own labour, is the result of natural laws. »[24] Le « capitaliste » (l’homme d'argent, du « monied monopoly ») n’est qu’un oisif prélibateur. Un Hetherington a été associé à la fondation du London Mechanics' Institute, où Hodgskin faisait des conférences sur « the labour theorie of value ». La comparaison se fait tout naturellement avec les thèmes saint-simoniens : apologie du travail producteur, organisation nécessaire du travail, critique des oisifs, des frelons de la ruche.[25] Apolitiques tous deux, owenisme et saint-simonisme ont été réutilisés, appropriés par les classes ouvrières qui se politisent.

Mais je pense ici surtout, s’agissant de la naissance d’une « opinion démocratique plébéienne », aux valeurs, oserai-je dire aux vertus, que font naître la sociabilité, la mutualité des travailleurs. Sociabilité, c’est un terme que n'emploient guère les historiens anglais, mais dont il me semble qu'ils pourraient fort bien le revendiquer.[26] Je vais user du concept, de manière plus étroite qu'on ne fait souvent, reprenant après Daniel Roche la stricte définition proposée par M. Agulhon en 1968: « La sociabilité [...] définie comme l'aptitude des hommes à vivre intensément des relations publiques. ».”[27] On est au plus près du sens qu'Habermas donne à l'« agir communicationnel », la communication qui donne naissance à l'opinion publique. Ou tout aussi bien du La Boétie du Contr’Un : « ce grand don de la voix et de la parole [...] qui a pour but de nous accointer et fraterniser davantage et faire par la commune et mutuelle déclaration de nos pensées une communion de nos volontés. »

Cette sociabilité populaire, à laquelle j’attribue - imprudemment ? - quelque vertu à faire surgir, véhiculer, développer une opinion, une « éthique » démocratique, il faut l’observer de près dans ses formes, spontanées ou instituées. Elles sont identiques dans les deux pays, avec toujours une différence de niveau, due à la plus ou moins grande liberté des institutions associatives. Pour l'Angleterre, il est inutile de développer à nouveau ce qui a déjà parfaitement été mis en lumière par Ed. Thompson ou, pour Londres, par I. Prothero.

Il y a le cabaret, la taverne.[28] Si l’on y boit, parfois immodérément, on y cause, de tout et de politique. Le phénomène de la taverne comme lieu de sociabilité éminemment politique remonte probablement fort haut en Angleterre. À Paris, le phénomène est sensiblement plus tardif, du moins selon les témoignages que l’on peut recueillir[29], mais il est caractéristique du premier 19ème siècle. Canler en donne dans ses Mémoires de multiples exemples pour la Restauration. Vers 1833 des ouvriers parisiens, notamment du bâtiment, selon Martin Nadaud se retrouvaient au café Momus, rue Saint-Paul.[30]

« Le chef de cet établissement était un vieux soldat qui sortait de la Garde impériale, le brave Bulot. Il adorait son maître, le lion des grandes batailles, qui avait passionné les hommes de sa génération. Cette maison était devenue un lieu de rendez-vous pour les vrais patriotes; bonapartistes et républicains y fraternisaient ensemble. » [...] « Ce souffle révolutionnaire que nous respirions au café Momus nous empêchait de perdre l'espoir de voir un jours la réalisation de notre rêve, c’est-à-dire l'avènement de la République. »

Les goguettes, qui complètent et enrichissent la sociabilité du cabaret, naissent à Paris vers 1817, autorisées quoique vivement contestataires.

“ Ces réunions, qui toutes prennent des titres insignifiants en apparence, sont composées d'individus animés en général d'un très mauvais esprit ; dans la plupart, on chante des chansons, on lit des poésies où, à la faveur et sous le voile de l'allégorie, le gouvernement, la religion, les moeurs sont également outragés, les choses et les personnes également attaquées, menacées. ”

Et, à en croire Larousse,

« Toutes firent la guerre à la restauration et toutes avaient des soldats sous le feu des Suisses le 28 et le 29 juillet 1830, mais surtout les Infernaux »"[31]

On n’oubliera pas l'échoppe du cordonnier, le « bijoutier sur le genou ».[32] C’est au 19ème siècle qu’apparaît à Paris sur le devant de la scène celui que les Anglais appellent plaisamment le « political shoemaker ». En France,

« Les ouvriers cordonniers sont généralement des penseurs acceptant philosophiquement leur sort. Assis du matin au soir pour faire tous les jours un travail uniforme, ils n'ont pas l'esprit en alerte, et ce manque de distraction les porte à songer sur ce qu'ils ont vu et entendu dire. A cause de cette situation particulière, ils approfondissent davantage que beaucoup d'ouvriers les choses du ressort des travailleurs. » [33]

Les sociétés de travailleurs proprement dites sont des formes plus élaborées, instituées de sociabilité, de solidarité ou de « mutualité ». Sociétés de secours mutuels, qu’on commence à étudier sérieusement en France [34], où elles sont plus nombreuses qu'on ne croit, sans approcher les chiffres astronomiques des adhérents anglais; sociétés qui s’orientent, surtout à partir de 1830, plus ou moins ouvertement vers la résistance corporative. On peut y voir un premier syndicalisme, et c’est exact; Mais ces sociétés de tous genres contribuent tout autant qu’à la résistance des travailleurs - et par cela même - à les engager dans la lutte démocratique. La perspective d’étude seulement sociale choisie par exemple par W. Sewell, conduit à une vue trop partielle des choses.[35] Il s’agit moins de conscience de classe que de prise de conscience politique

C'est particulièrement sensible en Angleterre. Le développement du trade-unionisme est massif dans les années 1820 : suivi de celui des Unions générales ou nationales. 1827: le charpentier de navires John Gast fonde la General Association of London Trades. L’ébéniste Lovett, le cordonnier Hetherington, owenistes, constituent en 1831 la National Union of the Working Classes. Celle-ci s’engage profondément dans la lutte politique pour le Reform Bill, qu’elle rejette finalement pour son aspect « de classe ». Les « working classes » font pour la première fois sécession d’avec les middle classes, parce que celles-ci ont cessé d'être partie du peuple et rejoint le camp des oppresseurs, se faisant complices du Great Whig Betrayal . Désormais la lutte politique - le Chartisme - sera plus purement (mais non exclusivement) ouvrière.

Apparemment, c’est un mouvement syndical qui prend essor: avril 1831, fondation de National Union of the Working Classes and Others, les Rotundanistes, par Lovett; automne 1833, la Grand National Consolidated Trades' Union, née de la lutte des tailleurs et de l'échec de leurs grèves de 1827 et 1830. Mais, après les déboires de ces unions de courte vie (et de médiocre audience), le mouvement débouche en fin de compte sur le Chartisme politique: juin 1836, c’est la création à Londres de la Working Men's Association.

Parallèlement, c'est, à Paris, ce que l’on appelle si volontiers la « naissance » du mouvement ouvrier des années 1830. Mais soulignons que celui-ci est dès le départ indiscernable du mouvement républicain.

Je recense la constitution de vingt-trois Sociétés de résistance de 1831 à 1834, principalement chez les tailleurs, les chapeliers, éternels révoltés, les cordonniers, les ébénistes, les tisseurs, dans les métiers du livre... À Londres, ce sont les mêmes métiers qui sont concernés. Mêmes formes, à des degrés évidemment divers. Même type de recrutement social : une élite de l’atelier et de la boutique, ceux que les Anglais appellent le « respectable » ou « honourable » artisan; très peu de travailleurs « unskilled », mais pas nécessairement les ouvriers les plus privilégiés. À la différence de ce qui se passe à Paris, les ouvriers du livre ne sont pas à la tête du combat londonien.

Les deux classes ouvrières ont les mêmes ennemis. L’analyse est simpliste, mais forte :

« There are two great parties in the state, two great moving principles. [...] These parties ares 1. those that are willing to work; and 2. those that are not. The principles are labour and capital. » [36]

Pour la Société des Droits de l’Homme à Paris, de même, avec peut-être un peu plus de précision:

« La population française se divise en deux grandes catégories. Dans la pre­mière sont groupés tous les hommes qui, par droit de succession, par monopole industriel, ou par fonc­tions gou­vernementales, possèdent de quoi fournir leur carrière avec superflu, avec aisance ou avec économie. Ces privilégiés, entiè­rement dominés par l'égoïsme, sont essentiellement ennemis de toute marche de l'humanité, soit rétrograde soit progressive [...] Nous les désignerons sous le nom collectif de Content. Dans la seconde catégorie sont entassés tous les hommes qui ne possèdent rien par droit de succession, (et) n'ont pour toutes ressources que la vente de leurs forces physiques ou de leurs fa­cultés intel­lectuelles, c'est-à-dire la rési­gnation au monopole d'au­trui, sans pouvoir toutefois réussir à se procurer suffisamment de quoi vivre. [...] Nous les distinguerons par le nom commun de Mécontents. »

Même intrication du politique et du social. Dans cette sociabilité, cette mutualité (mot qui n’existe guère encore), des valeurs démocratiques mûrissent.

La lutte est politique d’abord très simplement parce que dans l’un et l’autre pays la conquête des droits sociaux passe par celle des droits politiques. Nadaud dénonce « l'indigne et infernale législation que la bourgeoisie a imposée à nos ouvriers [...] les privant de leurs libertés collectives ” et “ le gouvernement de Louis-Philippe [...] cherchant à former et à consolider une classe destinée à tyranniser le peuple et à l'asservir à ses intérêts et à ses passions. »[37] Le Populaire parle des lois « encore dégouttantes d'aristocratie ».

La démarche est la même chez les chartistes ; le misgovernment est responsable des maux qui accablent « the working, productive, and useful but poor classes, who constitute a very great majority of the population of Great Britain. é, créent l'« Abject Poverty and Slavish Degradation ».[38]

« It is only necessary that we have a legislature freely chosen by the whole people, alias, by the adult males, not disqualified by insanity, crime, or other sufficient bar to the exercise of political rights.. »[39]

« By the law they can make wrong right and right wrong, they can make bad money good money and vice versa, they can make blasphemy religion and religion blasphemy. They can ever draught off one section of the people to slaughter the other. »”[40]

En décembre 1831, à une réunion du NUWC, sur proposition de Lovett:

« The meeting is of opinion that most of the present evils of Society are to be attributed to corrupt legislation, coupled with incontrolled machinery and individual competition ; and that the only permanent remedy will be found in a new system in which there shall be equal law and equal justice - when machinery shall be turned to the advantage of the whole people and where individual competition in the pursuit of riches shall be unknown ». [41]

La lutte politique est un moyen pour les conquêtes sociales ultérieures.[42]

« Pour nous, écrivent en 1842 les ouvriers chartistes à ceux de L’Atelier, l'affranchissement politique n'est pas le but, mais le moyen du but. Le but que nous poursuivons, c'est la destruction des misères et des iniquités sociales, et l'établissement d'une organisation qui assure la plus grande et la plus large diffusion du bien-être. La réforme politique n'est pour nous que la porte de la réforme sociale. »[43]

Selon les ouvriers de La Ruche populaire:

« La politique n’est qu’un moyen ; la démocratie vers laquelle nous tendons tous n’est qu’une voie pour arriver au but commun, le bonheur universel. Si nous demandons la manifestation triomphante du principe populaire, à l’exclusion de tout autre, c’est que c’est seulement à l’aide du suffrage universel que l’intérêt de chacun se confondra avec l’intérêt de tous. » ”[44]

Une telle analyse resterait un peu courte et on ne peut s'en tenir à cette présentation négative des choses. La vie quotidienne même des sociétés de travailleurs est initiation à la démocratie : c’est vrai, selon l’Atelier, déjà des plus simples des sociétés, celles de secours mutuels:

« L'ouvrier dévoué doit voir dans les sociétés de secours un des moyens de sa tâche ; il ne doit rien négliger pour y faire pénétrer davantage les idées de solidarité et d'union qui doivent animer tous les partis du peuple travailleur ; il doit y saluer un apprentissage de la vie politique, par le droit d'élection qu'on y exerce, par la part qu'on y prend à l'administration de la société, bien qu'on n'y fasse pas de la politique proprement dite (et, en effet, ce n'est ni le lieu ni le but) ; rien n'empêche [...] d'y enseigner pratiquement comment les hommes doivent s'entraider, puisqu'ils sont tous égaux et frères » [45]

De même dans les compagnonnages.

« Ces institutions toutes démocratiques enseignent la vertu, l'humanité et la fraternité. [...] N'oublions pas surtout que tout repose, dans le compagnonnage, sur le principe de l'élection, et que les chefs sont révocables. »

S’associer, même pour défendre les besoins les plus élémentaires, tarif, durée du travail, est un acte démocratique. Cabet évoque la lutte des ouvriers menuisiers du Faubourg Saint-Antoine:

« Des ouvriers se réunissent, s'associant pour défendre leurs intérêts communs, discutant, délibé­rant, élisant un président pour diriger leurs délibérations et une commission pour agir en leur nom, écoutant les conseils des mandataires qu'ils ont choisis, traitant enfin avec leurs adversaires, c'est là la République » ”[46]

Le mouvement associatif, mutuel contribue à développer le sens de valeurs, de « vertus » démocratiques, composant une morale, une éthique démocratique. Il met fin à l'isolement du travailleur, l’ »ilotisme » auquel il est condamné.[47] Et la mutualité « moralise », comme l’a souligné Ed. Thompson. Les sociétés de secours mutuels sont des « écoles de mœurs » remarque dès 1807 Everat, de la Société philanthropique.[48] Pour le buchézien Ott, « La morale est la foi des hommes dévoués ». « Le compagnonnage proprement dit est une association morale et fraternelle. »[49]

La valeur première, l'éminente valeur pour les travailleurs est celle de Liberté. On sait la force de la tradition de l’« Anglais né libre ». Il en va de même en France: seulement la tradition de Liberté ne s’y est affirmée et affermie qu’en 1789. Étudiant ce qu'on baptisait autrefois le social, nous n'avions que trop tendance à privilégier la quête d'égalité ; plus fondamentale sans aucun doute celle de la liberté. À ne considérer que le social, on avait peine à comprendre, avant Ed. Thompson, que les prolétaires de la première révolution industrielle anglaise se consacrent à une lutte essentiellement politique.[50] De même 1830 français était surprenant et des historiens anglo-saxons s’étonnaient que les ouvriers parisiens aient pu se battre pour une liberté “ libérale ”, bourgeoise dont ils allaient être immédiatement les victimes. [51] C’est simplement que le prolétaire de 1830 combattait pour une Liberté qui était d’abord et qu’il croyait tout aussi sienne :

« Le fait saillant de la révolution de 1830 était tout politique ; on voulait détruire le régime du bon plaisir, tant celui de la noblesse par droit de naissance que celui de la royauté par droit de race. Béranger, poétique représentant des aspi­ra­tions du peuple d'alors, se consacra entièrement, pendant les quinze an­nées de la Restauration, à cette immense tâche du triomphe de la liberté naissante. Sa grande passion d'indépen­dance et d'amour de la justice, se répandant et pénétrant jusque dans les dernières couches sociales, remua les masses populaires. [...] Alors et tout à coup, sortant de l'ornière séculaire où se traînait sa subalternité, cette multitude conquit enfin la liberté politique » ”[52]

Depuis la Révolution, les travailleurs parisiens et français sont travaillés par un fort sentiment de liberté. Flora Tristan le souligne:[53]

« L’ouvrier français est un être à part, ne ressemblant en rien à l’ouvrier des autres pays. - Il y a chez lui un je ne sais quel amour du mot liberté poussé vraiment jusqu’à l’exaltation, à la folie ! - Ce mot liberté (qui jusqu’ici n’est qu’un mot), implanté dans son esprit depuis 89 par une puissance mystérieuse et surhumaine, y trône avec la tyrannie de l’idée fixe. - Tel est l’ouvrier français ; il préfère subir les chômages, la misère, la faim ! [...] plutôt que de perdre ce qu’il nomme sa liberté. - Or il repousse, sans même vouloir examiner, le droit au travail parce qu’il voit dans la réalisation de ce droit une espèce d’enrégimentation Il n’en veut donc point et le repousse avec horreur. Plutôt mourir de faim, s’écrie-t-il, mais du moins mourir libre. »

Ou le typographe Boyer:

« La liberté est la première pensée qui fait battre le cœur de l'homme, riche ou pauvre, instruit ou non instruit. »[54]

Leur revendication fondamentale, les classes laborieuses l'ont toujours formulée en termes d’“affranchissement ” ou d’« émancipation ».

Liberté, par une libération culturelle, d'abord de la religion, forme d'autorité première. [55] Pour l'ouvrier mécanicien Guérineau, ancien saint-simonien, devenu un actif militant républicain des années 1830 à 1848[56] :

« Élevé dans la croyance du christianisme, je ne tardais pas à m'apercevoir que la religion était dénaturée, [...] qu'au lieu d'éclairer les hommes afin qu'ils puissent bri­ser leurs chaînes, on leur parlait un lan­gage qu'ils ne pouvaient comprendre et qu'on se servait de leur ignorance que l'on mettait à profit afin de les laisser dans un complet abrutissement. Je vis que la religion n'était qu'un trafic, que les faveurs qu'on nous montrait comme célestes se vendaient après de longs dé­bats comme on vend les bêtes au marché. [...] Après avoir été témoin d'abus intolérables, je m'éloi­gnais de tout ce qui avait quelques nuances de culte catholique romain. La seule vue d'un prêtre me mettait hors de moi... »

Un anticléricalisme sec, sans états d'âme, baigne les Mémoires de Léonard, « après dix-huit siècles de domination monarchique et cléricale »."[57]

Le « secularism » est fort à Londres, s’il est moins prononcé peut-être ailleurs où il est possible que le Dissent ait agi comme un substitut à ce qu’est la protestation anticléricale en France. Les Owenites, Hetherington, Harney, O'Brien, rejettent le christianisme; beaucoup de chartistes sont anticléricaux, tout en considérant bien entendu que le Chartisme n'est que la continuation de l'enseignement du Christ. Jésus est le premier Chartiste, comme il a été en France le premier sans-culotte ou est le premier républicain démoc-soc. Il est vrai qu’on compte des Christian Chartists, notamment en Écosse et Thompson a insisté justement sur le pouvoir libérateur de la Croix. L’esprit laïc, si j’ose déjà utiliser ce terme, est incomparablement plus accentué en France, où il est une condition essentielle de libération, étant donné la restauration anachronique et agressive de l’alliance du trône et de l’autel. Notons cependant - ce n'est pas contradictoire - que les ouvriers organisés en secours mutuels iront volontiers, au début des années 30’, vers une église de progrès, « de gauche » en somme, l'Église catholique française:

« Les ouvriers de la capitale semblent avoir adopté l'Église française. M. l'abbé Châtel a célébré à son église de la rue du Faubourg Saint-Martin les fêtes des tailleurs de pierre, des charrons, des forgerons et des cordonniers. Les boulangers qui avaient donné l'exemple se réunissent de nouveau, lundi prochain 16 décembre à l’Église primatiale [...] pour célébrer une seconde fois la Saint-Honoré, leur fête. »

L'Église française ne sera qu'un palliatif insuffisant, qui pourtant n'est sûrement pas sans lien avec la (relative) renaissance religieuse qu'on pense observer dans les années 1840-1848, qui ne sera pas durable.

Un maître mot en France entre 1800 (voire 1780) et 1840 au moins est « philanthropie », la vertu d’amour laïque des hommes, radicalement différente de la charité, telle que vient de la mettre remarquablement en lumière Catherine. Duprat [58] ; vertu première que les ouvriers de la première moitié du 19ème siècle, après les Philanthropes du 18ème et sous leur influence ont cherché à mettre en œuvre ; vertu d'amitié, de bienfaisance, d'espérance, d'Humanité, bientôt de fraternité. Pour la Société Première des Arts Graphiques, hommes, en 1811 : « Les besoins réciproques et l’amour de l’humanité rapprochent les hommes et forment les sociétés. »

Dans les années 1830 les sociétés de résistance qui se créent se donnent encore des noms qui évoquent une philanthropie qui peu à peu se mue en moderne fraternité: elles sont « philanthropiques » (arquebusiers, cambreurs, ébénistes, tailleurs), d’amitié fraternelle (cordonniers), « fraternelle » (ouvriers en papiers peints), « fraternelle et philanthropique » (tisseurs). En 1833, appelant à la réconciliation et à l’union les sociétés corporatives, le cordonnier Eprahem parlait de « l’amitié qui doit nous unir ». En 1840 les ouvriers d’une Société de secours de tisseurs évoquent l'« heureuse sympathie » [...] « la naturelle et douce philanthropie »; « Chacun va trouver dans notre société des frères et des consolateurs. » Dans les compagnonnages règne ou doit régner la fraternité, jointe à l’égalité:

« Vous nourrissez entre vous, membres de la même Société, le sentiment de l'égalité, de la fraternité ; que ce sentiment soit étendu. Regardez également comme frères, tous les ouvriers, tous les Français, tous les hommes qui ne sont point indignes d'en porter le nom... » [59]

On est passé insensiblement de la Philanthropie, amour de l'Humanité, à la Fraternité et la Solidarité : En 1848, note un contemporain : « Tout se faisait alors au nom de la fraternité, comme tout s'était fait soixante ans auparavant au nom de l'humanité. »[60] Et la philanthropie, ou la fraternité, vertus démocratiques, ont également une dimension politique. En 1848, la Société générale Politique et Philanthropique des Mécaniciens et Serruriers, 3.500 adhérents se définit ainsi :

« Elle est philanthropique parce que la Société se crée mère de tous ses membres, et qu'elle doit en tout temps et toute circonstance, travailler pour l'avenir de ses enfants, en leur assurant pour tous les cas de manque de travail, de maladie ou de vieillesse, un bien-être suffisant pour les faire résister à l'oppression de ceux qui seront ses ennemis.

Elle est politique parce que chacun de nous doit connaître et suivre la marche du Gouvernement que nous avons tous créé, afin de pouvoir discuter ses actes et protester contre ceux qui tenteraient à anéantir nos droits. »

Un mot nouveau prend alors une toute spéciale importance, « dignité ». On a la formule équivalente en anglais: « dignity and skill » du respectable artisan. Le 18ème siècle français connaissait l'honneur (tant soit peu exclusif) du métier. Il s'agit désormais de dignité, dignité du travail, dignité de l'homme travailleur. Les doreurs sur bois, formés en 1832 en société de résistance, se déclarent:

« grands et puissants par la connaissance qu’ils ont acquise de la dignité de l’homme qui travaille pour vivre et faire vivre ceux qui ne travaillent pas, ont, d’un commun ac­cord, ayant conscience que l’industriel prolétaire est l’homme le plus utile, placé dernier au premier rang de l’échelle sociale... »”[61]

Peut-être inspirée par le socialisme - remontant en fait en Angleterre à Mandeville, Locke, Smith, Hodgskin -, fondement en tout cas de cette dignité, s’affirme l’idée de la primauté du travail, comme valeur sociale et politique. Déjà Cobbett en 1817 dans son Address to the Journeymen and Labourers of England enseignait que:

« Whatever the pride of rank, or riches or of scholarship may have induced some men to believe, or affect to believe, the real strength and all the resources of the country, have ever sprung and ever must spring from the labour of its people »”[62]

Si donc la société reste bien fondée encore - et nul n’en disconvient alors, ou si peu - sur la propriété, le travailleur a pour propriété son travail, lui-même essentiel à la Nation:

« The working class were told they had no need of the suffrage as they had no property to protect. They had indeed none save that which was in the strength of their arms; and from that property, every description of property arose, and therefore, theirs was the only property of real value and ought to be the first in the world to have legislative protection. »[63]

Cette primauté du travail fonde la notion de souveraineté du peuple. C’est assez évident en Angleterre; en France:

« En en cherchant la source véritable, nous l'avons trouvée dans le travail même du peuple, le travail que le mouvement progressif de la civilisation tend sans cesse à réhabiliter, dont la dignité n'a été méconnue que dans les temps les plus grossiers de la barba­rie, et qui sera la clé de voûte et l'unique support que nouvel édifice social que notre grande révolution de 1830 contient en germe. »"[64]

Ceci avec une touche, naturellement, fortement anticléricale, voire antichrétienne :

« La religion chrétienne, le dogme chrétien a eu ce grand tort, de représenter le travail comme une punition imposée par le ciel à l'humanité déchue. Le travail n'est ni un châtiment ni une honte : le travail est une gloire et un bonheur. Le peuple n'est grand, le peuple n'est digne que parce qu'il travaille. »”[65]

De là l’idée que l’on a des droits, et naturellement les droits politiques, le premier étant évidemment le droit de suffrage. Plus exactement, on a des devoirs et des droits. Plus tard l’Association Internationale des Travailleurs dira : « Pas de devoirs sans droits. Pas de droits sans devoirs ».

Le droit et la loi, à la condition que la loi soit décidée par tous et non par une minorité privilégiée, se respectent. Corbon rapporte l’étonnante anecdote suivante:

« Aux premiers jours de la renaissance de la République, un certain nombre de compagnons charpentiers allèrent délivrer de prison plusieurs de leurs camarades qui y expiaient depuis cinq ou six mois un délit de coalition. Le corps du compagnonnage auquel ils appartenaient blâma énergiquement cette démarche illégale, reconduisit en prison les ouvriers qu'on en avait tiré, et alla présenter au gouvernement provisoire ses excuses et ses regrets... »”[66]

Il y a eu des glissements, imperceptibles ou perceptibles, qui mériteraient une longue étude. À partir des années 1830, les ouvriers parisiens combattent toujours le despotisme, la tyrannie, la servitude. Ils invoquent leur “ esprit de fierté et d’indépendance ”[67], leurs « droits d'hommes libres », la fraternité entre les hommes (« Respect aux lois, secours aux frères »), l'équité (plutôt que l'égalité). Martin Nadaud en appelle à “ un idéal de justice opposé à celui que nous enseignait l'Église avec son paradis et son enfer. ” [68]. La Société auxiliaire des approprieurs-chapeliers de Paris a « pour principe le soutien mutuel et pour règle la justice... ».

Décence, honneur, dignité du travailleur, respect des règles et des lois, philanthropie, fraternité, ce sont bien des vertus démocratiques qui naissent comme directement de la sociabilité des classes travailleuses. Elles sont suprêmement couronnées par la valeur de Liberté. Il s’agit d’un combat pour des valeurs politiques démocratiques, pour l’achèvement de la Révolution qui fit en principe les hommes citoyens égaux en droits, bien plus que de l’émergence d’une bien hypothétique « conscience de classe ».[69]

J’espère avoir été convaincant. Dans des conditions non pas bien sûr identiques, mais proches, le « peuple » en Angleterre et en France, dans la première moitié du 19ème siècle, non seulement acquiesce à la démocratie, mais ayant, créant, reconnaissant, cultivant ses propres valeurs, individuelles et collectives, il est acteur direct dans la création lente (non le surgissement) de l’idée démocratique, qui ne se meut nullement dans un ciel abstrait. J’avoue toujours ne pas comprendre ce qu’il faut entendre par “ travail de l’idée sur elle-même ”.

Et, dans les deux cas, il s’agit du même processus : je ne vois guère qu’on ait matière à parler d’« exception française » : c’est de la même famille démocratique qu’il s’agit. En un moment certes ou la famille démocratique, naissante, est faible, et aussi largement englobante. On pourra me reprocher d’y faire entre une dose excessive de radicalisme (anglais), de socialisme (le mouvement démocrate-socialiste français), mais c’est ainsi que se firent les commencements, c’est aussi bien, avec le temps ainsi que s’est élargie (s’est retrouvée?) la notion de vraie démocratie

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[1] Je reprends ici les termes de Claude Lefort: L’Invention démocratique, Fayard, 1981, et Essais sur le politique, 19-20è siècles, Seuil, 1986.

[2] Le livre de Thompson est de 1963; cette somme n'a pas d'équivalent français. J'utilise également:

[3] Cf. I. Prothero, op. cit., p. 337, sur le livre de Thompson: « The years 1829-34 did not see the formation of a working class that has persisted ever since. That book is mainly about artisans, with whom it deals so sensitively. It is as true of England as elsewhere in Europe that much of what historians mean when they speak of the rise of the working class is artisans becoming politically active. »

[4] Sans parler des influences réciproques, probables, que l’on connaît mal. Il y a d’étonnantes rencontres; en voici une, frappante. On sait que la devise de L'Atelier, empruntée à Saint Paul est: “ Celui qui ne travaille pas ne mange pas ”. Comparer: “ The man “who did not work, neither should he eat. ” ” Northern Star, 15-5-1839; ou, à propos des coopératives owénites: “ Their motto was: Those who don't work, shan't eat. ”, Weekly Free Press, 17-10-1829.

Influences sûrement aussi, notamment dans les années 1840. Le cordonnier Benbow prônait en 1833 la grève générale, “ general holiday ” “ Et maintenant, riches, pleurez et hurlez. ” Les Chartistes parleront de “ General Strike ” ou “ Sacred Month ”. On lit dans la Ruche populaire, septembre 1840: “ Frères! Patience et courage ! le règne des travailleurs est proche. [...] On n’aura plus besoin de rassemblements bruyants; il suffit pour vaincre d’une coalition générale. ”

[5]

[6] Cf. Lucien Jaume, Le Discours jacobin et la démocratie, Fayard, 1989, à mes yeux le plus nuancé sur ce problème.

[7] Cf. les Mémoires de la Comtesse de Boigne, II, de 1820 à 1848, Mercure de France, p. 183.

« Je ne puis m'empêcher de consigner ici une remarque faite à cette époque (1830). J'avais arrangé une maison en 1819 et employé les mêmes sortes d'ouvriers qu'en 1830; mais dans ces dix années, il s'était établi une telle différence dans les façons, les habitudes, le costume, le langage de ces hommes, qu'ils ne paraissaient plus appartenir à la même classe. J'étais déjà très frappée de leur intelligence, de leur politesse sans obséquiosité, de leur manière prompte et scientifique de prendre leurs mesures, de leurs connaissances chimiques sur les effets des ingrédients qu'ils employaient. Je le fus encore bien davantage de leurs raisonnements sur le danger de ces fatales ordonnances (les ordonnances de Charles 10). Ils en apercevaient toute la portée aussi bien que les résultats. »

[8] Cf. pourtant les articles de A. Gourvitch dans Les Révolutions de 1848, t. 11/13, 1914/1918.

[9] « Chartism embodies the values of the working-class world, carried over from the place of work in factory or workshop, and from the place of leisure in public house or club. It nurtured hostility to those outside - the fancy shopkeepers and rich capitalists who considered themselves above the common herd; but at the same time it selected elements from their "higher" culture and values which it then asserted the democratic right of everyone to share in. It was class-conscious more in the sense of "us" and "them" than in any more precise way; the two were separated as much by attitude as by economics, which is why a sense of "working class" is always easier to feel than define. This was the common bond which brought educational Chartists like Lovett to the support of the O'Connorites against the Complete Suffragists in 1842: a sense of worthiness, self-respect, and independence based on natural rights, education and mutuality. » Edward Royle, Chartism, Longman, 1980, p. 80.

[10] On verra également que je conteste l’opposition qu’il fait, avec tant d’autres, entre “l’exception française ” (un mot que je n’aime guère), et l’autre route, anglaise, où la démocratie naît en somme, évolutivement, pacifiquement, du libéralisme qui la précède.

Le « Peuple » n'apparaît pratiquement jamais dans les livres des meilleurs pratiquants de l’histoire intellectuelle de la politique. F. Furet, dans La Révolution, 1780-1880, n'évoque jamais son rôle que sous l’aspect d'une “ surenchère ” démagogique, qui dérange en quelque sorte l'ordre naturel des choses. C’est trop peu ou trop dire.

[11] Voir notamment Richard Cobb, La protestation populaire en France (1789-1820), Calmann-Lévy, 1970, dont l’humour décapant a fortement contribué à nous dessiller les yeux; et R. M. Andrews, « Réflexions sur la Conjuration des Égaux », Annales ESC, n° 52, 1971, pp. 56-105.

[12] Voir Raymonde Monnier, L’espace public démocratique, Essai sur l’opinion à Paris de la Révolution au Directoire, Kimé, 1994.

[13] Gary Kates, The Cercle social, the Girondins, and the French Revolution, Princeton UP, 1985.

[14] J. Rougerie, “ Le mouvement associatif populaire comme facteur d’acculturation populaire à Paris de la Révolution aux années 1840 ”, AHRF, juillet-septembre 1994, pp. 493-506.

[15] Encore 63% pour ceux que les Anglais nommeraient « unskilled », 92% pour les employés ; 83% pour les boutiquiers, 87% pour les domestiques, « intermédiaires culturels ».

[16] Seine 1827/1830: 19,4%; 1832/1836 11,4%; 1851/1854: 7,3 %.

[17] En novembre 1816, Cobbett baisse le prix de son Weekly Political Register de 1 sh. 1/2 d. à 2 pence: les ventes montent à 40.000 ou 50.000 exemplaires. Le Poor Man’s Guardian tire à 10, 12 et 15.000 en 1832 et 1833: au maximum des ventes, Hetherington estime avoir eu 50.000 lecteurs. (Le Times tire alors à10.000). Le Northern Star tire à 10.000 par semaine en janvier 1838; 17.640 le 26 janvier 1839; en 1839 en moyenne à 36.000 exemplaires (35.000 à 60.000).

[18] « Des ouvriers se sont réunis au nombre de vingt, trente ou quarante pour former soit des sous­criptions à 20 francs, soit de abonnements à 47 francs. Des compagnies de garde nationale, tant de Paris que des départe­ments, ont souscrit à notre journal. », Le Bon Sens, mai 1832.

Ou encore, pour la lecture du livre de Lamennais: « Moyen qu'emploient les ouvriers pour lire une Voix de prison dont le prix est de quinze sous. On se réunit quinze, on donne chacun un sou, et on tire au sort à qui lira le premier, le second, etc... »,Ruche populaire , mars 1844.

[19] Cf. le typo Larcher, lettre au rédacteur en chef de L’Organisation du Travail, n° 3, 15 juin 1848: « Les classes laborieuses ne doivent pas oublier que c'est au citoyen Girardin qu'elles sont redevables de la presse à bon marché, des journaux à 40 francs, et que c'est à cette idée essentiellement popu­laire que son auteur a dû bien des haines. C'est en 1836 qu'il fit cette révolution de la vieille presse. [...] Le temps s'est chargé de lui donner raison; la presse populaire a vécu, et, à l'heure où j'écris, à peine reste-t-il quelques débris de cette vieille presse aristocra­tique qui se posait fiè­rement comme étant les limites possibles de la publication quotidienne. Dix ans après, sans augmenter le prix, il doubla le format de son journal. Et aujourd'hui, grâce à sa persévérance, la lecture des journaux n'est plus un privilège, de 80 francs ils sont des­cendus à 40, puis à 24 francs, et beaucoup même de format ordinaire ne sont qu'à 18 francs par an, un sous par jour... »

[20] L’Ouvrier des Deux Mondes [Le Play], VI, 2, 1851.

[21] AN, CC 587 et dossiers suivants, passim. Selon J.-J. Vignerte, Société des Droits de l’Homme et du Citoyen. Au rédacteur en chef du National, 4 août 1833, p. 2:

« Ce que l'on dit dans les sections, le voici: “A bas tous les privilèges, même ceux de la naissance! À bas le monopole de la richesse! A bas l'exploitation de l'homme par l'homme! À bas les inégalités sociales! À bas cette organisation où de nombreux parasites se donnent la peine de naître pour vivre largement, dans l'oisiveté, du travail de leurs malheureux frères! Que l'individualisme qui ronge la société fasse place au dévouement qui seul peut la faire fleurir! Plus de factions, plus de tiraillements, plus de castes! Vive l'harmonie et l'unité politique! Vive la République centralisée! Vive le suffrage universel! Vive le Peuple souverain de droit, il le sera bien­tôt de fait! Au peuple appartient de droit la sanction de toutes les lois, préparées d'abord par ses mandataires ! C'est lui qui instituera et changera à son gré la forme du gouverne­ment, qui choi­sira ses magistrats suprêmes, qui les révoquera quand il lui plaira, et qui les punira quand ils auront prévariqué. - C'est le peuple qui garde et cultive le sol; c'est lui qui féconde le commerce et l'industrie, c'est lui qui crée toutes les richesses, à lui donc appartient le droit d'organiser la propriété, de faire une équitable ré parti­tion des charges et des jouissances sociales, en un mot d'ordonner la chose publique de la manière la plus avantageuse au bien-être de tous. »

[22] Sur ce point évidemment P. Bénichou, Le Temps des prophètes.

[23] 1825, Labour Defended Against the Claims of Capital; 1827, Popular Political Economy.

[24] Popular Political Economy, 1827, p. 236.

[25] Cf. O'Connor, qui parle de “ the absorption of the honey of the factory bee by the drones who owns the keys. »

[26] La Formation de la classe ouvrière..., chapitre Communauté, pp. 364 sq.

[27] Daniel Roche, La France des Lumières, Fayard, 1993, p. 390. De la sorte, note Roche, « elle peut rendre compte des comportements associatifs, de la manière dont ils peuvent engendrer une dimension politique neuve. »

[28] « Si l'on veut prendre son café aux aurores, il faut entrer audacieusement dans les sombres locaux de la rue Saint-Antoine ou au-delà du pont Saint-Michel ou autour de la Halle au Blé ou du marché des Innocents. Là il trouvera des hommes en blouse, des ouvriers, des gens de la campagne, des cochers de cabriolet, des ouvriers tailleurs discutant les nouvelles de la veille ou peut-être parcourant ensemble, à six, le Constitutionnel du jour. » D. Mitchel, French Gleanings or a new Sheaf from the old fields, of Continental Europe, New-York, 1847, p. 124, cité par Bertier de Sauvigny, La France et les Français vus par les voyageurs américains, 1814-1848, Flammarion, 1982, pp. 97-98.

[29] Thomas Brennan, Public Drinking and Popular Culture in Eighteenth Century Paris, Princeton, 1988. David Garrioch, Neighbourhood and Community in Paris, 1740-1790, Cambridge UP, 1986, xii + 278 p. Ni l'un ni l'autre n'ont constaté du rôle politique du cabaret à Paris au XVIIIè.

[30] Martin Nadaud, Mémoires de Léonard, Hachette, p. 198.

[31] Circulaire Anglès de 1820. Et Vinçard, Mémoires épisodiques d'un vieux chansonnier saint-simonien, p. 25: « Elles étaient [...] des écoles puissantes d'enseignement patriotique. C'est dans ces réunions que les ouvriers de Paris allaient puiser l'amour de nos gloires nationales et des libertés publiques. C'est dans les belles épopées de Béranger que le peuple retrempa ce courage héroïque qui lui fit accomplir en trois jours cette Révolution providentielle de 1830, portant le dernier coup à ce vieil attirail de monarchie par droit de naissance. Si l'on réfléchit aux conséquences qui devaient en résulter, on constatera que c'était bien la première étape de la marche progressive de l'intelligence populaire. »

[32] « Sous la restauration, l'échoppe fut le rendez-vous politique et secret des bonapartistes et des républi­cains. On y chantait haut, on y parlait bas et l'on y écrivait beaucoup. Que de chansons libérales sortirent manuscrites des mains du savetier pour courir mystérieusement d'ateliers en ateliers! Les portraits de La marque, de Foy, de Béranger se montraient brave­ment auprès de la légende imagée de Saint Roch, qui, dit-on, fut un savetier; mais, à l'intérieur de l'échoppe de notre artisan, en cherchant bien, on aurait trouvé, derrière quelque vieille botte, une petite statuette en plâtre représentant, tant bien que mal, vêtu de sa re­dingote grise, le Petit Caporal, une main dans son gilet, et tenant de l'autre la lorgnette dont Napoléon se servait les jours de combat.

Après 1830, le savetier qui, un instant avait cru à la République, fronda ouverte­ment la royauté bour­geoise. L'intérieur de son échoppe était littéralement tapissé de caricatures politiques. A une enseigne manuscrite que la police faisait enlever, une autre succédait le lendemain. C'est ainsi qu'apparurent aux carreaux des échoppes ces diverses inscriptions; Au tirant moderne, au nouveau tirant, et le fameux Guerre aux tirants! qui a peut-être inspiré le chant de Delavigne. La police elle-même riait de l'ingéniosité du savetier, mais elle le vainquit, et c'est dans les termes suivants qu'un échoppier du Temple constata sa dé­faite: Plus de tirants, je crains les revers; la police ne me ferait pas de quartier.

Pour se consoler le savetier se mit à fréquenter les goguettes, dont il devint bientôt l'un des membres in­fluents et assidus. » Paris-Guide, 1867, p. 978.

[33] (Ch. Vincent, Histoire de la Chaussure).

[34] En 1799, 16 sociétés mutuelles existent à Paris, dont 5 fondées depuis 1794. 47 sociétés se forment de 1800 à 1815. On en recense en 1825 181 avec 16.856 membres, 232 en 1840, 16 à 17.000 sociétaires encore, mais 262 en 1846, 22.695 membres; et en 1851, avant la grande récupération de la mutualité par le pouvoir impérial, VI, 2, 1851341 avec 43.874 membres.

Marseille a 34 sociétés en 1820, 2.600 membres; 47 en 1840, 3.500 membres; 102 en 1850, 10.500 membres. Lyon en compte en 1830 une cinquantaine; Villermé en signale 81 en 1835, 3.700 membres, “ presque tous chefs d'atelier ”; L'Atelier en 1843, 83, 3.000 adhérents. On est tout de même loin des chiffres anglais: 648.000 membres en 1793, 925.429 en 1815.

[35] W. Sewell (Jr), Gens de Métier et Révolutions. Le langage du travail de l'Ancien Régime à 1848. Paris, Aubier, 1983 et « La Confraternité des Prolétaires: Conscience de classe sous la Monarchie de Juillet », Annales ESC, octobre-décembre 1981.

[36] Poor Man's Guardian, 3-8-1833.

[37] Martin Nadaud, op. cit., pp. 166, 309.

[38] Poor Man’s Guardian, 1-10-1831.

[39] PM Guardian, 28-3-1835.

[40] PM Guardian, 1-3-1834.

[41] PM Guardian, 24-12-1831.

[42] Problème qu’on retrouvera en 1869-1871 dans l’Association Internationale des Travailleurs, à propos de la politique considérée “ comme un moyen ”, « as a means »

[43] L’Atelier, décembre 1842.

[44] La Ruche populaire, juin 1840.

[45] L'Atelier, juin 1845, p. 142. Sur les compagnonnages, mars 1842, p. 34 sq.

[46] Le Populaire, n° 3, 15 septembre 1833 « Les ouvriers menuisiers de Saint-Antoine font de la République ».

[47] Terme qui est à prendre en un sens fort. Larousse le définit comme un : « état d'abjection où l'on est tenu par la politique de quelqu'un » et donne pour exemple Léon Faucher: « Les mœurs anglaises tiennent encore les Juifs dans un état voisin de l’ilotisme. »

[48] Le premier XIXè siècle voit à Paris une incontestable humanisation des mœurs. Les combats d’animaux prennent fin à la Barrière du Combat en 1832 ou 1833. En 1838 a lieu le dernier carnaval crapuleux qu’était la descente de la Courtille. Chez les ferblantiers de 1848 : « Il est expressément défendu de se disputer, car les travailleurs doivent s'aimer et se pardonner les petites faiblesses d'amour-propre." Souci d’imiter les valeurs bourgeoises d'ordre et d'économie, a-t-on dit trop souvent. Thompson posait la même question. Ce sont aussi bien des valeurs propres à la “ classe ” des travailleurs, nées en France de la Révolution, se situant en Angleterre dans la tradition du « freeborn Englishman ».

[49] Ott, De l’Association, p. 6

[50] Sur ce point, « Rethinking Chartism », op. cit., de G. S. Jones témoigne de la conversion radicale d’un historien marxiste.

[51] David Pinkney, The french Revolution of 1830, Princeton, 1972, traduction française PUF, 1988; Edgar Newman, « The blouse and the frock coat: The alliance of the Common People of Paris with the liberal leadership and the middle class during the last years of the Bourbon Restoration », Journal of Modern History, t. 46, 1974, p. 26-59. A lui seul, le titre est tout un programme.

[52] Vinçard aîné, op. cit., p. 237.

La « liberté du travail », pourtant problématique, est explicitement revendiquée par les prolétaires en 1830, mais bien sûr à leur profit et en le sens où ils l'entendent. Les fondeurs en cuivre invoquent en 1833 le « droit naturel qu'ils ont d'exercer librement leur industrie dans les ateliers qu'il leur plaît de choisir. »

[53] Flora Tristan, L'Union ouvrière, p. IX.

[54] Boyer, De l'Amélioration du sort des classes ouvrières, p. 43.

[55] Selon l'enquête de Bertier de Sauvigny (Nouvelle Histoire de Paris), la proportion de non baptisés à Paris est de 33% en 1817/1819, 23% en 1822/1824, 27% en 1827/1829, 46% en 1833/1835 (ce dernier chiffre paraissant excessif).

[56] Cité par J. Rancière, La Nuit des Prolétaires, Archives du Rêve ouvrier, p. 181.

[57] Martin Nadaud, Mémoires de Léonard, Hachette, p. 121, et ibid., p. 144: “ Le gouvernement de la restauration et les prêtres s'étaient contentés de donner à notre jeunesse, pour tout bagage d'instruction, les leçons insignifiantes du catéchisme. Cet enseignement répondait si peu aux nécessités de notre époque et au développement des sentiments moraux du peuple que ce dernier se trouvait dans un complet d'ignorance et d'abrutissement. ”

[58] Catherine Duprat, Le Temps des Philanthropes, t. I, Éditions du CTHS, 1993.

[59] Le compagnon La Fleur de Lavaur, cité par A. Perdiguier, Le Livre du Compagnonnage, p. 96.

[60] G. Hubbard, De l’organisation des sociétés de prévoyance et de secours mutuels, 1852, p. 73.

[61] “ Personne plus que lui ne fut jaloux de la dignité de l’ouvrier; c’était surtout ce sentiment qu’il cherchait à exciter par dessus tout chez ses cama­rades, qu’il exhortait à tout sacrifier, à tout souffrir plu­tôt que de subir la blessante dépendance dans laquelle on prétend maintenir notre classe... ” L'Atelier, novembre 1845, p. 224. Nécrologie de Delorme, de la Société philanthropique des ouvriers tailleurs et de la grève de 1840.

[62] Weekly Political Register, 2-11-1816.

[63] Northern Star, 19-6-1839

[64] Le Bon Sens, n° 1, 29 juillet 1832. Et ibid., 5 août 1832: « Le travail est l'élément premier, l'élément indispen­sable de la société et de la civili­sation, et par cela même, il en est aussi le plus noble. » [...] « Le peuple, aux yeux de la raison et de la justice, n'est souverain que parce qu'il travaille. C'est lui qui fait vivre la société, il est juste que ce soit lui qui la domine. »

[65] Le Bon Sens, 5 août 1832.

[66] A. Corbon, Le Secret du Peuple de Paris, p. 201.

[67] M. Nadaud, op. cit., p. 134.

[68] Ibid., p. 302.

[69] Si l’on peut admettre - en suivant Ed. Thompson, mais non jusqu’au moment où il parle de “ »conscience de classe »- qu’il existe déjà « une »classe ouvrière anglaise, il n’existe à l’évidence, en France, que des classes ouvrières, parisienne, lyonnaise, marseillaise..., que rien n’unit vraiment encore.

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Juin 1848 : l'insurrection

1848, Actes du colloque international du cent cinquantenaire, tenu à l’Assemblée nationale à Paris, les 23-25 février 1998.

En collaboration avec Laurent Clavier et Louis Hincker

On ne saurait commencer cette mise au point sur l’insurrection de Juin sans faire une remarque majeure. [1] Sociologiquement parlant, plus simplement touchant la composition sociale du camp “ insurgé ” (et, en parallèle, du camp de l’ordre), ou mieux encore la “ diversité des antagonismes sociaux ” au moment de l’insurrection, il ne paraît guère possible de faire plus et surtout mieux que ce qu’avait réussi Rémi Gossez si remarquablement en 1956, en une petite vingtaine de pages - à la condition bien sûr de lire celles-ci dans la perspective de ses deux grandes thèses, Les ouvriers de Paris, l’organisation, et Circonstances du mouvement ouvrier, cette dernière restée malheureusement inédite.[2] Rémi Gossez s’était comme immergé dans cette année 1848 (et les suivantes) et sa connaissance, “ micro historienne ” pourrait-on dire, des 12.000 dossiers des prévenus de Juin lui avait permis de mettre en lumière, avec infiniment de nuances, l’essentiel. Il s’agit moins désormais de le vérifier que, s’il est possible, de le continuer, le prolonger.

Les plus récents travaux [3] sur Juin 1848 nous viennent, on le sait, d’outre-atlantique, ceux de Charles Tilly[4], de Mark Traugott[5], et de Roger V. Gould.[6] On n’entend pas s’attarder ici sur les rapports quelquefois conflictuels entre sociologues et historiens. L’apport de ces travaux, à notre discipline même strictement entendue, est assurément d’importance. Les sociologues anglo-saxons (et aussi bien allemands et français) nous proposent des « modèles » pour étudier ce qu’on a pris l’habitude désormais de nommer « protestation collective. » Ils définissent et mettent en œuvre des notions comme, pour n’en mentionner que quelques-unes, celles de formation et mobilisation du consensus, identification sociale, identité collective, réseaux de relations, répertoire de ressources, événements critiques, rôle des organisations ... L’historien n’a rien pour l’essentiel à y redire, à condition que ces modèles ne soient pas bien sûr définis et surtout maniés de façon rigide. Ce sont après tout les mêmes instruments que nous utilisons, intuitivement, implicitement ou non, sans souci seulement de les nommer exactement.

Ces modèles sont soumis à une vérification empirique, essentiellement statistique. On se souvient du modèle d’explication de l’insurrection de Juin proposé en 1974 par Charles Tilly [7]; plus récemment de l’hypothèse “ organisationnelle ” de M. Traugott, fructueuse s’il s’agit d'expliquer la conduite de la Garde mobile, qui se range en Juin dans le camp de l’ordre. C’est R. V. Gould qui nous offre ici la modélisation la plus complète, la plus souple aussi et la plus nuancée. Elle repose sur la notion dynamique de construction de l’identité collective et R. V Gould dégage remarquablement le caractère indissociable du social et du politique, puis tente de résoudre la difficile question du passage du mécontentement querelleur individuel, et surtout local, à une protestation collective étendue, sinon généralisée.

Le tout ne peut évidemment se juger qu’aux résultats, et c’est là que l’historien se sent parfois quelque peu heurté. Prenons le modèle de Ch. Tilly, il est vrai sans toutes les nuances qu’il apporte. Dans la “ formation/mobilisation ” du consensus qui conduit à l’insurrection, il montre, au niveau des “ organisations ”, le rôle plutôt positif joué par les sociétés ouvrières, le rôle au contraire plutôt négatif des clubs politiques. L’observation toute simple, sur cas concrets, que fait l’historien paraît bien infirmer les affirmations proposées. Tout dépend au vrai du moment et du lieu. S’agissant des clubs et de leurs membres, ils ont joué, ici mais non là un rôle, parfois largement positif (ainsi des Montagnards de Belleville, du Club républicain de La Chapelle, le Club fraternel de la rue Traversière dans le Faubourg Saint-Antoine, ou du Club de l’Homme armé, quartier Sainte-Avoie), parfois négatif (ce serait, semble-t-il, le cas de plusieurs sections de la Société des Droits de l'Homme). Quant aux sociétés ouvrières, rares encore ou tout fraîchement constituées, leur rôle (mais non pour autant celui de leurs membres, et sauf peut-être dans le cas des mécaniciens de La Chapelle) semble avoir été négligeable dans l’insurrection.

Même problème, chez R. V. Gould, s’agissant du rôle des “ organisations ”, qui permettent l’extension d’un mécontentement contestataire du simple niveau local des relations, de la sociabilité quotidiennes, à la dimension de l’ensemble de l’Est ouvrier parisien. “ (Ce sont, dit-il) la Commission du Luxembourg, les clubs populaires républicains, une Garde nationale démocratisée, et les ateliers nationaux qui ont rendu les travailleurs capables d’agir collectivement ”, au-delà des simples solidarités de métier ou de voisinage.[8]

Ce n’est pas faux, c’est seulement trop à la fois s’il s’agit d’expliquer l’insurrection elle-même. Certes Peter Amann, qui d’ailleurs tenait aussi dans l’ensemble pour minime ou nul le rôle des clubs dans le déclenchement et surtout le développement de l’insurrection, montrait fort bien qu’un même individu pouvait à la fois, soit au même moment, soit à des moment différents, être membre d’un club (voire de plusieurs), adhérent d’une société ouvrière en formation, être mobilisé dans la Garde nationale, et aussi appartenir aux ateliers nationaux.[9] R. Gossez, qui, en des années où le “ quantitatif ” était tout particulièrement de mode, n’avait pas éprouvé le besoin d’en user, avait montré, étudiant de près leurs éventuelles participations individuelles, qu’il n’était pas du tout évident que les délégués du Luxembourg (sauf exceptions personnelles, comme celles de l’horloger Lagarde dans le quartier de la Monnaie, et peut-être du mécanicien Drevet) aient joué un rôle réellement important dans l’insurrection. On en avait seulement systématiquement arrêté bon nombre comme possibles perturbateurs de l’ordre social. Il nous semble aussi, après étude, que ni les clubs, ni la Commission du Luxembourg, d’ailleurs officiellement dissoute après le 15 mai et cherchant difficilement à se prolonger, n’ont joué, au niveau “ organisationnel ” en tout cas, de rôle décisif, ou même de catalyseur. Il va de soi qu’il en est tout autrement si l’on considère, dans la période qui commence en mars, la formulation et le développement des revendications sociales et politiques des travailleurs, qui non satisfaites, provoquent un mécontentement qui ne cesse de se développer.

Il paraît bien d’ailleurs qu’au total, le problème soit de savoir le rôle respectif joué dans la mobilisation du consensus protestataire par les deux institutions principales “ possibles ” : ateliers nationaux ou Garde nationale. Ce sont les premiers que privilégient au bout du compte R. V. Gould, aussi bien qu’avant lui M. Traugott, sur la base de démonstrations statistiques qui ne convainquent pas. Pour parler simplement, les “ corrélations ” qui sont données comme démonstratives sont de portée douteuse. On n’entrera pas dans des détails techniques fastidieux, mais plusieurs remarques s’imposent.

On part du corpus des quelque 12.000 prévenus jadis constitué par Charles Tilly et Lynn Lees à partir des registres des Archives nationales ou de l’armée à Vincennes. Or,

  1. Les observations et les calculs effectués ne portent que sur l’espace parisien au sens strict, en ne tenant pas compte les banlieues, Belleville, La Villette, La Chapelle, Montmartre, Ivry ..., qui ont joué pourtant un rôle majeur dans l’insurrection.

  2. Les deux auteurs ont classé les individus arrêtés à l’occasion de l’insurrection en catégories socioprofessionnelles construites, pour rendre les comparaisons possibles, sur le modèle de celles qu’utilise la précieuse Enquête sur l’industrie à Paris de 1847-1848 réalisée par la Chambre de Commerce. Pour faire vite encore, il semble bien qu’on ait créé là, en dépit de toutes les précautions prises, des artefacts catégoriels qui conduisent à des résultats douteux. Si M. Traugott a largement raison dans l’explication “ organisationnelle ” qu’il propose de la conduite de la Garde mobile, restée dans le camp de l’ordre parce que particulièrement bien encadrée (et payée), à la différence des ateliers nationaux , on peut observer que la corrélation forte qu’il trouve en comparant les compositions respectives de la Garde mobile et de l’ensemble des individus arrêtés est totalement contredite par l’analyse analogue qu’avait faite autrefois P. Caspard, mais selon une classification différente et peut-être plus opératoire, quoique sans travail statistique poussé [10]. Une analyse factorielle approfondie - on fait grâce au lecteur de son détail - des éléments à comparer, compositions de la Garde nationale, du personnel des ateliers, de la population industrielle, de la population flottante des garnis, du corpus des arrêtés et de celui des transportés, et même des combattants de février, le contredit de même façon. Bien que gardes mobiles et insurgés proviennent d’un même “ vivier ” social, les différences sont sensibles entre les deux groupes. On ne peut de surcroît écarter comme fait M. Traugott la question de l’âge des individus concernés. Le commandant Chalmin [11] avait, il y a bien longtemps montré que les jeunes gardes étaient, non pas certes un quelconque lumpenproletariat, ou un quelconque fragment des “ classes dangereuses ”, mais bien de turbulents casseurs. Et, suivant ici R. Gossez, on ne peut laisser de côté ce fait essentiel que le “ jeune ”, dans le monde du travail, rencontre beaucoup de difficultés, surtout en années de crise, à s’intégrer au métier, donc à s’insérer dans l’espace social. Au contraire, l’“ insurgé ”, s’il existe, ou en tout cas le transporté, ou l’arrêté est - à l’exception évidente des journaliers et hommes de peine - un ouvrier installé, intégré, “ fini ” selon la formule de l’époque.

  3. Une analyse socioprofessionnelle ne saurait de toute façon être conduite valablement au niveau de l’arrondissement de population ancien (les douze arrondissements d’avant 1860), qui est lui-même un très étrange artefact géographique, sans nulle cohérence, notamment sociale. De surcroît, dans la comparaison qui est effectuée par arrondissements avec les données professionnelles de l’Enquête de 1847-1848, on ne prend jamais suffisamment garde au fait que celle-ci recense, non pas les lieux d’habitat des travailleurs, mais leur lieu de travail. Or, d’après par exemple l’étude minutieuse faite par Gérard Jacquemet, les trois-quarts des Bellevillois arrêtés travaillaient dans le Paris intérieur, spécialement dans le VIIIè arrondissement frontalier.[12] L’Enquête ignore par définition leur caractère faubourien.

Mieux vaudrait déjà descendre au niveau du quartier, ce que nous avons tenté à partir d’un sondage au dixième. La carte obtenue est déjà plus parlante ; elle reste pourtant encore fortement inexacte, très simplement parce que les grands axes insurgés, les axes “ naturels ” de la géographie du Paris populaire que sont les rues du Faubourg Poissonnière, continuée par La Chapelle, du Faubourg du Temple, continuée par Belleville, du Faubourg Saint-Antoine, sont eux-mêmes des frontières de quartier, à cheval sur deux quartiers au moins.

  1. Mais notre observation la plus importante serait finalement celle-ci. Les analyses statistiques les plus poussées - et on en a tenté de multiples - ne permettent pas de trancher, dans ce rôle éventuellement “ organisationnel ”, entre ateliers nationaux et Garde nationale.[13] Seule l’observation historique simple, banale, permet sur ce point d’avancer des propositions à peu près sûres. Selon nos recherches, c’est la Garde nationale qui est l’élément décisif, non les ateliers qui, en dépit de certaines apparences, ne forment - on peut le montrer aisément - qu’un tout plutôt “ inorganique ”.

Encore faut-il s’entendre et prendre un certain nombre de précautions, qu’on résumera encore en quelques observations préalables.

Assurément, tout a bien commencé par la “ manifestation ” des ateliers nationaux avec leurs bannières, partie du Panthéon, manifestation point nécessairement insurrectionnelle, et ce n’était pas la première du genre.[14] Elle est trop connue pour qu’on y insiste. Mais là se borne ou à peu près le rôle des ateliers.[15] Il n’est pas question de combat avant l’affrontement, presque accidentel, avec la Garde nationale bourgeoise de la Chaussée d’Antin à la Porte Saint-Denis, et le développement, au même moment quoique sans relation évidente avec l’incident précédent, complexe, longtemps incertain, d’une insurrection au sens propre dans les quartiers nord du XIIe arrondissement, qui va ensuite embraser une partie de l’Est de la capitale. Mais les feux insurrectionnels sont partis de différents foyers, généralement sans simultanéité.

C’est assurément la Garde nationale qui dans les quartiers populaires paraît jouer un rôle déterminant. Elle est, on le sait, organisée en douze légions qui correspondent aux douze arrondissements si peu homogènes : il y a donc ici peu à tirer. Puis par bataillons qui correspondent aux quarante-huit quartiers, niveau dont on a dit aussi bien le défaut. Enfin et surtout par compagnies (huit par bataillon), correspondant à un petit sous-ensemble de rues voisines.[16] C’est à partir du dernier niveau, celui de la compagnie de la Garde, mieux - puisqu’une compagnie peut fréquemment dépasser le millier d’hommes dans un quartier populaire - du fragment de compagnie, celui des habitants d’un petit groupe de rues, voire d’une seule rue, d’une portion de rue, ou même seulement d’un immeuble, que peuvent fructueusement commencer notre enquête et notre histoire. Ce point avait été également développé lors du colloque “ Barricades ”. Nous pouvons aujourd’hui aller plus loin, reprenant malgré tout partie de l’utile questionnement formulé par les sociologues.

Joue d’abord le fait bien connu que l’on est resté, dans les quartiers de l’Est parisien, généralement sourd au “ rappel ” battu pour l’ordre le 23 juin.[17] Mais il n’y a pas que cet aspect seulement négatif des choses. Ce n’est pas pour autant d’un rôle à proprement parler “ organisationnel ” de la Garde nationale populaire qu’on peut parler. Elle n’est pas une “ organisation ” mobilisatrice de consensus large, au sens quelque peu mécanique où l’entendent les sociologues, qui étendrait, généraliserait, structurerait la révolte - le modèle est décidément ici trop simpliste. Notons que tout au contraire, chez les “ insurgés ”, on déteste, on rejette tout ce qui pourrait précisément faire ressembler “ organisationnellement ” aux gardes de l’autre camp, “ bourgeois ” : et d’abord l’uniforme, dont on ne conserve que le képi, et pour les officiers le sabre, avec une ceinture tout naturellement rouge.[18]

Ce qu’est fondamentalement la garde populaire, c’est un “ espace ”, l’espace de voisinage où se posent, où sont posés par les participants tous les problèmes de ces jours brûlants. Le petit groupe local rassemblé de gardes nationaux, en armes ou non, et de ceux qui les suivent est lieu de décision, de choix collectifs.

Il y a pu y avoir, c’est vrai, de simples effets d’entraînement, car la toute simple “ contagion ” a opéré aussi : “ J’ai fait comme ceux de mon quartier ”. “ Si je me suis trouvé mêlé à une barricade, c’est que j’ai vu travailler plus de soixante voisins qui faisaient partie de ma compagnie et parmi lesquels se trouvaient les trois sergents, et je me suis mêlé à eux. ” [19] On notera le respect de l’autorité du sergent, cadre local. “ Les autres voisins qui, comme moi, avaient été contraints de marcher, dirent que, puisque la barricade était faite, il fallait la garder pour sauvegarder le quartier. ”[20] Il n’est pas d’ailleurs expressément dit pour qui, pour quelle cause on sauvegardera la barricade. On voit déjà cependant qu’intervient, décisif, le rôle du voisinage. Bien entendu encore, certains choix peuvent ne relever que d’une décision purement individuelle, notamment en cas de refus de participation aux combats : “ Je me demandais même ce qu’on désirait le 23 juin (...). J’avais l’intention de ne me battre ni pour les uns ni pour les autres ; (...) j’étais résolu à ne pas me battre, ne sachant le motif de la lutte. ” [21]

Bien plus intéressant le fait qu’il y a le plus souvent, au sein des petits groupes locaux, débat, discussion, avant le choix. C’est dans cette discussion que les travailleurs deviennent réellement des “ frères ”, d’une fraternité plus étroite et plus vraie que la fraternité facile ou factice des lendemains de la victoire de Février [22], et c’est cette discussion qui détermine le choix qu’on va faire. “ Au poste, il était question de se battre pour la République démocratique et sociale. Les uns voulaient aller attaquer la caserne de Reuilly. D’autres disaient que c’était inutile, parce que les soldats de cette caserne ne se battraient pas. D‘autres disaient que c’était juste pour les munitions. ”[23] Au poste de la barrière de Ménilmontant “, Guérineau [24] a cherché à entraîner la compagnie et le capitaine Boudeville (...). Dans la nuit du 23 au 24, il y avait eu dans le poste des discussions qui avaient fait que le capitaine avait engagé les personnes qui étaient au poste à se retirer chez elles. ”[25] On discute devant le 25 rue des Postes, quartier de l’Observatoire: “ A la barricade de notre porte, tout le quartier était présent, homme comme femmes, écoutant les uns et les autres et cherchant à savoir où tous ces malheurs nous conduiraient. ” [26] On parle, on dialogue, on décide : les muets, les silencieux, s’ils ne se font pas entendre, écoutent et doivent bien à tout le moins opiner de la tête, en tout cas accepter ou non la décision, rester ou partir. Le geste, l’acte de participation (ou non) qu’on devine s’ajoutent à la parole. Certains bien sûr “ se laissaient conduire sans savoir où ils allaient ”.[27]

La discussion se fait généralement autour de la personne d’un “ leader d’opinion” - pour n’employer ni le terme de chef, peu démocratique en l’occasion, ni celui de “ meneur ” qui appartient trop clairement dès ce moment au vocabulaire de l’ordre. Celui-ci est le plus souvent un cadre de la Garde, un (ou des) lieutenant(s), parfois le capitaine, légitimes élus du peuple, ses représentants proches, “ directs ” . On oublie trop que les premières élections populaires ont été celles de ces cadres locaux de la Garde nationale, du 5 au 9 avril, première expérience du scrutin, et d’importance dans les quartiers populaires, le vote se faisant par compagnie. Ceux qu’on désignait alors étaient des proches, non ces lointains représentants comme qu’on nommera le 23 avril.[28] Dans la discussion, ce n’est pas d’ailleurs nécessairement l’autorité de cet officier qui emporte la décision. Quand des gardes nationaux de La Chapelle décident de descendre sur Paris, rue du Faubourg Poissonnière, “ pour empêcher qu’on proclame un roi ”, il paraît bien que ce sont les hommes qui entraînent leur capitaine, et non l’inverse.[29] “ Le capitaine Legénissel fit arrêter la compagnie devant sa maison et demanda aux gardes nationaux s’ils voulaient toujours aller à Paris. Sur leur réponse affirmative, il se mit à leur tête, franchit la barrière Poissonnière. ” Selon la déclaration de Legénissel lui-même, les hommes lui auraient dit : “ Nous voulons aller à Paris pour empêcher qu’on ne proclame un roi. Si c’est pour cela, ai-je répondu, je suis prêt, marchons (...). J’ai crié "Vive la République démocratique ", on m’a imité. ”

On peut choisir de s’insurger au sens propre du terme, de combattre. La 3è compagnie du bataillon du quartier Porte Saint-Martin, capitaine Lécuyer, d’un effectif habituel de plus de 1.900 hommes des rues du Buisson Saint-Louis, de la Grange-aux-Belles, Corbeau, décide le 23 juin d’aller au Faubourg du Temple, lieu d’une des plus rudes batailles du premier jour. “ Toute la compagnie s’est dirigée vers cette rue. ”[30] La rue sera nettoyée le soir, mais les barricades reconstruites dans la nuit, pour une nouvelle bataille qui va durer deux jours. Le 24 au matin, ce sera donc le tour - entre autres - de la 8è compagnie du quartier Popincourt [31] d’aller au même Faubourg du Temple. Un capitaine nommé Aimon, qui ne nous est pas autrement connu puisque contumace, donc mort ou en fuite, “ dirigeait des barricades rues de Ménilmontant et Saint-Maur ”.

Mais il est aussi bien d’autres choix possibles, y compris et surtout celui de ne pas choisir. On peut décider de seulement “ manifester ”. Tôt le matin du 24, “ les gens du Faubourg (Saint-Antoine) descendirent, au nombre de mille cinq cents, tous armés, formés par compagnies (...). Ils disaient qu’ils voulaient aller à l'Hôtel de Ville. ” [32] Manifestation, c’est ainsi du moins que la voient des témoins ; était-ce pour s’exprimer seulement ou pour aller combattre ? Quelle distance y a-t-il de la simple protestation à l’érection d’une barricade. Dans le quartier Sainte-Avoie, “ Tout à coup la rumeur s’est répandue dans la rue (Montmorency), on disait qu’on assassinait la Garde nationale, et qu’il était urgent d’intervenir pour faire cesser la lutte commencée la veille et d’arrêter l’effusion de sang. On parlait de faire une protestation au nom de la Garde nationale et de la porter à l’Assemblée nationale. Alors quelqu’un dit que pour appuyer cette protestation, il fallait nous barricader dans notre rue. Cet avis a été accepté sans examen par un grand nombre d’entre nous, un peu pris de vin, et nous avons commencé une barricade (...). Nous avions bu toute la nuit, et il n’a pas été difficile de nous abuser et de nous entraîner. [33] Le vin est l’excuse classique.

Il y aura surtout le choix de créer des “ postes ” de Garde nationale dits “ de sûreté ”, pour “ se défendre ” : il n’est pas précisé contre quel agresseur. Il peut s’agir des mobiles, particulièrement redoutés, et de l’armée, mais aussi bien, et pourquoi pas, des insurgés. Pour beaucoup, il paraît s’agir avant tout d’assurer un certain “ ordre ” local au milieu du désordre général, et on se refusera à sortir de ce “ localisme ”. “ Nous étions nous-mêmes pour le parti du bon ordre (...). Nous voulions conserver la tranquillité dans notre quartier. ” [34] Le “ bon ordre ” n’est pas du tout nécessairement “ l’ordre ”.

Bref, rien absolument ne dit au départ qu’on va à la bataille. Dans bien des cas, ce doit être assurément tout le contraire, puisque, même dans cet Est parisien qu’on pose trop facilement comme unanimement insurgé, ce n’est à l’évidence qu’une minorité qui a combattu, autour des grands axes décisifs plus haut mentionnés, qui ont chacun un “ chef ”, le journaliste et animateur de la société des ouvriers en papiers peints Lacollonge, qui se fit proclamer maire du VIIIè arrondissement [35] ; Legénissel, artiste graveur sur métaux, le 23 juin, au Faubourg Poissonnière ; Benjamin Larroque le 25 au même faubourg, Clos Saint-Lazare, mort au combat [36] ; ou dans les quartiers centraux du IXè arrondissement, ceux qui ouvrent sur l’Hôtel de Ville, le chapelier Hibruit qui se dit dans une proclamation insurrectionnelle “ chef des barricades des rues des Nonaindières, de Jouy, Charlemagne et du Figuier ”.[37]

On peut - nous en avons trouvé des cas - changer d’avis en cours de bataille, et pas seulement au dernier moment, quand tout est perdu. On peut enfin choisir de se ranger du côté de l’ordre : c’est bien ce qui semble s’être produit dans les quartiers autour de l’Hôtel de Ville; nombre de compagnies, indécises le 23, quelques-unes penchant pour le “ désordre ”, participèrent, partiellement tout de même et après bien des hésitations, à la pacification les 24 et 25 juin.

Cela, c’est la discussion, la négociation interne, intérieure au camp populaire. Il y a aussi, mieux connue, la négociation avec “ l’extérieur ”, le 23 juin notamment, avec les forces de l’ordre (souvent elles-mêmes indécises) qui se présentent. C’est ce qui s’est passé, au Nord du XIIè arrondissement autour du maire Pinel-Granchamp, ce philanthrope auquel on reprochera d’“ avoir, dans un mouvement insurrectionnel, provoqué ou facilité un rassemblement d’insurgés ” et qui en fut puni d’un an de prison : il n’avait fait que s’interposer, et tenter de désamorcer le mouvement. Au Faubourg Saint-Martin le 23, face à la Garde républicaine, “ on parlementa, on cria unanimement "Vive la République", et la Garde républicaine demanda à fraterniser, mais alors les hommes à rubans rouges s’y opposèrent, disant que la Garde républicaine criait Vive la République mais que ce n’était pas le fond de sa pensée, qu’on voulait rétablir Henri V. ”[38] Pendant toute l’insurrection, on n’a cessé, de parlementer, de négocier, même aux barricades de la rue du Faubourg du Temple qui livrèrent pourtant les plus durs combats et résistèrent jusqu’à la toute dernière extrémité, au Faubourg Saint-Antoine et à la Bastille, ou encore à la Barrière de Belleville. Jamais insurrection ne fut à Paris autant “ discutée ”.

Il y avait protestation, contestation. Rien ne dit, aucun fait qu’on puisse considérer comme déterminant n’entraîne que la protestation doive tourner comme automatiquement à l’affrontement armé. Il y avait certes des entraîneurs, des “ meneurs ”, mais quels hasards souvent, quels impondérables ont joué dans la décision ? L’affrontement armé n’est pas la seule forme de la contestation : osera-t-on avancer que ce n’est pas forcément la principale ? Qu’il y ait eu des combattants, des insurgés, il n’est pas question de le nier. Mais d’une part, très simplement, le “ tri ” que les commissions militaires croient pouvoir réussir (un tri au bout du compte infiniment moins sévère, moins cruel qu’il ne sera en 1871), il est bien difficile à l’historien de le réaliser - c’est se leurrer par exemple que de croire qu’on puisse dénombrer les “ insurgés ”, choisir entre les chiffres diversement avancés, 10.000, 20.000, 50.000 ... De l’autre, on est conduit à se demander s’il est réellement utile : non seulement un tel dénombrement n’est pas possible, mais à la limite, il n’a pas de sens, et pas seulement techniquement. Il y eut des insurgés, c’est indubitable, et partiellement explicable “ statistiquement ”. L’historien qui ne saurait sonder les reins et les cœurs peut-il raisonnablement prétendre dire pourquoi tel individu ou tel groupe s’est mis en cas d’insurrection ?

Ceci posé, il faut malgré tout se lancer enfin dans la quête - délicate - des “ mobiles ” qui ont pu faire agir ou choisir ces hommes du peuple qui combattirent (ou non), des représentations sociales “ partagées ” que les individus se font de la situation. Ceux du moins qui parlent, ou qu’on fait parler. Pour quelques-uns qui s’expriment, et combien diversement, combien de silencieux, dont le silence peut être après tout parlant, éloquent, puisqu’il peut s’interpréter aussi bien comme un refus délibéré de “ participer ” à un acte judiciaire contesté dans son principe. Il va de soi que l’inculpé dissimule, travestit la “ vérité ” - mais au fait quelle vérité, dans des situations individuelles si souvent indécises, variables ? L’historien n’a pas pour tâche de le “ démasquer ”, mais de décrypter son discours : une longue fréquentation des dossiers, une confrontation constante avec d’autres sources, bref, le “ métier ” peuvent y autoriser. Il faut d’ailleurs souligner que, contrairement à ce qui se passera en 1871, où une justice militaire pressée et dont la conviction est d’avance faite, prononce très mécaniquement des condamnations sur dossiers sommairement constitués, en 1848 le juge d’instruction de la commission militaire entame parfois avec celui qu’il interroge un véritable dialogue : au delà du rituel figé du questionnement, il tente de “ comprendre ” une situation inattendue, cette révolte républicaine contre une République instaurée. Et certains inculpés tentent réellement de s’expliquer.

On ne retiendra ici que quelques points essentiels, avant de tenter d’énoncer une interprétation perspective plus générale.

Il y a les représentations qu’on peut qualifier d’élémentaires ; “ J’y allais pour pouvoir manger ”, “ pour devenir moins malheureux ”. “ Entraîné par la misère, le désespoir produit par le manque de travail, que j'attribuais à la faute du gouvernement, j'ai cru défendre la République et pris mon fusil et me suis transporté au coin de la rue Transnonain où j'ai travaillé à une barricade. On y a ensuite planté un drapeau tricolore et je l'ai gardé. ”[39]

On retrouve sans étonnement l’opposition ancienne du pauvre et du riche (principalement sous la forme proche du propriétaire), ou désormais de l’aristo (abréviation nouvelle née en mars, après la manifestation des bonnets à poil du 15). “ Il ne faut plus de bottes vernies aujourd'hui ; il n'en faut que pour écraser la tête des aristos. ”[40] “ Il y a assez longtemps que les riches sont propriétaires, chacun son tour ”[41]; naturellement le fait est rapporté par le principal locataire de l’immeuble, qui doit bien de son côté “ interpréter ”. Mais n’est-elle pas plausible, cette accusation portée par son propriétaire contre le fileur de laine bellevillois Drouhot, d’avoir proféré cette menace: “ Mort aux propriétaires, nous les ferons travailler à notre tout dans les ateliers nationaux. ” ?[42] Quant à la femme du ciseleur en pendules Mouchel, autre bellevillois, elle aurait dit qu’ “ il y a assez longtemps que le peuple mange des pommes de terre; c’est à son tour de manger des poulets, et au tour des propriétaires à travailler aux ateliers nationaux. ”[43] Tout ceci est classique, et se retrouvera presque terme pour terme en 1871.

On peut encore rencontrer une violence d’allure archaïque : “ Il faut que je le tue et que je m’engraisse. ”[44] Ou encore “ Tiens, tu vois, si je tenais la cervelle de Cavaignac, je la mangerais à la vinaigrette comme tu vas manger ton bœuf. ” [45] Constante en tout cas l’opposition du républicain et du blanc : le thème de la défense de la République est un des plus fréquemment évoqués. “ Nous voulons aller à Paris pour empêcher qu’on ne proclame un roi ” [46] disent les insurgés de La Chapelle. “ En agissant ainsi, nous avons agi pour le maintien de la République, contre les légitimistes, les orléanistes, les napoléoniens. ”[47] “ J’entendis les ouvriers dire que l’on voulait ramener un prétendant et je croyais agir dans l’intérêt de la République. ”[48] Défendre la République qu’on croit attaquée, est-ce s’insurger ? Il va falloir évidemment s’entendre sur le sens que l’homme du peuple donne à la République.

En un temps d’absence presque totale de travail, et puisqu’on parle de supprimer les ateliers nationaux, il y a la revendication, plus ou moins clairement exprimée, tout ensemble du droit au travail, de l’organisation nécessaire du travail, que ne saurait réaliser qu’une République “ démocratique et sociale ”. Les définitions que donnent de cette “ bonne ” République plusieurs accusés sont diverses, mais suffisamment explicites : c’est “ le gouvernement des ouvriers ”, “ le bon droit de la République ”. “ Les insurgés voulaient la République démocratique et sociale, le droit d’association et des ateliers dirigés par eux. ”[49] La formulation est parfois plus précise encore : ainsi celle d’un certain Guillet, au nom du “ poste des insurgés de mairie du VIIIe arrondissement ” :

“ Nous [...] demandons :

Une République démocratique et sociale.

L’association libre du travail, aidée par l’État.

La mise en accusation des Représentants du peuple et des Ministres, et l’arrestation immédiate de la Commission exécutive (...). Citoyens, songez que vous êtes souverains (...).”[50]

Droit au travail, organisation du travail, disons plutôt que c’est tout, en bloc, ce que les travailleurs de Paris avaient attendu de la révolution de février. “ J’ai crié "Vive la République démocratique et sociale" parce que j'ai cru que c'est celle-là qu'il nous fallait, la République démocratique et sociale ayant été proclamée sur les barricades de février. ” [51]

Un mot maintenant, plus généralement, de ce qu’a voulu être notre lecture, puisqu’on l’a déjà contestée [52], et qu’on la contestera. Il faut se défaire, pour user du vocabulaire des littéraires ou des sociologues de la communication, d’une conception essentialiste et intentionnaliste de l’acteur, à partir de laquelle le travail de l’historien consisterait à restituer l’“ authenticité ” des points de vue, des paroles, des propos, faisant ainsi des acteurs de l’événement des “ auteurs ”, confondant trajets et projets. Plus simplement, Il faut se méfier dans la lecture du dossier d’inculpé de tout a priori ; il n’y a pas un arsenal, un répertoire d’identités en quelque sorte préétabli. Répondre à un juge n’est pas une situation “ authentique ”, mais bien réelle, ni plus ni moins que d’écrire des mémoires de captivité, qui peuvent paraître plus “ engagées ” et qu’une certaine historiographie [53] a, ou a eu, tendance à privilégier. Il ne peut y avoir de situation où les impétrants peuvent tout dissimuler ou inversement tout exposer. Simplement, “ pacte ” d’interlocution ici, et pacte d’écriture là sont différents, nécessitent des types d’enquêtes appropriées à chacun. Il faut être particulièrement attentifs aux interstices du “ discours ”, qui laissent entrevoir les hésitations, les contradictions lors de l’interrogatoire, tout autant qu’à la clarification des motivations a posteriori dans une autobiographie.

Tentons enfin d’élargir la perspective. Ce qui a un sens, c’est le mécontentement, la protestation ou la contestation qui mûrit, bien avant que “ les trois mois de misère mis au service de la République ” soient écoulés. Il devient chaque jour plus évident que les imprudentes (économiquement et financièrement parlant) promesses faites le 25 février par le Gouvernement provisoire ne seront pas tenues. D’autres circonstances interfèrent et surtout l’élection le 23 avril de l’Assemblée nationale qui ne compte pas ou si peu de “ travailleurs ”, qui paraît surtout non pas disposée à combattre, mais incapable de réaliser et surtout d’entendre les aspirations ouvrières parisiennes les plus évidentes. Le 17 mars, au fond, sauf quelques rares éléments, 150 ou 200.000 travailleurs des corporations étaient rassemblés pour dire leur adhésion au gouvernement provisoire. Mais c’est ensuite le 16 avril, où la fêlure apparaît, bien que ce soit une Garde nationale populaire qui crie elle aussi “ A bas les communistes ! ”. Le 15 mai enfin, où quelques excités ont fait dégénérer la manifestation pour la Pologne en dissolution de l’Assemblée. Et déjà les élections du 4 juin, beaucoup plus clairement que celles d’avril, ont opposé un camp plutôt rouge au camp bleu quelque peu mêlé de blanc, ou (quoique pas si simplement) le Paris populaire de l’Est au Paris bourgeois de l’Ouest. Depuis la fin mai, la tension ne cesse de monter, on est en état de “ protestation collective ” quasi permanente, et sous les formes les plus diverses : manifestations, propagandes électorales, y compris la bonapartiste, coalitions (à la veille de l’insurrection les mécaniciens de chemin de fer, les cambreurs, les chapeliers sont en grève), et de surcroît la cessation du travail est pratiquement générale depuis les incidents du 15 mai. La désillusion est générale dans le Paris populaire et travailleur.

Ce qui est en cause maintenant, même si ce n’est exprimé que maladroitement, incomplètement, ce qui est ressenti sous des formes diverses par les accusés, c’est un problème politique. La République démocratique qui vient de faire -en principe de tous - des “ citoyens ” et l’Assemblée républicaines qui dit les “ représenter ” ne satisfont en rien les aspirations des travailleurs, qu’ils formulent en termes de “ droit au travail ”, d’“ organisation du travail ”, termes qu’ils ont repris à leur compte, les empruntant aux fouriéristes ou à Louis Blanc, se les réappropriant à leur manière. Cela se dira aussi bien par la formule brutale “ du travail ou du plomb ! ”, par celle, vague, de “ gouvernement des ouvriers ”, ou par celle de République démocratique et sociale.

La République est enfin advenue, et dans l’un comme dans l’autre camp on peut se dire (sauf dans de rarissimes cas encore dans le camp de l’ordre) républicain : en ce sens, les choses sont moins claires en juin 1848 qu’elle ne le seront au 18 mars 1871. La République est une forme, devenue en France historiquement nécessaire. Forme positive, et nous ne sommes pas de ceux qui parlent péjorativement de République “ formelle ” ou de “ républicains formalistes ” : ce serait trop simple. Il reste qu’il devient vite clair que cette “ forme ” nécessaire prend en juin concrètement deux contenus au moins.

Il y a la République démocratique “ représentative ”, et il est clair cette République ne représente en rien le peuple travailleur, celui qui s’est engagé dans la Révolution de Février. En face, il y a l’espoir, au moins obscurément formulé, d’une République pour tous et d’abord dans l’intérêt de ceux qui, par leur travail, donnent son assise à la société. République vraiment démocratique, où le peuple travailleur participerait réellement au pouvoir, ne serait pas seulement “ représenté ” par des élus lointains qui refusent, ou sont incapables de les entendre ; république réellement sociale, restituant toute sa valeur, majeure, au travail.

Il y a la république du citoyen “ abstrait ”, celui que nous ont fait découvrir les travaux politiques récents, citoyen doté de droits, apparemment de tous les droits, à la vérité sans effets “ concrets ”, réels, bref et très simplement sans droits “ sociaux ”. En face, celui que nous ne saurions nommer autrement en ces temps nouveaux que le “ citoyen travailleur armé ”. Ce dernier ne peut qu’entrer en conflit avec le citoyen “ abstrait ” Nous retrouvons ici un aspect de que développe Michèle Riot-Sarcey dans sa communication “ De l’universel suffrage à l’association ”. Nous parlons ici de protagonistes plus humbles que ceux qu’elle évoque, qui savent moins bien s’exprimer, ou ne s’expriment qu’en actes.

Citoyen armé, en armes.[54] On simplifiera considérablement en disant que, pacifiques et soucieux d’un “ droit ” pacifiant que nous sommes devenus, nous ne sommes que trop portés à négliger ce fait que, depuis la Révolution, et cela s’est continué en 1830, en février 1848, se reproduira encore en 1871, l’affirmation de la citoyenneté ne va pas sans l’arme, de la pique du sans-culotte au fusil du Garde national. Ce droit immédiat à l’arme du citoyen, les “ possédants ” eux-mêmes ne le lui dénient pas encore, du moins ouvertement. Il va s’agir par conséquent de savoir être particulièrement attentifs, dans nos observations des comportements et des actes, à cette “ culture des armes ” du citoyen populaire, à sa plus ou moins grande habileté à les manier, à son souci de les conserver chez soi, de sortir avec elles dans la rue, de chercher à s’en procurer en pillant des armureries ou en attaquant des casernes. C’est tout un savoir-faire qu’on constate quand certains fabriquent de la poudre, fondent des balles, voire forgent des canons, comme c’est le cas dans le quartier Popincourt ou des ouvriers mécaniciens de la fabrique Pihet tentent de fabriquer deux pièces, sous la probable direction de Jean Nicolas Schumacher, militant républicain connu. Sans oublier que nombre de combattants peuvent avoir une plus ou moins grande familiarité avec la chose militaire, comme anciens soldats, ou ayant des soldats dans leur famille, parents, pères surtout qui ont pu faire les guerres de l’Empire. Autant d’éléments qui font de l’homme de juin un individu réceptif au commandement des officiers de la Garde nationale, et capable par exemple de décrire très précisément, dans un vocabulaire approprié, les mouvements des forces de l’ordre et le déroulement des affrontements.

Et citoyen travailleur. Depuis 1830 ou 1840, le “ travailleur ” éclairé - et l’on est de plus en plus éclairé dans le Paris populaire, qui ne fait somme toute qu’écouter ceux qui, depuis la fin du XVIIIè siècle, économistes, moralistes, philanthropes, ont découvert et propagé l’idée que le travail est source de toute valeur, ont repris celle-ci à leur compte et l’ont retournée contre ses inventeurs qui n’en tiraient pas toutes les conclusions. C’est devenu le fondement de ce qu’on peut oser appeler une “ éthique ” populaire du travail.[55]

“ Citoyens songez que vous êtes souverains ”, disait la proclamation des insurgés du VIIIe arrondissement. Armé, le citoyen travailleur réclame, exige qu’on aille jusqu’au bout de la logique politique, c’est-à-dire jusqu’au bout de ses droits. Février passé, on pouvait dire, ou lui faire dire : “ Laissons le fusil, et reprenons l’outil ”. Mais le fusil reste toujours à portée de main. Rien d’étonnant que le conflit désormais évident entre deux formes de citoyenneté, l’une abstraite, l’autre concrète puisse, éventuellement, quoique non nécessairement, devenir affrontement armé. Là est à nos yeux, en Juin 1848, le fait neuf, le fait majeur, plus peut-être après tout que la simple et seule “ insurrection ”.

[1] Le travail ici présenté est le fruit de recherches et d’une longue réflexion communes, conduite à trois. L’essentiel des recherches érudites a été effectué par L. Hincker et L. Clavier qui ont déjà proposé plusieurs de leurs conclusions lors de notre colloque “ Barricades ” (1995). Ils élargissent actuellement un premier travail de mémoire de maîtrise (voir note 3) en deux thèses à venir. J. Rougerie n’a fait qu’apporter quelque expérience que lui avaient données ses recherches sur la Commune. Il n’est pas sans utilité d’étudier aussi Juin 1848 non pas à la lumière de, mais dans un certain rapport avec 1871, prenant garde que Juin 1848 se déroule en un temps très court, 1871 en une durée prolongée. Le travail récent (Insurgents Identities, 1995, voir note 5) du sociohistorien américain Roger V. Gould, est de ce point de vue stimulant, bien qu’on puisse n’être pas toujours d’accord avec ses conclusions.

[2] Rémi Gossez, “ Diversité des antagonismes sociaux vers le milieu du XIXè siècle ”, Revue Économique, 1956, I, p. 439-457, et Les Ouvriers de Paris. Livre premier : L’Organisation 1848-1851, Bibliothèque de la Révolution de 1848, t. XXIV, 1967. Bien des remarques que nous faisons ici avaient également été largement amorcées dans sa recension : “ Le Paris ouvrier de 1848 vu par les historiens américains ”, A.H.R.F., n° 222, 1975, octobre-décembre, p. 613-621. Rappelons que les notices du DBMOF concernant les “ insurgés ” de 1848 sont de sa main : il avait choisi de ne retenir dans ce dictionnaire de “ militants ” que ceux qui ou bien avaient été membres société ouvrière, ou d’un club populaire, ou avaient également pris part à la résistance au coup d’état du 2 décembre 1851. Un tel corpus n’est pas utilisable statistiquement si l’on cherche à définir “ l’insurgé ” de Juin ; mais là n’est pas justement son intérêt, qui est de “ microhistoire ”.

[3] Sans oublier pour autant : Maurice Agulhon, Les quarante-huitards , Archives, Paris, Galllimard-Julliard, 1975, désormais un classique ; il a bien mis en valeur l’existence d’un troisième camp, que, reprenant le terme de Proudhon, il nomme celui des “ hébétés ” ; on pourrait ajouter les “ partagés ” car on retrouve bien des incertains du côté populaire. Ni le récent texte d’Emmanuel Fureix, “ Mots de guerre civile. Juin 1848 à l’épreuve de la représentation ”, Revue d’Histoire du XIXè siècle, n° 15, 1997/2, version à la fois enrichie mais abrégée d’un remarquable mémoire de maîtrise : Représentations de l’Insurrection et des insurgés de Juin 1848, sous la direction d’Alain Corgin, Université de Paris-I, 1993. Le présent texte repose sur le mémoire de maîtrise de Laurent Clavier et Louis Hincker, Aspects du Peuple de Paris durant les journées de Juin 1848, 2 tomes, Université de Paris-I, sous la direction d’Adeline Daumard et Jacques Rougerie.

[4] Lynn Lees, Charles Tilly, “ Le Peuple de Juin 1848 ”, Annales, économies, sociétés, civilisations, t. 29, 1974, p.1.061-1.091.

[5] Mark Traugott Armies of the Poor. Determinants of Working-Class Participation in the Parisian Insurrection of June 1848, Princeton University Press, 1985.

[6] Roger V. Gould, Insurgent Identities, Class, Community, and Protest in Paris from 1848 to the Commune, The Chicago University Press, Chicago and London, 1995.

[7] Lynn Lees, Charles Tilly, art. cité, p. 1.086.

[8] R. V. Gould, op. cit., p. 47.

[9] “ Avant les journées de Juin, Alibert, comme les autres ouvriers, était fort assidu aux convocations de la Garde nationale et aux exercices (...) puisque la journée comptait double pour tous ceux qui appartenaient aux ateliers nationaux. ” Alibert, A 4.619.

[10] Pierre Caspard, “ Aspects de la lutte des classes en 1848 : le recrutement de la Garde nationale mobile ”, Revue Historique, n° 511, juillet-septembre 1974, p. 81-106.

[11] Commandant P. Chalmin, “ Une institution militaire de la Seconde République, la Garde nationale mobile ”, Études d’Histoire moderne et contemporaine, 1948.

[12] Gérard Jacquemet, Belleville au XIXè siècle, du faubourg à la ville, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences sociales, Paris, 1984, p.155.

[13] Selon le sondage que nous avons effectué, 680 individus arrêtés (sur 1.100 sondés) ont déclaré leur appartenance soit : 451 aux ateliers nationaux, 418 à la Garde nationale. Mais 189 ont déclaré avoir la double appartenance : soit en fait 38% de membres des ateliers, 38% de membres de la garde et 28% ayant la double appartenance. Recensant les proportions de membres des ateliers nationaux, pour le premier 53%, pour le second 43 % seulement, Ch. Tilly ou M. Traugott négligent le fait de la possible double étiquette.

[14] Il y en avait déjà eu une tentative de manifestation des ateliers nationaux, soutenus par la VIIIè et la XIIè légions le 29 mai, sans parler des manifestations locales, comme celles des bouillants ouvriers des ateliers particuliers de Belleville.

[15] Çà ou là cependant, on pourra voir un chef d’escouade ou un brigadier des ateliers à la tête d’une barricade, mais rien ne prouve que ce soient de ses hommes qui l’entourent.

[16] Le répertoire en est donné à la fin du livre 1 de l’Enquête de la Chambre de Commerce de 1847-1848 : ce sont ces circonscriptions locales de la Garde nationale qui ont également servi au recensement des établissements industriels, dont le détail a malheureusement disparu.

[17] Dans la Vè légion, il n’y aurait pas eu pas 2.000 hommes sous les armes sur un effectif de 18.000. Dans la XIIè, selon le maire Pinel-Grandchamp, déféré en Conseil de Guerre, “ 500 seulement (sur près de 20.000) se sont réunis sur la place du Panthéon qui était le rendez-vous de la légion ”. Dans la VIIIè, le rappel n’aurait pas même été battu. Mais ces décomptes sont trop généraux ; c’est au niveau des compagnies qu’on peut étudier utilement les absences ou les refus. Souvenir de ce qui s’était passé le 16 avril ou le 15 mai, le rappel est considéré dans les quartiers populaires comme une provocation.

[18] “ On était tellement indigné de la conduite qu’avait tenue sur la place d la Bastille la Garde nationale, qui avait tiré sur le peuple, que si un garde national eût paru en uniforme, on l’eût bien certainement fusillé. ” Hué, ouvrier ébéniste à façon du Faubourg Saint-Antoine, A 11.911.

[19] Tissot, quartier Sainte-Avoie, rue de Montmorency, A 418.

[20] Courtois, jardinier, sergent dans la Garde, quartier de Popincourt, Conseil de guerre, 1ère section.

[21] Cuvelier, fondeur en cuivre du quartier du Marais, qui n’en sera pas moins transporté et, à l’évidence de son dossier, a combattu. A. 1.226.

[22] Parlant d’eux-mêmes, les insurgés se désignent comme frères : “ On assassine nos frères ! ”

[23] Delamare, A 6.683.

[24] Bellevillois, ouvrier modeleur mécanicien, militant républicain bien connu depuis les années 1830, et ancien saint-simonien. C’était déjà un combattant de février, membre du club des Montagnards de Belleville ; il était lieutenant dans la 5è compagnie du bataillon de la commune.

[25] Domergue, A 11.980.

[26] Témoignage de la femme de l’insurgé Chassan, menuisier du quartier de l’Observatoire, sergent, A 1.192.

[27] Selon les termes du lieutenant Borel, de la 2è compagnie du bataillon de la Villette, A. 6.198.

[28] Dans le Vè arrondissement (20.970 inscrits, un des rares arrondissements où subsistent les procès-verbaux de ces élections), étudié par L. Clavier, la participation à l’élection des deux capitaines et des lieutenants et sous-lieutenants, les 6-9 avril a pu atteindre voir dépasser les 50%, ce qui est loin d’être négligeable : le scrutin était long et complexe, et dans le seul quartier de la Porte Saint-Martin, il y avait près d’un millier de cadres à élire.

[29] Conseil de Guerre, 2è section, affaire Legénissel, p. 51.

[30] Lesourd, tisseur, caporal, 25 rue Corbeau, qui serait selon la police membre de la Société des Droits de l'Homme, A 9.889.

[31] Capitaine Desteract, entrepreneur de charpente, 84 rue de Ménilmontant, Conseil de Guerre,1ère section.

[32] Paris, A 4.644.

[33] Chabanon, fabricant de soufflets, garde national du quartier Sainte-Avoie, A 418.

[34] Turquin, concierge, 3è compagnie du quartier Popincourt, A 8.852. Le poste du 47 de la rue Basfroi (même quartier), commandé par le lieutenant Tamisey, avait, selon les témoins “ pour but de préserver le quartier contre les entreprises des malfaiteurs, et notamment contre les chances d’évasion des prisonniers de la Roquette ”. Tamisey, A 11.342.

[35] En lieu et place d’Ernest Moreau et non, comme on a pris l’habitude de le dire, de Victor Hugo qui avait, du moins selon ses dires, en février refusé le poste.

[36] “ Le chef qui le commandait (le Clos Saint-Lazare), Laroque (sic), était un de ces obscurs feuillistes tels qu’en font naître les révolutions, hommes de lettres de carrefours, stylistes étranges, chez qui tout prend forme de harangues, d’ordre du jour et de proclamations, et qu’on voit toujours prêts à changer leur plume contre une baïonnette. ” Hippolyte Castille, Les Massacres de Juin 1848, Paris, 1869, p. 79. Benjamin Larroque avait été l’un des rédacteurs du Père Duchêne et l’un des organisateurs du Banquet du Peuple. Le 25 juin, “ Laroque, qui commandait l’insurrection sur ces hauteurs si vivement disputées, tint quelque temps encore avec une soixantaine d’hommes. Bientôt il ne lui en resta plus que dix-sept.”. Il alla alors volontairement se faire tuer. Ibid., p. 128.

[37] Procès des insurgés des 23, 24, 25 et 26 juin 1848, 1er Conseil de guerre, p. 108.

[38] Portrait, coutelier, Faubourg Saint-Martin, A 9.881.

[39] Louis Schmidt, tailleur, A 9.682.

[40] Bazet, A 11.854.

[41] Ratin, cordonnier, quartier du Marais, transporté, A 9.934.

[42]. Drouhot, A 11.673.

[43] On ne manquera pas de rapprocher ce propos de la méchante anecdote rapportée par Tocqueville à propos de son “ confère ” Adolphe Blanqui. Celui-ci “ avait fait venir des champs et placé dans sa maison comme domestique le fils d’un pauvre homme dont la misère l’avait touché. Le soir du jour où l’insurrection commença, il entendit cet enfant, qui disait en desservant le dîner de la famille : "Dimanche prochain (on était au jeudi), c'est nous qui mangerons les ailes de poulet"; à quoi une petite fille qui travaillait dans la maison répondit : "Et c'est nous qui porterons les belles robes de soie." Qui pourrait mieux donner une idée de l'état des esprits que cette scène enfantine ? Et ce qui la complète, c'est que Blanqui se garda bien d'avoir l'air d'entendre ces marmots ! ils lui faisaient grand-peur. Ce ne fut que le lendemain de la victoire qu'il se permit de reconduire ce jeune ambitieux et cette petite glorieuse dans leur taudis. ” Alexis de TOCQUEVILLE; Souvenirs, R. Laffont, Bouquins, p.810. Le grand Tocqueville a tort de moquer ainsi son ami, lui qui - il le raconte naïvement quelques pages plus loin - faillit mourir de peur, rentrant à minuit le 23 à son domicile, rue de la Madeleine, déserté par les autres locataires ; sa femme l’avait prévenu que son portier, “ un homme fort mal famé dans le quartier, ancien soldat, un peu timbré, ivrogne et grand vaurien, (...) socialiste de naissance ou plutôt de tempérament ”, qui lui ouvre à minuit, avait projeté de l’égorger. Ledit portier était fort bon homme à la vérité, si l’on en juge par sa conduite cette nuit-là qui fut aussi respectueuse que pacifique. Ibid., p. 818.

[44] Propos tenu selon un témoin par Didier, traiteur et cordonnier, quartier de l’Arsenal, A 10.615.

[45] Leloutre, chapelier, A 10.588, et DBMOF.

[46] Conseil de guerre, 2è section, p. 51.

[47] Chabanon, A. 4.181.

[48] Rossignol, cuiseur d’oignons, quartier Sainte-Avoie, secrétaire de la Société des Droits de l’Homme, ancien membre de la Société des Saisons, transporté, A 10.284.

[49] Thierry, ouvrier mécanicien de Montmartre, A 12.632 et DBMOF.

[50] Proclamation “ Au nom du Peuple souverain ”,Curiosités révolutionnaires, Les Affiches rouges, ... par un Girondin, Paris, 1851, p. 260.

[51] Demaison, ouvrier typographe du quartier Saint-Jacques, A 6.684.

[52] Pierre Lévêque notamment, dans le chapitre “ Ébranlement et restauration de l’ordre social ” de l’ouvrage collectif de Sylvie Aprile Raymond Huard, Pierre Lévêque, Jean-Yves Mollier, La Révolution de 1848 en France et en Europe, Paris, Éditions sociales, janvier 1948, particulièrement aux pages 95-98. Sa lecture toute “ classique ” de l’insurrection est à nos yeux de celles qu’on ne devrait plus faire.

[53] On pense ici par exemple, aux travaux, d’ailleurs de qualité, de Jean-Yves Mollier notamment “ Belle-Ile-en-mer, prison politique (1848-1858) ”, Maintien de l’ordre et polices en France et en Europe au XIXè siècle, Paris, Créaphis, 1987, et Dans les bagnes de Napoléon III : Mémoires de Ch. F. Gambon, Paris, PUF, 1983.

[54] C’est un point que Louis Hincker développe tout spécialement dans sa recherche propre.

[55] Jacques Rougerie, “ Le mouvement associatif populaire comme facteur d’acculturation politique à Paris de la Révolution aux années 1840, Continuités, Discontinuités ”, A. H. R. F., 1994, n° 3, p. 493-516.

La Nuit à Paris au XIXe siècle

Compte-rendu, Revue d'Histoire du XIXe siècle, 2000.

Simone Delattre, Les Douze heures noires. La nuit à Paris au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 2000. Préface d'Alain Corbin, 679 p.

Voici un livre d'une qualité rare, et qui assurément fera date. Paris révélé par sa nuit. La manière est inattendue d'écrire son histoire ; elle eut assurément plu à Hugo : c'est à lui d'ailleurs qu'est emprunté le titre, comme en forme de dédicace.

Le projet était audacieux ; la réussite est remarquable. On nous offre une histoire d'une étonnante richesse, qui porte le regard (la lumière ?) dans les directions les plus variées : histoire des faits et des regards sur les faits, du social et des représentations du social, du temps et des façons de le vivre, des lieux de plaisir et de loisirs, des anxiétés bourgeoises, et aussi d'une sensibilité qui s'affine, d'une réceptivité croissante à la nuit, de la sensibilité à l'obscur du « nouvel individu nocturne ». Histoire au fond qui est celle des incertitudes de la nouvelle société post-révolutionnaire, entrant dans l'ère ambiguë de la modernité.

Cette histoire très neuve se fonde sur une maîtrise exceptionnelle de l'information, sur une connaissance du Paris du XIXe siècle qu'on prend rarement en défaut, avec une remarquable qualité de présentation synthétique des travaux existants. L'écriture est d'une rare élégance, un rien précieuse, et qu'on envie : c'est exactement celle qui convient à des analyses aussi fines que nuancées. Le livre - que ne saurait épuiser une seule lecture, et surtout pas hâtive -, se savoure. Il est d'une telle densité et d'une telle subtilité qu'on peut parfois s'y perdre, à force de nuances et de nuances dans la nuance, jamais inutiles pourtant. L'auteur a toujours l'inquiétude, ou le remords, d'une explication trop simple. D'où l'ambiguïté souvent de cette histoire, qui pourrait bien être en vérité celle de toute histoire.

La nuit, « antidote à la rationalité d'une vile diurne, surface trompeuse » est bien sûr toujours énigmatique. Elle révèle, par opposition au jour « bien pensant et laborieux » ; mais elle « révèle et égare à la fois », car « Paris n'est jamais ce que l'on croit ». Au cours du premier XIXe siècle, nous nous trouvons à un moment de transition entre la nuit « indomptée » de type ancien, nuit libre, nuit anarchique et du couvre-feu, et la nuit parisienne normalisée, humanisée (haussmannisée ?), pour l'essentiel de 1830 à 1860. On passerait donc d'une culture nocturne à une autre.

Il était bon en tout cas de nous rappeler que l'heure est alors solaire (en réalité, depuis 1811, le temps moyen solaire de Paris). On ne s'étonnera plus désormais de voir l'ouvrier, ou l'insurgé barricadier se lever si tôt matin, vers les 3 ou 4 heures : c'est le moment où point le jour. Cependant, si mes comptes sont exacts, au solstice d'été, jour le plus long, le soleil se lève vers 4 heures et non 3, et le jour le plus court s'achève à 16 heures et non 15.

En prologue, nous est offerte une remarquable histoire du regard des Parisiens sur la nuit, étayée de textes qui témoignent d'une érudition, plutôt d'une culture rares. Histoire d'un regard en quête de l'inédit, de Rétif et Mercier à Nerval, Baudelaire, Hugo bien sûr, et aussi tant d'autres moins connus. Ce prologue, décrivant le « contexte éditorial où s'insèrent les représentations nocturnes de la grande ville », fait affleurer les problèmes posés. On constate des changements de l'angle du regard, avec la valorisation par la sensibilité romantique du versant nocturne de Paris, de la nuit féminine et de son silence, « entre répulsion ancienne et célébration neuve ». D'un autre côté l'espace nocturne n'est plus tout à fait le même. Se trouve soulevé déjà le problème de la représentativité de ces visions, de ces représentations. Est-ce mutation réelle ou mutation de la représentation ? Ce prologue est aussi le rappel discret que l'histoire ici faite n'est elle aussi que celle d'un regard : regard sur le regard.

Vient la suite des chapitres, aux titres joliment accrocheurs - qu'on l'entende au meilleur sens du terme. L'histoire de la nuit parisienne se déroule avec une belle logique, du plus clair au plus obscur, de la lumière aux bas-fonds.

« Lumières ». C'est la diffusion - dans une histoire très matérielle - de l'éclairage au gaz - qui fait l'unité chronologique de la période. On n'a pas pour autant une banale histoire de l'éclairage, mais une histoire du progrès de la lumière, de la rareté à la profusion et à la superfluité. Lumière « artificielle », qui civilise et assainit, mais désenchante aussi la nuit, car elle n'est jamais qu'un artifice. Peut-être eût-il été juste de rendre ici à Rambuteau, préfet tellement décrié, la paternité essentielle de ce progrès dans l'ancien Paris, de 1837 (202 becs de gaz) à 1847 (8.600). Avec Haussmann, il s'agira surtout la disparition du réverbère à huile.

« Noctambulismes ». Dans cette nuit déambulent les « contemplateurs élitistes de la nuit », les noctambules. Apparaît un « nouvel individu nocturne », avec une « façon inédite d'user de son temps », la « volonté d'intimité avec la ville, la sensibilité à l'obscur : bohême jeune, hétéroclite de « citoyens libres et sensibles » qui cherchent le divertissement élégant et canaille : on se donne le frisson aux Halles. La nuit de cette « petite société oligarchique de l'oisiveté » est en effet élitiste : l'homme du peuple qui déambule (ou déambulerait ?) dans le Paris nocturne ne peut être vu que comme un « rôdeur de nuit » : le terme apparaît alors. Peuple nocturne, peuple dangereux.

Par une transition peut-être un peu laborieuse - la rencontre supposée, vers les 4 ou 5 heures du matin, de ceux qui vont au travail diurne et de ceux qui reviennent de leurs plaisirs nocturnes, on passe aux activités des travailleurs de la nuit. « Êtres obscurs, occupés à des industries inconnues », « qui se faufilent dans les rues plus qu'ils ne s'y exhibent ». Ce sont là les fonctions nécessaires à la vie de la ville : balayeurs, vidangeurs, chiffonniers, marchands et marchandes des Halles, ce lieu qui ne dort jamais. La description est attrayante et réaliste ; c'est peut-être pourtant un peu trop insister sur l'étrangeté de ces braves travailleurs ; un peu fictif aussi, car, somme toute, on ne compte jamais que 160 vidangeurs (qui sont des ouvriers très bien payés pour leur besogne sale), tout au plus 2.000 chiffonniers sous Juillet, peut-être 4.000 ensuite, 250 balayeurs sous la Restauration, puis 800. Ils ont droit à toutes les attentions ? C'est beaucoup de bruit pour peu de monde. Bien peu de place en regard a été faite aux 2.500 puis 4.500 ouvriers boulangers : ces « troglodytes » ne sont pas dans la rue et pour cause : ne sont-ils pas pourtant le meilleur exemple de la nuit laborieuse ?

« Contrôles ». La nuit, devenue « la nuit de tous les dangers » est de mieux en mieux contrôlée, sans être pour autant jamais pacifiée. Ici encore, ce n'est pas une histoire de la police qu'on nous offre, mais celle du combat, du face à face de l'ordre et du dérèglement, du processus de modernisation de la sécurité à une époque qui se trouve confrontée à la question de la multitude. Histoire de l'obsession sécuritaire, qui somme toute est redevenue la nôtre. Et en même temps, histoire de l'« affirmation progressive d'un droit au repos et au confort privé », des progrès du privé, donc de la protection du privé. C'est le temps de la sacralisation de la propriété et de la sécurité individuelle (faut-il parler pour autant d'une exigence « laïcisée » de sécurité physique ?).

Pendant la « vraie » nuit, de 11 heures du soir (heure de fermeture des cabarets) à 3 ou 4 heures du matin, circulent les patrouilles grises (de policiers en bourgeois) de la Restauration, sous la Monarchie de Juillet celles, parfois comiques, d'une Garde nationale de bourgeois froussards. Une paix semble s'instaurer avec la nuit « quadrillée » du Second Empire, l'îlotage de Paris, les rafles. C'est cependant l'échec, dans une large mesure, du projet haussmannien qui n'a fait au fond que repousser le problème aux lisières, au-delà des barrières, dans la banlieue puis bientôt la zone. Malgré la montée de la lumière et le progrès de l'ordre, il y aura désormais un Paris lumineux et réglé et un Paris qui reste ombreux et désordonné.

On en vient aux « Soupçons », à l'histoire concrète de la répression de l'errance nocturne (joliment désignée comme la « nuit capturée ») dans un territoire toujours mal maîtrisé. Les lieux, les hommes, les séductions féminines, « les attouchements furtifs », sans oublier les antiphysiques (on dit alors plus banalement les pédérastes) du Palais royal puis des Champs-Élysées. Une constatation forte surtout : « La face nocturne de l'existence parisienne en vient à résumer la difficile intégration politique et sociale du peuple de Paris. »

Car on tombe enfin dans les « bas-fonds ». C'est ici tout particulièrement que le projet est affirmé (est-il pour autant réussi ?) d'« entrelacer patiemment examen des réalités sociales et des représentations ». Car ce qui est en question fondamentalement, c'est évidemment le délicat problème des classes dangereuses, sur lesquelles il restait beaucoup à dire. « Nouvel imaginaire » des nuits, « inflexions » du discours sur le crime, mais aussi le crime lui-même

Un tel livre ne se résume pas, on ne peut que l'appauvrir ; et qui oserait s'ériger en censeur d'une œuvre pétrie de tant de talent ? J'ai bien ça ou là quelque matière à chicane et en ai déjà fait quelques-unes ; elles ne se voudraient pas malveillantes.

Ne triche-t-on pas un brin avec les heures ? Nous avons là un Paris qui ne dort jamais, et dont la nuit est très extensible. À jouer franchement le jeu, est-ce que cette histoire, d'abord nocturne, ne tend pas à empiéter parfois, souvent, sur le vespéral et le matinal, voire carrément sur le jour. ? Si le balayage se fait à partir de 5 heures le matin en été et 7 heures en hiver, ou, après 1853 à 3 ou 4 heures, c'est déjà le petit jour. Nous avons de bien jolies pages sur le chiffonnier et sa place dans la littérature. Mais celui-ci est tout autant sinon davantage un travailleur du jour que de la nuit. Sa divagation est au mieux vespérale, pas vraiment nocturne - c'est le cas du chiffonnier étudié par Le Play que Simone Delattre connaît bien. En 1829, interdiction d'ailleurs avait été faite de chiffonner de minuit à 5 heures du matin ; elle n'a peut-être guère été respectée ; on ne voit pas pourtant dans les arrestations étudiées que des chiffonniers en aient été particulièrement les victimes. Par ailleurs, l'histoire de la résistance à la discipline horaire (toute diurne) de l'ouvrier est peu dans le sujet, comme le problème de l'heure des repas. Peut-on vraiment avancer que la Saint Lundi était bien tolérée sous l'Ancien régime ?

Le livre s'étend longuement sur les loisirs nocturnes de l'ouvrier, leur topographie, voire « la revendication croissante d'un droit au divertissement ». Y avait-t-il tant de loisirs nocturnes possibles pour l'homme du peuple ? Ils sont, ces loisirs, plutôt diurnes ou vespéraux ; débits de boisson, bals et guinguettes, carnaval. et que sait-on à la vérité de « l'abrutissement désastreux des clients attardés des cabarets » ? Je ferai ici observer que la dernière descente de la Courtille est généralement datée de 1838, et que le Carnaval est sévèrement réglementé depuis sa réapparition en 1799. Peut-on surtout affirmer qu'au cours de cette mutation de la culture de la nuit « le temps du loisir populaire perd sa singularité (et) s'aligne sur les classes moyennes ? Les lieux du « crime » - ou du moins ce qu'on appelle ainsi -sont évoqués plus qu'étudiés, et c'est dommage. L'évolution de ces lieux aurait pu être étudiée plus à fond : l'analyse des variations de la localisation du crime pourrait en effet mieux faire apparaître le lien des avancées ou des reculs de celui-ci avec les mouvements de la population.

Broutilles que cela ! Il y a tout de même ce problème que je ne parviens toujours pas à considérer comme réglé, celui des « classes dangereuses » Classes dangereuses, et probablement aussi classes nocturnes. Simone Delattre me semble acquiescer au fond aux conclusions trop sombres de Louis Chevalier, qu'elle suit de près (admettant notamment son explication démographique, très discutable, d'un Paris redoutablement confronté à un brusque afflux migratoire). Paris surpeuplé, effervescent ; inquiétudes, angoisses quant au crime, quant à la nuit. Sûrement ! « Une littérature de la cité obscure a pris naissance », et « l'anxiété est un poncif de la littérature populaire ». Mais Paris « criminel » ? Est-ce représentation, ou, osons le mot, réalité sociale ? Simone Delattre reconnaît que la prolifération du thème criminel « n'aurait qu'une autonomie partielle vis-à-vis d'une réalité dont elle est l'écume ». Il y aurait donc bien quelque part une réalité criminelle. Mais peut-on avancer sans tellement de nuances que Paris, dans les années 1826/1845 était « un coupe-gorge » ? N'est-il pas excessif de parler du « Paris affolé de Charles X » ou d'affirmer que, sous le régime de Juillet, « tout le monde baigne dans la rumeur criminelle ». Est-ce vraiment notre cas aujourd'hui ? Faut-il accepter l'idée de l'« incompatibilité croissante » de deux mondes, monde de l'élite, monde populaire. Des thèses de Louis Chevalier, Barrie M. Ratcliffe avait, me semble-t-il, largement fait justice en 1991 (French Historical Studies). Simone Delattre plaide vivement contre l'illusion de l'approche statistique : « une histoire purement quantitative de la détresse populaire exprimée dans la vie nocturne serait purement illusoire » Doit-on complètement négliger, pour raisons d'ailleurs de suspicion très légitimes, les comptes de la justice criminelle, qui sont aussi la représentation d'une réalité en effet déformée. Si l'on en croit ces comptes, et particulièrement ceux des arrestations dans le département de la Seine il n'est pas vrai de dire que la criminalité contre les personnes tendrait à diminuer, tandis que croîtrait la criminalité contre les propriétés. Et si on ne les en croit pas, rien ne prouve le contraire

Il y a assurément une réalité du crime, comme en témoigne l'existence des « bandes » qui sévissent en 1826, puis 1836-1839. On aurait aimé avoir de celles-ci une histoire explicite, comme avait fait autrefois François Gasnault pour l'affaire de la Tour de Nesle, et non pas allusive. Et être sûr qu'elles agissaient surtout de nuit.

Paris misérable et criminel ! C'est surestimer l'importance sociale d'une littérature à la mode et surtout du très médiocre livre de Frégier. Pourquoi alors cette montée apparente de l'anxiété ? Ne faudrait-il pas préférer aux analyses de L. Chevalier celles de G. Procacci, que Simone Delattre utilise d'ailleurs très finement. Mais entre deux ne faut-il pas choisir plus clairement ? On alterne habilement le regard sur le regard et une tentative (au demeurant timide) de regard sur la réalité, tant et si bien qu'on ne sait jamais vraiment où l'on en est.

Il me semble aussi qu'il y a un peu trop de misérabilisme dans la description de la détresse populaire, surtout sous la monarchie de Juillet. Compte tenu de la forte mortalité des hospices qu'il faut écarter, ce n'est pas, tout au long de ce premier XIXe siècle, un Parisien sur trois qui meurt à l'hôpital, mais seulement un sur quatre, avec une belle régularité du Premier Empire à la Seconde République. Qu'importe, dira-t-on ? Mais aussi bien la mort à l'hôpital est-elle preuve de grande ou de totale pauvreté ? Barrie M. Ratcliffe encore (Population, 1993) a montré que rien ne permettait de dramatiser leur situation, que l'insertion des migrants dans la ville s'était faite non pas sans difficultés, mais sans misère excessive particulière à cette population largement majoritaire dans Paris. À 70 %, le Parisien est un immigré.

Toute au souci de « croiser » réalités si difficiles à atteindre et représentations probablement trop fortes de ces réalités, tend à privilégier parfois, souvent, ce qui n'est qu'un scintillement (agréable à lire au demeurant) d'anecdotes à l'appui de l'argumentation - l'auteur les nomme joliment « l'écume quotidienne des incidents » - sur ce qui risquerait d'être une analyse trop classiquement « sociale ».

Modification de la sensibilité collective, nuit en voie de civilisation, Simone Delattre a voulu courir tous les risques d'une histoire de la sensibilité. Comment faire autrement que littérairement - et dans ce cas, on ne saurait généraliser - une histoire de la sensibilité à l'obscur ? Comment exprimer le « silence de la nuit » sans être tant soit peu impressionniste ? Est-il si vrai qu'il y a un « nouvel individu nocturne » ailleurs que dans la littérature ? Cela nous vaut de belles pages, un peu aventureuses à mon gré : c'est un risque que l'auteur n'a pas craint d'affronter, car elle sait toujours nuancer.

La nuit comme révélateur social, assurément, mais point trop. N'est-il pas un peu outré encore que de dire que « C'est peut-être après minuit que la revendication populaire du droit à la rue, indissociable du grondement insurrectionnel, prend sa forme la plus lancinante. » Mais voici que j'ai, tout d'un coup, achevant ce texte, l'impression de n'avoir outrancièrement retenu que quelques propos parfois excessifs, alors que dans le livre de Simone Delattre tout est nuance. C'est que, historien d'un social rétrograde, j'en conviens, j'avoue quant à moi préférer faire une histoire du Paris diurne. Je n'en suis peut-être que mieux placé pour admirer ce que je puis bien appeler l'exploit historique qu'est ce beau livre, et reconnaître n'avoir pas su suffisamment le dire.

L’association ouvrière 1851-1870

Par-delà le coup d’état, la continuité de l’action et de l’organisation ouvrières

Comment meurt une République ? Autour du 2 décembre, Actes du colloque de Lyon - décembre 2001.

Ceci n’est qu’un essai de prolonger dans le temps, modestement, l’immense travail de Rémi Gossez sur l’organisation des ouvriers de Paris en 1848/1851.

Les associations ouvrières et le coup d’état

On dit souvent que, contrairement à ce qui s’est passé à Lyon, il n’y aurait pas eu à Paris de véritable répression systématique du mouvement d’association ouvrière au lendemain du coup d’état. [1] Pour s’être faite dans la douceur, l’opération n’en a pas moins été efficace. Il y avait alors au minimum 200 associations ouvrières de production vers la moitié de 1851 ; on n’en dénombre plus après décembre que vingt-cinq.

Parmi les plus actives, ont été ou se sont dissoutes d’elles-mêmes l’Association Fraternelle des bijoutiers, celles de Peintres et doreurs en porcelaine, des Formiers, des Menuisiers, des Mégissiers, l’Association des patrons et ouvriers arçonniers de King, celui-ci s’étant compromis dans la résistance au coup d’état. Dissoutes encore l'Association fraternelle des ouvriers tailleurs de Saint-Denis, 39 rue Compoise, et surtout la Réciprocité de Wahry, dernière grande société de production de la Corporation. La Société typographique avait ouvert un atelier social, le Comptoir typographique, le 7 juillet 1850, pour employer ses grévistes, 2 rue du Paon (rue Larrey) ; il disparaît en 1852. Toutes les associations de marchands de vins, limonadiers, cuisiniers et restaurants coopératifs, qui étaient d’importants centres de sociabilité ouvrière, disparaissent. Le 17 janvier 1850 avait été formé un Syndicat général des associations culinaires. Ses sociétés de travail (elles étaient une quarantaine en 1851), sont toutes liquidées après décembre, sauf cinq. Il y aura plusieurs disparitions un peu plus tardives : l’Association coopérative des ouvriers lithographes, issue de la Société philanthropique de secours mutuel le Prado disparaît en 1854.

Mais on ne traite en général que des associations de production, partielles, celles qu’on va dire bientôt « coopératives »). Ces sociétés de travail ne sont pas les seules frappées ; sont aussi bien touchées les quelques sociétés à caractère corporatif qui subsistaient.
Le 27 décembre 1851 est dissoute la Société auxiliaire des Ouvriers chapeliers fouleurs, qui datait de 1834 et dont l’atelier coopératif contribuait à l’entretien d’ouvriers en grève, ainsi que la Commerciale des Ouvriers Chapeliers réunis, Lhote et Cie. L’Association des manufacturiers des cuirs et peaux aux Batignolles de janvier 1849 doit se saborder. La Société de Secours mutuels des ouvriers orfèvres travaillant dans la partie du couvert en argent, dissoute une première fois à la suite d’une grève en 1851, avait donné aussitôt naissance, le 1er novembre, à l’Association fraternelle des Ouvriers fabricants de couverts en octobre novembre 1851 ; celle-ci disparaît en 1852.

Plusieurs cas de répression étaient d’ailleurs antérieurs à décembre. La grande Association fraternelle des ouvriers tailleurs Bérard et Cie,23 rue du Faubourg Saint-Denis, avait été dû être liquidée dès la moitié de 1851. La société de Secours mutuels des Ouvriers imprimeurs sur étoffes, 6 cour Saint-Benoît à Saint-Denis, avait été dissoute sur décret présidentiel dès le 15 avril 1851. [2] Et surtout la Société Générale des Ouvriers chapeliers réunis, formée en mars 1849, dissoute par arrêté le 27 septembre 1851. Ses 1.500 membres avaient participé à la fondation de l’Association fraternelle, qui a cinq ateliers et dépôts en 1851. Cette Fraternelle de production est dissoute après décembre ainsi qu’une Association égalitaire des ouvriers chapeliers de mai 1849. Dissoute encore le 7 octobre 1851 la Société de secours mutuel des chapeliers fouleurs, qui donnait les secours de grève. La corporation des chapeliers, une des plus anciennement actives – ses premiers pas remontent à la Restauration - a payé le prix fort.

L’Association et la Corporation

Malgré tout, l’idée d’association et sa pratique vont tenacement survivre bien au-delà de 1851. Il faut bien entendre ce qu’on comprend alors par association. Pour bien des contemporains, le mot était vague : « Déjà (en 1848), retentissait de tous côtés le mot d’association, mot mal défini, mais ayant par cela même, une puissance magique, puisqu’il devait changer l’ancien état de choses et guérir les plaies sociales. Nous comprenons mal aujourd’hui la séduction et la puissance qu’exerçait alors ce seul mot sur les ouvriers et même sur les gens instruits. » [3] Historiquement, on a souvent rétréci l’extension du terme à l’association partielle de production ou de travail. [4] On étudie, en les distinguant trop clairement, plusieurs formes juridiques possibles d’association : sociétés de secours mutuel, de résistance, de crédit mutuel, de solidarité, chambres syndicales, alors qu’elles sont fréquemment dans la réalité intimement mêlées, sinon confondues. Un même corps de métier peut utiliser toutes ces formes, en même temps, successivement, ou concurremment. Association, qui va étroitement de pair avec Corporation, suppose dans tous les cas, la chose est claire dès 1848, un projet total, l’appropriation corporative des moyens de production, à quoi on peut parvenir par plusieurs détours.

On reviendra donc ici d’abord brièvement sur la démarche ouvrière concrète en matière d’association et d’organisation ouvrières telle que l’a décrite Rémi Gossez pour la période 1848/1851. [5]
La grande préoccupation des travailleurs parisiens de 1848 à 1851 est l’organisation du travail, ou mieux, comme le soulignait Gossez, l’organisation des travailleurs. Aux lendemains de février s’étaient multipliées les assemblées de corps de métier qui avaient pour projet la constitution de sociétés qui rassembleraient la totalité des ouvriers d’un même métier. Telles la Société générale, politique et philanthropique des Mécaniciens et serruriers, la Générale du bronze, celles des cordonniers et bottiers ou des papiers peints… Ces « générales » ont un ou plusieurs ateliers dits fraternels (et égalitaires), ateliers de secours corporatif ou de production. La corporation, corporation rajeunie, démocratiquement transformée, vise tout simplement à prendre en main la production.

Mais la IIe République pratiquait une politique limitative du droit d’association. Le décret de février 1848 reconnaissait « que les ouvriers doivent s’associer pour jouir des bénéfices de leur travail » ; Carnot y avait fait cependant ajouter le 27 mai 1848 la mention « sous réserve que les associations purement privées n’affecteraient pas le caractère de corps constitués ayant une existence propre ». La Commission d’encouragement aux associations ouvrières de juillet, formée pour aider à la formation d’associations ouvrières, avait refusé de subventionner celles qui pouvaient se révéler corporatives, donc « socialistes » : maçons et tailleurs de pierre, serruriers, menuisiers en bâtiments, tailleurs, chapeliers, cordonniers et bottiers, fondeurs en cuivre, dessinateurs sur papiers peints et tissus, tanneurs et corroyeurs, typographes : soit, à peu de chose près, la moitié des corps de métiers parisiens. Et la répression des lendemains de juin avait mis fin aux assemblées corporatives : la Générale des mécaniciens ne donne plus signe de vie après l’insurrection.

Les corporations et leurs sociétés avaient dû alors « se replier » sur l’association partielle de travail, généralement dite en ce cas « fraternelle ». Elle pourrait être un premier pas vers une future association corporative ; elle restait un centre légal minimum de cohésion dans le corps de métier, en même temps qu’elle était un refuge en cas de chômage ou de grève. Quelque deux cents ateliers s’étaient ouverts à Paris en 1849/1850, n’occupant qu’un petit nombre d’ouvriers, généralement d’élite, recrutés par la société dite « d’adhérence », autrement dit la corporation ou ses représentants. L’Almanach pour 1850 en recense 255 ; l’Almanach des Corporations nouvelles en dénombre 205 pour 1851 : il n’y a plus guère alors qu’une association pour chaque profession industrielle, contrôlée par des délégués de la corporation.

Il était vite apparu indispensable de solidariser ces associations partielles. Ce furent les projets successifs de Société des Corporations réunies de juin 1848, puis d’une Chambre syndicale du Travail, fin décembre, pour « relier entre elles toutes les associations et les centraliser ; […] (les) créditer au moyen d’une caisse commune et établir entre elles l’échange direct des produits. » Le projet fait long feu, comme la Banque du Peuple de Proudhon, puis Mutualité des Travailleurs, qui visait, au début de 1849, à une solidarisation des associations par l’organisation du crédit gratuit. En juillet 1849, une Union essénienne se voulait « association universelle, solidaire et fraternelle de producteurs et de consommateurs » ; elle ne vit que quelques mois.
Seule l’Union des Associations fraternelles de Jeanne Deroin, d’octobre 1849, paraît avoir trouvé un écho réel chez les travailleurs, ce que tend à prouver l’arrestation de ses dirigeants le 29 mai 1850. Elle prévoyait une commission centrale de tous les délégués des associations, et particulièrement la « mutualité du travail et du crédit […] qui sera fondée sur le développement de la production qui acquerra une impulsion puissante par le bon d’échange, intermédiaire pour l’échange réciproque des produits ». En étaient, entre autres, Bouyer et Cohadon, au titre de la société des maçons, le lithographe Jean-Baptiste Girard, membre de l’Association Polytechnique.

Un ultime projet, plus vaste, s’élaborait dans la seconde moitié de 1851, celui de la Presse du Travail, appuyée la Société typographique. Son audience fut alors probablement médiocre, mais les idées qu’elle répandait étaient grosses d’avenir. La Presse du Travail se donnait pour but de réorganiser les travailleurs sur la base de ce qu’elle nomme la corporation « nouvelle ». « Il y a nécessité, pour les associations partielles d’un même corps d’état, de s’unir dans une grande association corporative, et pour les corporations nouvelles ainsi formées par les réunions des sociétés partielles, de se grouper au moyen d’un organe central. […] À l’idée de pure résistance à la baisse du salaire, (les travailleurs) ont ajouté l’idée de l’association en vue de la possession des instruments de travail, association qui rend à les élever à la condition de fonctionnaires de la corporation et à faire disparaître toutes les distinctions de salariés, de bourgeois et de capitalistes. […] L’association corporative […] tend à réunir autour d’un même instrument de travail les savants, les artistes, les industriels, à les affranchir de toute domination et à substituer à l’exploitation parcellaire actuelle, de grands ateliers organisés. Sous ce rapport, elle mérite le nom de corporation. »

Un texte du 18 octobre 1851 de Victor Laugrand, gérant de La Presse du Travail, précisait : « Ce que nous entendons par association, c’est celle qui doit exister entre tous les travailleurs d’une même corporation. […] Ce que nous demandons et que nous voudrions voir se réaliser, c’est que l’instrument de travail ne soit plus la propriété exclusive d’un seul ou de quelques-uns, mais devienne la propriété collective d’une corporation toute entière. […] C’est là qu’est le salut du prolétariat. […]L’association partielle, toute imparfaite qu’elle soit, est chargée de la résolution d’une partie du problème, mais elle la résoudrait bien imparfaitement si elle n’avait pas pour but de faire participer la corporation toute entière au bienfait de sa conquête. Associations partielles, sociétés de secours mutuels, toutes n’ont qu’un même intérêt, l’affranchissement des travailleurs ; toutes doivent se réunir dans un commun effort, pour atteindre le même but : l’acquisition de l’instrument de travail au profit des ouvriers de même profession, au profit en un mot de la corporation. » [6]

1861 « L’organisation des travailleurs »

Rémi Gossez faisait déjà le lien entre ce texte et les thèmes que développe de nouveau, après le silence des années 1850, une « brochure orange » publiée en 1861, « L’organisation des Travailleurs par les corporations nouvelles », signée de 80 participants appartenant à diverses associations. La continuité est évidente : parmi les signataires, le fondeur en caractères Jean Brunelle, les passementiers Loy, (qui sera un des premiers membres de l’Internationale à Paris) et Célestin Parent, le typographe Bosson, qui tous quatre avaient appartenu à la Société de la Presse du Travail, ainsi que Jean-Baptiste Girard, qui avait été de l’Union des Associations et gère désormais l’Association polytechnique d’éducation des travailleurs.Le texte est pratiquement un décalque des propositions de la Presse du Travail.
« Ce n’est pas le travail qu’il s’agit d’organiser, mais les travailleurs. [...] Quand on parviendrait à organiser des associations partielles qui fonctionnassent, si l’on s’en tenait là on aurait manqué le but. C’est comme si, eu lieu de tendre à améliorer ou changer les rouages du gouvernement, on formait dans l’État une série de petits gouvernements particuliers. […] Chaque jour on demande des libertés communales et provinciales comme base d’une réelle liberté politique ; il n’est pas moins nécessaire de réorganiser les corporations afin de faire contrepoids à l’immense autorité que le progrès national a fournie au pouvoir central. […] L’autonomie corporative n’est pas moins légitime que l’autonomie nationale, et ne sera pas moins féconde. […] Les corporations, pour se relever, ont besoin de l’intervention de l’État, comme l’Italie, pour se relever, avait besoin de la France. Mais cette intervention doit être bornée au temps strictement indispensable à l’affranchissement. » Cependant « L’intervention prolongée (de l’État) serait mauvaise pour la corporation comme pour les nations. Elle doit, pour être efficace, être momentanée. […] Rendez-nous à nous-mêmes, puis laissez-nous suivre notre développement libre et régulier. »

Corbon a dit lui aussi dans Le Secret du Peuple de Paris l’importance qu’a conservée sous l’Empire l’idée corporative : « De tous les systèmes tendant à organiser le travail, celui qui donnerait une existence légale à la corporation serait celui qui répondrait le mieux au sentiment des ouvriers ; et j’ajoute que là où cette institution est le plus vivement désirée […] se trouvent précisément les travailleurs dont l’intelligence est le plus exercée, et qui sont les plus ardents partisans du progrès économique. » « Qu’y a-t-il au fond de la pensée des ouvriers qui songent à ressouder le lien corporatif ? […] Il y a le besoin d’une résistance collective à l’avilissement des salaires, et par suite à l’avilissement du travailleur. » [7]

Le thème de l’association nécessaire est fréquemment évoqué ou développé par les délégués ouvriers à l’Exposition universelle de Londres en 1862. Une forte minorité réclame la création de « sociétés corporatives », professionnelles, « chambres corporatives ». Les Bronziers, sous la plume de Mallarmet, souhaitent la reconstitution de la corporation, non pas la corporation fermée, « mais la corporation réformée, ouverte, accessible à tous », « démocratique ». Ils reprennent à leur tour les thèmes mêmes de la brochure orange. [8] « Le véritable remède aux misères de la grande masse ouvrière […], c’est la possession en commun des instruments de travail par les travailleurs ; autrement dit, c’est l’Association dans la production, c’est l’Association s’étendant, se généralisant, embrassant dans leur ensemble tous les modes, toutes les manifestations de la mutualité. Oui par elle, et uniquement par elle, par l’extinction graduelle du capital usuraire, des intermédiaires parasites, les travailleurs obtiendront […] le bien-être, la richesse même en tout temps, et de surcroît, entre égaux, la dignité et toute l’indépendance désirable. » « Tout en affirmant que l’Association doit être le fruit de la spontanéité, de la liberté, qu’elle doit résulter de l’initiative des travailleurs, nous soutenons également que c’est le devoir du pouvoir, de la gérance sociale d’en favoriser l’éclosion et le développement. […] À l’État, mais à l’État bien constitué, bien disposé, comprenant sa mission, incombe le devoir d'inciter les travailleurs à entrer dans cette voie salutaire. » On sait que l’état bonapartiste ne fut pas tout à fait insensible à cette revendication, tout en cherchant à la limiter sévèrement.

Le thème est plus clairement encore formulé encore par les délégués à l’Exposition de 1867. L’association est « le grand principe d’émancipation », visant à substituer le travail en commun au travail isolé. Elle « confond en un seul le patron et l’ouvrier. » « Le capital, fils du travail, s’est déclaré maître de son père. » Les délégués des Ferblantiers réclament « l’association sous toutes ses formes possibles, crédit, consommation et production », pour « nous soustraire au patronat ». Pour les tabletiers en écaille, « Le droit d’association doit figurer en tête des réformes demandées par la classe ouvrière ». Pour les orfèvres, « C’est à nous de constituer notre avenir et notre indépendance, et à un État bien constitué d’aplanir les difficultés, de nous aider à affirmer notre droit de vie matérielle et sociale. Nous y arriverons par la solidarité et l’association, qui seront la base de la société nouvelle. » Les cordonniers enfin :« Unisson nos efforts, groupons nos forces, associons-nous, à l’exploitation opposons l’association qui permet une répartition équitable et qui, au point de vue économique de production générale, est un véritable progrès. Opposons puissance à puissance, et tout en respectant les positions acquises, substituons-y graduellement un système économique profitant à tous. » [9]

Prolongeant l’idée, une majorité de délégués demande la constitution de chambres syndicales corporatives en face de celles des patrons. La chambre syndicale serait « une commission permanente qui dirige ou éclaire toute la profession, s’occupe de toutes les questions, salaire, chômage, assurance, statuts d’association, d’apprentissage « (délégués des ébénistes). Ces chambres seraient constituées – on cite pêle-mêle - pour « établir des liens fraternels entre tous les ouvriers d’une même profession », « arbitrer », « aider les conseils de prud’hommes, voire les remplacer partiellement pour juger les différends, juger les questions ouvrières mieux que ne font les prud’hommes » (délégués des mécaniciens), « surveiller l’apprentissage », « organiser le placement des ouvriers », la « prévoyance maladie et chômage », évidemment la résistance en matière de salaires, bref, « discuter tous les intérêts relatifs à notre industrie », en même que former, dans chaque cas, une association de production qui soit finalement corporative, pour « devenir maître de son instrument de travail ». [10]

Associations de travail et sociétés coopératives

La chaîne n’a jamais été vraiment rompue. L’organisation réelle des Travailleurs continue ou reproduit sous l’Empire ce qui avait été commencé en 1849/1851, et auparavant, procédant par la force des choses souvent comme à l’inverse : il faut aller plutôt alors de l’association partielle de travail, qui a pu survivre, à là société générale corporative qu’il faut reconstituer.

Dans les années 1860 subsistaient une quinzaine d’associations partielles de production, sans parler des groupes corporatifs clandestins, et c’est souvent sur cette base fragile que va renaître le mouvement d’organisation corporative. Pour ne citer que les grands corps de métiers, chez les tailleurs d’habits existe toujours l’association de travail la Solidarité, Carra et Cie, qui ne disparaît qu’en 1869 ; l’Association des fabricants de lanternes de voiture d’avril 1849, filiale de la fraternelle des ferblantiers lanterniers ; l’Association fraternelle des ouvriers menuisiers en fauteuils, qui continue d’exister en dépit de l’arrestation de son gérant Auguste Antoine en décembre1851 ; l’Association des Ouvriers tourneurs en chaises d’octobre 1848, commanditée par leur « société d’adhérence » ; les ouvriers facteurs de pianos, qui ont encore deux ateliers de bonne taille. Dans de plus petits corps de métier, l’Association pour la Fabrication des Cannes et Manches de Parapluies, dite la Famille ; l’Association fraternelle des ouvriers Lunetiers, qui va devenir elle aussi patronale, l’Association des ouvriers fabricants de limes. Les premières citées, celles des grands corps de métier, ont contribué à maintenir la cohésion dans la profession.
Trente-cinq sociétés de production se fondent encore à Paris de 1863 à 1866, s’ajoutant à la quinzaine qui datent de la période antérieure. On en compte en 1868 55, qui toutes pour la plupart existent encore en 1870. On parle désormais de sociétés « coopératives », et on tend, chez les théoriciens du moins, à substituer au terme d’association celui de coopération. [11] Le mot, d’origine évidemment anglaise, apparaît au début des années 1860. Au Congrès de Genève de 1866, le Mémoire des délégués français consacre tout un chapitre à « La coopération distinguée de l’Association ».

« Tandis que l’association englobe des individus qui, cessant d’être des personnes, deviennent des unités, la coopération, au contraire, groupe les hommes pour exalter les forces et l’initiative de chacun. L’association, c’est la subordination de l’individu au groupe. Ce qui fait au contraire, l’essence de la coopération, c’est que, grâce au libre contrat, les individus, non seulement s’obligent synallagmatiquement et commutativement les uns envers les autres, mais ils acquièrent encore par le pacte une somme plus considérable de droits et de libertés, sans avoir aucune atteinte à leur libre initiative, qui se trouve au contraire augmentée de toute la somme d’efforts apportée par chacun. Jusqu’à ce jour, l’association a voulu dire : soumission de l’individu à la collectivité aboutissant presque infailliblement à l’anéantissement de la liberté et de l’initiative individuelle. » Une petite presse fait propagande pour ce mouvement neuf, mais seulement en apparence. Du 1er novembre 1864 au 7 janvier 1866 paraît L’Association, bulletin des sociétés coopératives françaises et étrangères, mensuelle, puis hebdomadaire, dont le gérant en est Élie Reclus. Lui succède en août 1866, après son interdiction, La Coopération : le changement de titre est significatif. Celle-ci se transforme enfin le 1er décembre en un journal, La Réforme, journal du progrès politique et social, organe de la coopération. Parallèlement, de novembre 1865 à novembre 1866, avait paru La Mutualité, journal du travail, des sociétés coopératives et de secours mutuel : Pierre Vinçard, l’animateur du mouvement corporatif en 1848, y collabore ; son frère Jules, plus coopératiste, en est le gérant.

Jeanne Gaillard, dans un article de 1965, a donné, faute de référence suffisante à 1848, une interprétation trop limitative de ce mouvement. [12] Elle envisage exclusivement, et hors de contexte, le cas de l’association de production qui, selon elle, « en 1862/1863 et 1870, vit un second printemps qui n’aura point d’été ». Elle n’aurait été qu’un « pis-aller ». « L’association cherche à intégrer une troisième force sociale dans le système capitaliste, en aucune façon elle ne cherche à le renverser. En aucune façon elle ne prélude à un socialisme quelconque. […] On a l’impression que tente de s’esquisser un mode de production parallèle à la production capitaliste, à la foi analogue et rivale de celle-ci. […]« L’association apparaît comme une forme sociale résiduelle. […] Elle est un rêve, mais elle n’est pas une perspective du mouvement ouvrier, ou plutôt pas encore. » [13]
Il est exact que certaines professions ont choisi les voies étroites de la coopération proprement dite, qui n’a pas toujours été un échec. Exact également que se développera après 1870 ou 1890 un mouvement coopératif autonome. L’association de travail, dans les années ici étudiées est un but premier, toujours partagé par les meilleurs militants, ou plutôt préalable : ils sont rares à s’en contenter.

Parallèlement, quoique quelque peu en marge, se développent des sociétés de consommation à l’exemple anglais - dit-on du moins- de la grande coopérative de Rochdale. [14] 1848 avait connu aussi bien les sociétés de consommation. En 1850, la société des Ménages – entre autres - comptait quelque 2.500 sociétaires, avec sept succursales. Longuement décrit par Gaumont, le mouvement repart en 1864 avec la création d’une Association générale d’approvisionnement et de consommation, qui prend peu après pour titre la Sincérité ; parmi ses fondateurs, Delbrouck, Jean-Baptiste Girard, qui avaient été de l’Union des Associations, Carra, de La Réciprocité des Tailleurs, Bouyer, des Maçons … Le 14 mai 1866 s’ouvre à Belleville l’Économie ouvrière, avec en 1867 une succursale au Faubourg Saint-Antoine ; on y retrouve le passementier Parent. On compte en 1868 douze sociétés de ce genre dans la capitale ; il en subsiste six en 1870. On notera un cas qui pourrait bien faire apparaître l’évidence d’une continuité étroite avec le mouvement de 1850. Une société dite La Ménagère, association générale des familles pour la consommation, avait été fondée le 1er octobre 1850, 12 rue de la Fontaine au Roi. Varlin habite en 1865 au 22 de la rue : il fonde en1866 une société qui reprend le titre de La Ménagère, et, en avril 1868, devient la Marmite. [15]

Formes de la continuité

La continuité d’un mouvement d’association passablement tenace, en dépit et bien au-delà du choc de 1851, est évidente dans presque toutes les professions.

Il peut n’y avoir pas eu d’interruption notable. C’est le cas du Livre. La Société typographique de 1839, qui était dès cette date de résistance sans le nom, avait 1.500 adhérents au début de 1848. Tous ses dirigeants avaient pour un moment et arrêtés en décembre, mais la Société survivait, quoique divisée depuis 1850 sur la question du secours maladie entre celles qu’on appelle la Mère, la Société typographique et la Fille, l’Association libre du tarif. Elles se réconcilient et fusionnent en 1860, comptant alors à nouveau 1.500 adhérents.
Il existe un cas de reproduction presque à l’identique, qui permet de supposer une remarquable mémoire collective, ou du moins une survivance clandestine de la corporation. La Société de Secours mutuels et Fraternels des Imprimeurs sur étoffes de Paris et de ses environs (avec trois succursales, Paris, Puteaux, et Saint-Denis), autorisée en juillet 1848, avait établi un atelier sociétaire et avait été dissoute, on l’a dit, dès le 15 avril 1851. Après l’échec d’une grève des teinturiers en étoffes de 1866, une Société d’épargne et de crédit est formée en septembre 1866 à Puteaux, Courbevoie, Clichy, Suresnes et pays environnants, avec Benoît Malon, son ami Ange Née. Elle se transforme 13 octobre 1867 en société de consommation, La Revendication, Société civile de Puteaux, Courbevoie, Clichy et Suresnes, à qui existe encore en 1871. Elle est surtout une pépinière de militants pour l’Internationale dans la banlieue et après une nouvelle grève en juillet 1867, elle mène, sous la direction des mêmes hommes, à la formation de la Société civile d’épargne et de crédit mutuel des imprimeurs sur étoffes qui est le syndicat de la profession.

Continuité par l’association de production

Dans un corps de métier dont les effectifs sont aussi dispersés que celui de la chaussure, l’association de production a maintenu un indispensable semblant d’unité.
La vieille Laborieuse des cordonniers de 1840 avait contribué à la formation en 1848 de la Générale des Cordonniers et bottiers. Celle-ci a fondé en 1848 l’Union fraternelle, Association générale des ouvriers cordonniers et bottiers, avec une caisse philanthropique et une caisse commerciale ; la première donne le secours mutuel, la seconde doit créer une association de travail. Après le coup d’état, la caisse philanthropique se réorganise en société de Secours mutuels, qui n’en donne pas moins les indemnités de chômage. La Laborieuse subsiste également, avec sa société de production, Berthélémy, Vallerot, Locoge et Cie. Elle participe à l’élection des délégués cordonniers à l’exposition de Londres, et durera jusqu’en 1898. La société de secours mutuels La Cordonnerie fondée en 1860, délègue également à 1862 en même temps que les trois compagnonnages de la profession, les Compagnons du Devoir, l’Ere nouvelle du Devoir, l’Alliance fraternelle, scission de la précédente. [16]
En 1861, nouvelle tentative d’association de production des ouvriers cordonniers, 85 rue Rambuteau, sous la raison Bedouch et Cie. Parallèlement se constituait, en juillet 1866, la Société civile d’épargne et de crédit mutuel des ouvriers cordonniers dans le but de former une association de production. En octobre 1866/août 1867 1866, les mêmes hommes, notamment Bedouch, avec des cordonniers surtout de La Chapelle, de Montmartre, des Batignolles créent la chambre syndicale, 39 rue Saint-Sauveur : ce sont les cordonniers qui semblent avoir utilisé pour la première fois le terme de « chambre syndicale », en décembre1866.

Les ouvriers du métal, industrie au contraire concentrée, ont fait depuis leurs échecs relatifs de 1848/1850 quelques essais très limités d’associations de production ; ce sont elles qui ont dû avoir assurer un minimum de cohésion dans leurs corps de métiers. Ils semblent en tout cas vouloir reprendre en 1867/1868 le projet de « Générale » de 1848, lançant un avis « Aux ouvriers de toutes les professions se rattachant à la mécanique : ajusteurs, chaudronniers, dessinateurs, fondeurs en fer et en cuivre, forgerons, modeleurs mécaniciens, mortaiseurs, perceurs, raboteurs, tourneurs sur tous métaux, etc. » [17] Il n’en sortira que des chambres particulières, en premier lieu en septembre 1868 celle des ouvriers mécaniciens, le plus gros syndicat parisien qui compte 5.000 membres au début de 1870, et ouvre, active pendant la guerre et la Commune, une association de production.

Continuité par le biais du secours mutuel

L’organisation ouvrière a de toute façon toujours subsisté sous la vieille forme de la société de secours mutuel. Ces sociétés, qui s’étaient multipliées pendant la Restauration, anodines en apparence, ont dès ces temps anciens maintes fois constitué des centres de résistance ouvrière, tout particulièrement chez les chapeliers. On en comptait à Paris 264 en 1847, avec 22.600 membres, 348 en 1850. Audiganne dénombre en 1860 « au moins 383 », dont 123 approuvées, avec « guère moins de 80.000 membres ». [18] La Société de Secours mutuels des ouvriers tapissiers de Saint-François, qui remonte à 1818, a maintenu l’unité de la corporation après 1851. La Société centrale des artistes culinaires a survécu à décembre en se transformant en société de secours mutuel en janvier 1853. Celle des joailliers subsiste jusqu’en 1874 et n’est pas tout à fait étrangère aux grèves de la profession. Des sociétés de secours mutuel d’ateliers existent dans quantité de profession, chez les ouvriers en pianos des fabriques Érard, Pleyel, les ébénistes, les relieurs, les ouvriers du cuir…

Par la loi du 15/28 juillet 1850, les sociétés de Secours mutuels étaient déclarées d’utilité publique, mais voyaient leur activité strictement réglementée. Interdiction leur est faite de donner le secours chômage ou retraite, et il leur faut l’agrément du gouvernement. Le décret du 25 mars/2 avril 1852 met les sociétés dites « approuvées » sous stricte surveillance administrative ; leurs présidents sont nommés par l’Empereur. Les sociétés seulement « autorisées » jouissent d’à peine plus de liberté.

Ce ne sont pas nécessairement les sociétés innocentes que voudrait la législation. La société de Secours mutuels des maçons de 1840, qui vivra jusqu’en 1895, n’est pas sans lien avec l’Association Fraternelle des Ouvriers maçons et Tailleurs de pierre, 12 rue Monge, dont Bouyer est l’administrateur en 1869 comme en 1850. Ce 12 de la rue Monge va être le siège de l’Union syndicale des ouvriers en bâtiments de 1867/1868 qui cherchait à fédérer toutes les professions maçons, tailleurs et sculpteurs de pierre, couvreurs, plombiers… Une « Générale » encore en somme, mais qui ne donnera, difficilement d’ailleurs, naissance qu’à des chambres particulières à chaque profession. Les ouvriers en Papiers peints ont continué une vie clandestine avec Charpiot. président en 1848 de la Générale des ouvriers en papiers peints, président encore bureau électoral de la Corporation qui désigne les délégués à l'Exposition de 1862. La Société humanitaire (de secours mutuel) des ouvriers en papiers peint de 1847 vit toujours et compte 260 membres en 1863.

Du secours mutuel à la résistance

Le secours mutuel peut conduire à l’association de production et à la résistance syndicale étroitement mêlées. L’un des meilleurs exemples de continuité par ce biais est celui de la « Réunion » des coupeurs de chaussures. Elle était une dissidence en 1851 de la Société de secours mutuels des coupeurs et brocheurs de chaussures de 1847 (de Saint Crépin), sise 11 rue de la Cossonnerie. [19] C’était une société tout informelle, dite « l’Assiette », car il n’y a pas de cotisation imposée : lors de chaque réunion, les participants déposent leur obole dans une assiette. C’est la Réunion qui désigne les délégués à Londres en 1862, soutient les grèves pour les dix heures de 1862 et 1864. Elle compte 250 membres en 1857, 580 en 1867, et son lien est direct avec la Société de résistance et de solidarité des coupeurs tailleurs qui se forme en juillet 1868, et devient Chambre syndicale en décembre 1869, avec les mêmes hommes, Jacques Durand, Bestetti, Napoléon Gaillard, et le même siège 11 rue de la Cossonnerie. En 1870 elle ouvre une association de travail 71 quai de Valmy, dont les gérants sont Bestetti et Durand, qui travaille pour la Commune et ne disparaîtra qu’en1880.

On peut trouver bien des exemples d’une très longue continuité. La Société de secours mutuels des ouvriers Fondeurs en cuivre de la ville de Paris avait regroupé en août 1851 la vieille société de Secours mutuel de 1821 et la Bourse auxiliaire de prévoyance et de secours formée en 1833. Elle s’est maintenue au-delà du coup d’état, portant dans ses statuts que « le nombre des membres est illimité ». Son effectif oscille de 140 à 160 membres. C’est elle qui a pris la direction de l’agitation gréviste de 1853, 1855 (qui rassemble 1.700 fondeurs sur 2.000) et 1858. Elle est présidée par Grandpierre, également conseiller prud’homme de la profession et son délégué, avec Pischof à l’Exposition de 1862. Le 1er mai 1863, sur proposition de Pischof, est constituée une Société des Collectes centralisées pour les malades et les vieillards qui dirige néanmoins le mouvement pour la journée de dix heures. Elle passe tout aussi bien en 1865 à la production, ouvrant un atelier au 4 bis rue de la Pierre-Levée. Les fondeurs forment en outre le projet inabouti de fonder une chambre syndicale qui ne verra le jour qu’en septembre 1872 sous le nom de « Société de solidarité mutuelle des ouvriers fondeurs en cuivre ».

La Société des Ferblantiers d’avril 1848 avait paru disparaître après juin 1848. Elle s’est seulement rétrécie en atelier social, l’Association fraternelle et générale des ouvriers des ouvriers Ferblantiers réunis. Au moment du coup d’état, 200 ouvriers travaillaient dans ses deux établissements, 70 rue de Bondy et 51 rue des Vinaigriers. Plusieurs de ses membres ont été arrêtés en décembre, mais la Fraternelle et générale n’en a pas moins continué d’exister. Dissoute en mars1856 pour activités illégales, elle se reconstitue aussitôt comme société de secours mutuels. Ce sont huit de ses membres qui fondent 19 mars 1865 la Société de prévoyance et de résistance des ferblantiers tourneurs repousseurs, à la fois caisse de résistance et caisse de secours maladie, 471 adhérents en mai 1868. Elle est alors l’un des piliers de l’Internationale parisienne. Trente-huit des siens créent en 1868 la Société générale des ouvriers ferblantiers réunis, coopérative de production Fraget et Cie, 75 Faubourg du Temple ; il faut être membre de la société de résistance pour en faire partie.

La Générale des chapeliers, qui prolonge elle aussi une tradition qui remonte à 1817, s’est également maintenue sous le couvert d’une société de Secours mutuels. Dissoute en mai 1853 pour avoir soutenu une grève, elle est reconstituée le 31 octobre 1854. Quoique « autorisée » elle pratique le secours chômage autant que le secours mutuel, pour 750 sociétaires en 1855, 1.300 à 1.400 en 1866/1870. Trois tentatives échouent d’établir des coopératives de production à la suite de la grande grève de 1865. La Chambre syndicale des chapeliers proprement dite est constituée le 12 décembre 1869. Elle vaut d’être spécialement mentionnée, car elle est la première à n’être plus localement corporative : « La Chambre syndicale s’occupera immédiatement de fédérer toutes les sociétés de France et fera appel aux chapeliers des différentes nations. »

Naissance du crédit mutuel

On a là un retour au projet de Jeanne Deroin, qui avait développé l’idée de l’organisation nécessaire d’un crédit mutuel ouvrier avec l’Union des associations, puis dans sa Lettre aux Associations sur l’organisation du crédit de 1851.

En1856 se sont formées dans le Marais et le Faubourg Saint-Antoine de petites sociétés de crédit, « non déclarées, non autorisées, formées entre camarades, entre gens qui se connaissent bien. » [20] Il ne s’agit encore que de prêt mutuel à taux réduit, notamment pour la consommation. Mais très tôt le mouvement s’étend et élargit ses projets. Le 2 juin 1857 est fondée celle qu’on nomme la Société-mère du Crédit mutuel, la Banque de Solidarité commerciale. Elle essaime rapidement, et en juin 1861, les sociétés parisiennes de crédit existantes réunissent « une sorte de congrès » et élaborent des statuts type pour les Sociétés « de Crédit mutuel et de Solidarité commerciale ». Les neuves Sociétés de Crédit mutuel se donnent désormais pour but de rassembler les épargnes ouvrières en vue de l’établissement d’associations de production. Une toute première Société de Crédit Mutuel des ébénistes s’est constituée en ce sens à la fin de 1863, avec dix commissions dans le Faubourg Saint-Antoine ; elle groupe, avec plusieurs petites organisations similaires du faubourg, quelque 900 membres. On va voir qu’elle n’est pas sans postérité.

C’est également pour commanditer des associations de production qu’avait été fondée le 27 septembre 1863 la Société de Crédit au travail, à l’impulsion de l’icarien Beluze et au siège même du bureau icarien. Elle compte parmi ses fondateurs Cohadon de l’Association des maçons, Louis Kneip, facteur de pianos, du Crédit mutuel du Faubourg du Temple, Brosse, de l’Association des fondeurs, Beau, d’une association de mécaniciens, le bijoutier Claude Antoine Favelier. Celui-ci est un exemple de ces quelques hommes qui ont assuré la continuité du mouvement. C’est un ancien du journal L’Atelier, trésorier en 1850 de la Société des Ménages. Il appartient sous l’Empire, avec son fils Léon, lui aussi bijoutier en doré, tout à la fois à la société de crédit des ouvriers bijoutiers joailliers et à deux sociétés de Crédit mutuel locales, le crédit mutuel du quartier du Temple et l’Union nationale du Faubourg Saint-Antoine. [21]
Le Manifeste des Soixante (1863) évoque l’existence de trente-cinq sociétés de crédit mutuel « fonctionnant obscurément à Paris ». Audiganne note en 1865 qu’« Il existe […] à Paris, de trente à quarante sociétés de crédit mutuel. […] Toutes sont postérieures à 1857. […] Trente sociétés qui figuraient dans la statistique comptaient ensemble 432 sociétaires à l’origine ; elles ont aujourd’hui 1.367 membres, dont 834 sont des ouvriers. » [22] Selon Abel Davaud, il y en aurait en 1866 53, sans compter les dix groupes fondés par les ébénistes des quartiers de Charonne et des Quinze-Vingts. [23] En 1867, il y en a une centaine comptant 4.000 membres. [24]

Ces sociétés portent le nom de société civile d’épargne (menuisiers carrossiers, charrons, ouvriers en instruments d’optique, mathématique et de précision, 1868), d’épargne et de crédit mutuel (imprimeurs sur étoffes 1866, ouvriers fabricants de musique en cuivre 1868), de solidarité (ouvriers de la Céramique, 1868, passementiers 1868), de solidarité et de prévoyance (corroyeurs, 1868, Tonneliers 1869, tisseurs en canevas 1869). Elles ne vont pas pour la plupart s’arrêter à ce premier projet en apparence limité. [25]

Du crédit mutuel à la prévoyance et à la résistance

Le Crédit mutuel conduit lui aussi, indirectement ou directement, à la pratique de la résistance. L’exemple le plus parlant est celui de la Société de crédit mutuel et de solidarité des ouvriers du bronze. On note une belle continuité ici encore avec le mouvement de 1848/1851. Le 11 novembre 1849, l’union de toutes les catégories de bronziers s’était faite autour de la Société générale des ouvriers de l’Industrie du Bronze : une société civile « d’adhérence », (la corporation) préparait l’Association générale Libre, Égalitaire et Fraternelle des Ouvriers de l’Industrie du Bronze, ouverte en octobre 1851 dissoute dès le lendemain du coup d’état. L’organisation s’est maintenue clandestinement dans la profession. En novembre 1860 se fonde une minuscule Société de Crédit mutuel des ouvriers du Bronze, filiale de la société-mère de 1857. C’est elle qui nomme les délégués à l’exposition de 1862, dont Mallarmet. Jules Placide Mallarmet est un second exemple, probablement le meilleur, de ces hommes trop obscurs qui ont maintenu le flambeau. Ancien du journal communiste La Fraternité des années 1840, il a été de la Générale des Bronziers, délégué par sa corporation à la première exposition de Londres de 1851, condamné en 1851 à Algérie plus, et, retour d’exil, délégué de nouveau à l’exposition de1862. Il participe encore activement, à 51 ans, à l’organisation de la grève de 1867. C’est du premier crédit mutuel, apparemment limité, que sort, en janvier 1865, immédiatement après la grève de 1864 pour les dix heures, la Société de Crédit mutuel et de Solidarité des ouvriers du Bronze, 11 rue de l’Oseille. C’est la Solidarité qui organise à son tour la grande grève de 1867 ; elle comptait 3.000 adhérents en fin 1865, elle en a 6.000 au moment de la grève.[26] Elle vise tout aussi bien à la formation d’une association de travail corporative. [27] « La tâche de l’avenir, nos camarades l’ont tous devinée. Si la grève améliore notre salaire, elle nous oblige par cela même à consacrer une partie de la surélévation obtenue à une besogne qui doit achever notre émancipation. […] Allons donc de l’avant, l’émancipation complète s’y trouve : L’ASSOCIATION. » Les statuts et pratique de la société des Bronziers ont été imités par les Tailleurs, les Ferblantiers.

Le passage à la résistance a été généralement moins direct. Le 19 décembre 1863 naît la Société de crédit mutuel des ouvriers facteurs de pianos et orgues, dans le seul but apparent de fonder une association de production. Elle a pour gérants Vivier et Cie, puis Jeanningros, 108 sociétaires en 1864. Sept de ses membres ont immédiatement mission de former la commission de grève de décembre 1864, pour les dix heures, et un salaire de 0,50 franc de l’heure ; il y aura 2.000 grévistes. La société de crédit mutuel, 367 membres, rachète une ancienne association de production en avril 1865. Elle prend en1870 le nom de Société de crédit mutuel et de prévoyance des ouvriers facteurs de pianos et orgues, avec toujours pour gérants Jeanningros et Vivier.
La Société de résistance et de solidarité des ouvriers lithographes, fondée en 1864 par la minorité de la société de secours mutuel Le Prado donne aussi bien le secours chômage, notamment lors de la grève de 1865 ; elle a alors 400 adhérents. Ce sont de quelques-uns de ses membres qui fondent la coopérative Guillaumin et Cie mars 1866. Des dissidents du Prado et de la Résistance forment ensemble, le 18 juillet 1868 la Société de solidarité et de prévoyance des ouvriers lithographes qui compte à la fin de 1868 593 membres.Les trois sociétés, Prado, Résistance et Solidarité vont continuer un temps une existence parallèle ; leur fusion, préparée en mars 1871 se réalise en 1872, rassemblant 1400 adhérents.

On ne manquera pas de citer enfin la Société civile d’épargne et de crédit mutuel des ouvriers relieurs, fondée en 1857, autorisée, suspecte de néo-bonapartisme. En mai 1866. elle s’épure, et avec Clémence, Varlin, et le petit groupe d’Internationaux qu’ils ont rassemblé autour d’eux, devient purement et simplement, sans le nom, le syndicat de la profession.

Du crédit mutuel à la chambre syndicale

La continuité, chez les Peintres en bâtiments, remonte presque au début du siècle. Leur « Fraternelle » possédait quatre succursales de production en 1851. Elle était fille de la société de Secours mutuels La Parfaite Union, de 1811, qui reprend le flambeau après 1851. Avec la participation active de celle-ci, la corporation se met en grève an août 1852 pour les 4 francs pour dix heures. En octobre 1866, les peintres forment une Société civile d’épargne et de crédit qui ouvre en février 1869 la coopérative l’Union fraternelle des ouvriers peintres en bâtiments. Ce sont des membres de la société d’épargne qui fondent en avril 1867 la Société de solidarité et de prévoyance des ouvriers peintres en bâtiments, 1.800 membres fin 1867, qui a le même siège que la société d’épargne et crédit. Ses statuts sont calqués sur ceux des bronziers. Elle fonde la coopérative du 56 rue Sedaine. Et si la Société de solidarité doit se dissoudre au début de1869, quelques mois après, en août, se constitue sur ses débris la Chambre syndicale, 14 rue des Deux-Ponts, toujours avec les mêmes hommes.
Les tailleurs avaient demandé en 1862 qu’il leur soit permis de constituer une chambre syndicale mixte, « mi-partie ». Une société de secours mutuel antérieure à 1848, libre, non autorisée, s’était maintenue après 1851 ; une seconde, autorisés est formée le 30 juin 1865. En même temps que cette dernière, l’Association générale d’ouvriers tailleurs (de production), Sauva et Cie, 33 rue de Turbigo, de 1863 assure la continuité. Les membres des deux sociétés constituent le comité qui anime grande la grève de mars-avril 1867, au cours de laquelle se constitue la Société de crédit mutuel, de solidarité et de prévoyance : ses statuts, on l’a dit, reproduisent ceux de la Société des Bronziers et elle prend dès juin 1868 le nom de Chambre syndicale.

L’Association fraternelle et démocratique des ouvriers menuisiers 24 mars 1848, puis « Corporation des menuisiers », avait pris le nom, le 21 mars 1849, de Corporation en Secours mutuel des Menuisiers, qui prévoyait la formation d’une association de production, et surtout s’étendait en 1852 à tout le département de la Seine. Elle n’est plus en 1858 qu’une société de Secours mutuel ordinaire, avec seulement 270 adhérents, donnant seulement les secours maladie, infirmité et vieillesse : elle subsistera jusqu’en 1879 sous son titre quarant’huitard. Mais, parallèlement, et sûrement liée avec elle, naît en 1865 la Société de crédit mutuel et solidaire des menuisiers en bâtiments du département de la Seine qui devient, le 8 décembre 1867, l’Union fraternelle, société civile d’épargne et de crédit et ouvriers menuisiers en bâtiments, et ouvre d’abord un atelier coopératif, l’Association de production des ouvriers menuisiers en bâtiments du département de la Seine, 1 rue Gay-Lussac C’est d’elle que naît, en août 1869, L’initiative, chambre syndicale des ouvriers menuisiers.

L’idée de société « générale » comme en 1848, paraît toujours vivace. On l’a vu dans le cas des mécaniciens, des bronziers, ou du bâtiment. Dans un corps de métier où la continuité avait été assurée, on l’a vu, par l’association de production et de multiples sociétés de crédit mutuel, la Société de Prévoyance et solidarité contre le chômage de toutes les spécialités des ouvriers de l’ébénisterie, fondée en 1864, est le moteur de la grève de novembre-décembre de la même année et de celle du meuble sculpté en 1865, en même temps qu’elle forme le projet, à la suite de l’échec des deux grèves, d’une Société générale coopérative de l’ébénisterie. Le corps de métier a tenté d’aller plus avant encore, en dépit de la dispersion géographique des ouvriers et surtout de la multiplicité de leurs spécialités. En mai/juillet 1868 est formé le projet d’un syndicat général de tous les ouvriers de l’ameublement du département de la Seine. On y retrouve les mêmes hommes que dans la Société de Prévoyance. [28] Ce projet d’une société vraiment générale ne parvient pas à se réaliser, mais il a contribué à rapprocher la Prévoyance et une Société de protection (contre le chômage) des ouvriers s ébénistes de la ville de Paris de décembre 1867. Toutes deux fusionnent en une Union corporative d’assurances mutuelles des ouvriers ébénistes, syndicat de l’ébénisterie, puis seulement chambre syndicale de l’ébénisterie. [29] Il provoque également la naissance en 1869 de chambres particulières, du Meuble sculpté, des Tourneurs en chaises, Dessinateurs, Menuisiers en meubles antiques, Menuisiers en sièges, Sculpteurs en bois, Marqueteurs. Une Chambre syndicale particulière des Tapissiers avait été fondée en août 1868 ; Dassié, l’un de ses organisateurs et son trésorier était déjà membre de la société de secours mutuel. Association partielle de travail, sociétés de secours, de crédit, de prévoyance, chambre syndicale, tout alors est décidément bien difficilement dissociable.

On dénombre en 1870 106 sociétés qu’on peut déjà dire de type syndical, dont 71 adhèrent à la Chambre fédérale des Sociétés ouvrières de décembre 1869, et une petite vingtaine à l’Association Internationale des Travailleurs. Leur histoire reste à écrire. Mais ceci dépasse mon projet, qui n’était que de souligner cette persistance et cette continuité tenaces de 1848, sinon auparavant, à 1870 et au-delà, avec des transitions ou des transformations toujours au fond presque insensibles, de l’idée associative corporative, qui est bien plus qu’un prélude à la syndicalisation généralisée des ouvriers parisiens qui s’opère à partir des années 1880.

[1] F. Hubert-Valleroux, Les associations coopératives en France et à l’étranger …, 1884, Gaumont, Histoire de la Coopération.

[2] Article de Jean Macé dans la Presse du Travail, 1851. L’Association fraternelle des Imprimeurs sur étoffes de Paris et des environs, atelier sociétaire, se maintient cependant pour un temps.

[3] F. Hubert-Valleroux, Les associations coopératives…, Paris, p. 28.

[4] Ainsi Gaumont dans son Histoire de la Coopération, 1924, par ailleurs si bien documentée.

[5] Rémi Gossez, Les ouvriers de Paris,1964.

[6] Victor Laugrand (et non Langrand comme il est répertorié dans le Maitron), professeur, membre de l’Association fraternelle des Instituteurs, institutrices et professeurs démocrates socialistes, 18 octobre 1851, Almanach des corporations nouvelles, p. 181/182.

[7] Le Secret du Peuple de Paris, 1863 p. 144.

[8] Mais ce texte ne fait aussi bien que reprendre les principaux thèmes des statuts de mars 1850 de la Société générale de l’industrie du bronze dont Mallarmet était membre.

[9] Exposition Universelle de 1867 à Paris, Rapports des délégations ouvrières, Paris, 1868, passim.

[10] Une commission d’initiative pour la formation des chambres syndicales est peu après formée par les délégués de1867.

[11] En 1857, le vicomte Anatole Lemercier publie ses Études sur les Associations ouvrières ; en janvier 1863, paraît de l’icarien Beluze, Les Associations, conséquences du Progrès ; en 1864, de Casimir-Perier, Les Sociétés de coopération, puis Les Sociétés coopératives et la Législation (1865). En Janvier et février 1865, l’économiste Walras donne trois leçons publiques et publie Les Associations populaires de consommation, de production et de crédit.

[12] Jeanne Gaillard, « Les associations de production et la pensée politique en France 1852-1870 », Mouvement social, n° 52 juillet-septembre 1965.

[13] J . Gaillard, art. cité, p. 64-69.

[14] Les idées rochdaliennes ont été introduites en France par l’économiste V. A. Huber et en novembre 1862/avril1863, le Progrès de Lyon publie l’Histoire des Équitables Pionniers de Rochdale que vient de traduire Talandier.

[15] Gallus (de Bonnard) avait publié en 1865 La Marmite libératrice ou le Commerce transformé, d’inspiration fouriériste.

[16] On doit négliger ici le vieux mouvement du compagnonnage qui existe également chez les ferblantiers, les ouvriers en voitures, évidemment les charpentiers… L’Union du Tour de France des années 1830 et 1840 a pour président Chabaud et ouvre en 1857 un bureau pour les tailleurs, un autre pour les charrons.

[17] Appel à une réunion générale le 14 juin 1868, Opinion nationale, 10 juin 1868.

[18] Armand Audiganne, Les populations ouvrières, t. I., 1860, p.360.

[19] Commission ouvrière de 1867. Recueil des procès-verbaux des assemblées générales des délégués et des membres des bureaux électoraux, p. 287, article du coupeur de chaussures Jacques Durand.

[20] Dépositions de Coquard, ouvrier relieur et président de la société de secours mutuel de la profession lors de l’Enquête sur les sociétés de coopération, 1866, p. 394.

[21] Fin 1864 ou début 1865, la Caisse d’escompte des associations populaires, Walras et Cie, 141 rue Saint-Martin, joue un rôle identique, mais n’est pas d’inspiration ouvrière.

[22] Armand Audiganne, Les ouvriers d’à présent, 1865, p. 362.

[23] L'Association, n° 34, 20 mai 1866.

[24] Almanach de la Coopération pour 1868.

[25] La faillite du Crédit au Travail, le 13 décembre 1868, a d’ailleurs contribué à l’affaiblissement du mouvement purement coopératif étroit.

[26] Elle ne prendra cependant le nom de Chambre syndicale et société de solidarité des ouvriers du bronze qu’en avril 1872.

[27] Historique de la grève du Bronze, p. 56.

[28] Commission ouvrière de 1867..., t. II, p. 272, 1868/1869.

[29] L’Ouvrier de l’Avenir, n° 3, avril 1871.

le mouvement associatif de la Révolution ...

Le mouvement associatif populaire comme facteur d'acculturation politique à Paris de la Révolution aux années 1840. Continuité, discontinuités

Annales historique de la Révolution française, 1994, n° 297 p. 493-516

Je ne prétends pas apporter ici de choses vraiment originales. Chacun reconnaîtra les emprunts, considérables, que j'ai pu faire à tel, bien meilleur spécialiste que moi.[1] Et je ne traiterai que de Paris, trop peu connu, probablement un cas exceptionnel, limite (moins sans doute d'ailleurs que Lyon).

J'ai toujours eu, je dois l'avouer, l'ayant accepté dès le départ comme chacun comme une lumineuse hypothèse, bien de la difficulté à manier le concept de sociabilité. On reconnaîtra qu'il est flou, depuis surtout qu'on a trop largement étendu, ce qui a contribué à l'obscurcir. Je me rapproche ici volontiers de Daniel Roche qui reprend la stricte définition d'Agulhon de 1968 : « La sociabilité [...] définie comme l'aptitude des hommes à vivre intensément des relations publiques. » L’« étude des comportements associatifs volontaires » doit déboucher sur « la manière dont ils peuvent engendrer une dimension politique neuve ». J'ai donc préféré dire ici dire mouvement associatif populaire, entendant par ailleurs par peuple la « classe estimable et laborieuse des ouvriers », pour reprendre le mot de Bailly ; ce que les historiens anglais désignent du terme de « respectable artisan ».
On verra la méfiance qui est la mienne pour ce qui me paraît n'être souvent que des généralités plates, qu'on dit sur la rue ou le cabaret. Arlette Farge a écrit sur le « cours ordinaire des choses » de bien jolies broderies. Ce cours ordinaire ne me passionne guère, et ne m'intéressera pas ici. J'exagère bien sûr, mais ne faut-il pas que quelque chose sorte tant soit peu de l'ordinaire pour qu'il y ait lieu d'en faire l'histoire ? Quand les 5 et 8 mars 1848 la corporation des menuisiers se réunit, c'est « non pour le plaisir d'être ensemble, mais seulement pour réclamer nos droits ».

Continuité, discontinuité, mon titre est à coup sûr médiocre. J'entends qu'il y a ici matière à tisser un lien qui, pour des raisons sans doute de coupures très universitaires, n'est que rarement fait entre XVIIIe siècle, Révolution, et début du XIXe siècle. À tenter également une périodisation : je ne veux pas dire par discontinuité « mutations » brusques, mais qu'il y a eu des moments forts qui ont, à l'occasion de sauts chronologiques, révélé des changements qui étaient en voie de se faire en profondeur. La Révolution elle-même : les années 1820, grande époque de formation des mutuelles ouvrières ; 1830-1834, courte mais forte période de liberté, puis 1840, temps de grandes grèves. 1848, quand, comme le dit Martin Nadaud, d'ailleurs excessivement : « L'ouvrier se découvrait une volonté et entendait ne plus subir passivement » : la découverte avait été en fait bien antérieure.
La seule continuité qu'on puisse, je crois, établir clairement, est celles des sociétés de secours mutuels, plus généralement des sociétés ouvrières sous toutes formes diverses que peut prendre leur « mutualité » (mot qui n'existe pas encore). Je ne crois pas au « trou noir » après la loi Le Chapelier. [2] Comme Sieyès, probablement, les sociétés ouvrières ont « vécu ».
Ce que je soulignerai en revanche, c'est, du moins me semble-t-il, l'échec des autres formes, tout particulièrement les politiques, celles des clubs ou des Sociétés populaires de la Révolution en dépit de leur importance aujourd'hui soulignée. Je ne vois que le patriote Palloy dont je puisse affirmer que, par lui et sa fille, s'établit une continuité du sans-culotte aux républicains des sociétés politiques des années 1830-1840. Il n'y a pas continuité entre la Société des Droits de l'Homme de 1832-1834 et les clubs de 1848, sauf par quelques hommes. En 1848 tout le monde note l'oubli de club, mot qu'on ne sait même plus comment prononcer, comme le rappelle Maxime Du Camp.[3] Le club est « momentané », il ne me paraît pas laisser d'empreinte durable. L'idée sans doute sera trouvée discutable.

Je tenterai de déboucher sur le problème de l'acculturation politique ; portant attention ici à une sociabilité « horizontale », égalitaire, « démocratique ». Il de devrait plus y avoir aujourd'hui de coupure entre le social et le politique, et le mouvement associatif populaire dont je parle me paraît bien conduire directement à un comportement politique. Maurice Agulhon, parle volontiers de « descente de la politique vers les masses » : cela m'a toujours un peu choqué. N'y a-t-il pas aussi bien et en même temps montée des masses vers la politique ?

Formes élémentaires

Je n'établis pas ici une hiérarchie ; je m'efforce seulement de dresser catalogue de ce qu'il m'est loisible ici d'envisager.
ll y a certes d'abord une sociabilité élémentaire, diffuse, et traditionnelle. Sociabilité donc du « cours ordinaire des choses », de maison, de rue, de quartier ou mieux de voisinage. Cette sociabilité, réelle mais banale, on ne l'observe « activement » qu'en temps exceptionnels, quand par exemple les habitants d'une même rue se mettent à édifier des barricades. Les lieux de sociabilité populaire parisienne de toute façon sont innombrables : la Bastille, le Temple, la Pointe Saint-Eustache, la place du Trône (avec ses fêtes à la barrière), les boulevards du Nord (et pas seulement le boulevard du Crime) les Portes Saint-Denis et Saint-Martin... Mais que se passe-t-il d'autre, dans ces sortes directes, naturelles de sociabilités, qu'une vie toute banale ? Place de la Bastille : [4]

« Assis autour de la colonne, sur le rebord de pierre, les ouvriers prennent l'air, la journée finie, lisent, cau­sent. Des soldats montrent leur culotte rouge, des voltigeurs leurs épaulettes jaunes, parmi ces blouses bleues. Il fait chaud, il fait bon. Un marchand de chansons, monté sur un tabouret, entouré de monde, chante ses cahiers en s'accompagnant de la guitare. On entend le cliquetis d'une sonnette, puis: A la fraîche, qui veut boire ? çà et là aussi un escamoteur, le dernier des escamoteurs ! Partez muscade ! Tout cela à la fois paisible et fourmillant de gens, de garçons, de filles en bonnet ou têtes nues. C'est la promenade des faubouriens de Saint-Antoine. »

Il y a naturellement le lieu par excellence de rencontre, le café, le cabaret, la guinguette. Aurai-je fait beaucoup avancer les choses si je décompte après d'autres 3.000 cabarets (ou 4.300 ?) à Paris en 1789, que je comparerai à 4.408 marchands de vins cabaretiers, 753 limonadiers et maîtres d'estaminets, 94 débitants d'eau-de-vie, 725 marchands de liqueurs, 1.255 gargotiers en 1853 ? Rappeler leur rôle est tellement classique que je n'en parlerai guère. On y boit, on y peut boire immodérément. On y cause bien sûr, de tout et de politique. Il en est de multiples exemples, ceux que donne Canler dans ses Mémoires sous la Restauration. Vers 1833 des ouvriers parisiens, notamment du bâtiment, se retrouvent au café Momus. [5]

« Le chef de cet établissement était un vieux soldat qui sortait de la Garde impériale, le brave Bulot. Il adorait son maître, le lion des grandes batailles, qui avait passionné les hommes de sa génération. Cette maison était devenue un lieu de rendez-vous pour les vrais patriotes ; bonapartistes et républicains y fraternisaient ensemble. » [...] « Ce souffle révolutionnaire que nous respirions au café Momus nous empêchait de perdre l'espoir de voir un jours la réalisation de notre rêve, c'est-à-dire l'avènement de la République. »
Mais enfin il ne s'agit là que de lieu, de réceptacle, non de forme de sociabilité « créatrice ».

Je ne dirai presque rien du bal populaire récemment étudié. [6] F. Gasnault le note fort bien. C'est là une forme de sociabilité qui n'est « démocratique (qu'en) en apparence, [...] au fond plus exclusive que les salons du noble faubourg. Jusques aux chiffonniers qui, par droit de conquête, se sont réservé d'inabordables sanctuaires à la barrière du Maine. » Il y a les bals de maçons, de charpentiers (compagnonniques), de domestiques, d'Auvergnats, d'étudiants, de militaires. [...] Au bal de la rue de Paradis au Marais, « on (ne) reçoit que des petits maîtres peu aisés qui aiment à se réunir avec leurs femmes et leurs enfants, tels que maîtres maçons.... Ce bal n'est pas ouvert à tout le monde. » Le bal de toute façon n'est à l'évidence guère propice aux confidences politiques, sauf conditions exceptionnelles. En mai 1831, à l'Élysée des Dames, barrière Montparnasse, on crie tous les dimanches : A bas Louis-Philippe, Vive la République.
Je n'évoquerai guère non plus ce qu'on ne peut appeler qu'improprement un certain « folklore » parisien. Du charivari, qui dès le XVIIIe siècle paraît exceptionnel, je vois un exemple encore, celui que des jeunes fondeurs de cuivre en 1832 font à un contremaître détesté ; mais il est lié à une grève. Le Carnaval, supprimé par la Révolution, réapparaît en 1799, et connaît, momentanément, au lendemain de 1830, un regain de faveur. Populaire bien sûr la descente de la Courtille, qui partait de chez Papa Desnoyer : « Des menuisiers, des cordonniers, des marchands, des commis, des étudiants, toutes espèces de gens, mêlant et confondant les conditions et ne connaissant plus aucune distance. » Mais c'était aussi le festival de Milord l'Arsouille et des bourgeois encanaillés. Le regain apparaît factice, et très vite, les Carnavals deviennent des entreprises financières qui n'ont rien de spontanément populaire, si jamais cela a été le cas. L'intéressant me semble ici la fin d'une certaine vulgarité populaire, comme diraient les ouvriers moralistes du journal L'Atelier, le développement dans le peuple d'une vertu de « décence », et le déclin de la violence populaire. Les combats d'animaux de la barrière du Combat s'interrompent en 1833. Irait-on vers un comportement plus « humanisé » des classes que le préfet Gisquet appelait non pas dangereuses, mais « sauvages » ?

Une nouveauté incontestable intervient dans le domaine de la sociabilité de cabaret : la goguette. Forme d'imitation, qui tire à l'évidence son origine les sociétés chantantes ou épicuriennes du XVIIIe siècle, avec quelque apport, dit-on, des chansons de travail ou à boire, et des airs de vaudeville à la mode.

« C'est dans le courant de 1817 qu'on vit apparaître les premiers goguettiers. [...] Comme au temps des mazarinades, le peuple se consolait et se vengeait en chantant. Durant les premiers jours, ce fut dans l'ombre et à l'écart, le plus loin possible de messieurs de la police, que l'on chanta ; mais peu à peu le besoin de se réunir se fit sentir plus vivement; on essaya quelques petits festins à la barrière. Les souvenirs de la société du Caveau tourmentaient d'ailleurs les chansonniers du peuple, les épicuriens en veste et en blouse, et les goguettes furent organisées. Dès l'année 1818 le nombre de ces réunions était incalculable... » [7]
Il y en aurait 300 en 1818, près de 500 en 1836 ; selon Larousse, on en trouvait en 1840 « dans presque chacune des rues ». Leur rôle politique a été aisément, peut-être trop aisément affirmé. On a peu de sources, et ce sont toujours les mêmes. On songe en fait surtout, s'agissant des goguettes, des goguettiers et de chanson (politique ou politisante), à des exemples extrêmes. Béranger n'a rien d'un goguettier populaire, et guère plus Debraux, si leurs chansons, celles de Debraux surtout, sont en effet reprises par le peuple. Avec des goguettiers qui sont déjà des poètes chansonniers, Lachambeaudie, Charles Vincent, Gustave Leroy, Charles Gille (des Animaux), Hégésippe Moreau (des Infernaux), Brazier (des Enfants de la Gloire), est-on bien encore au niveau d'une sociabilité populaire ? Retenons pourtant que Vinçard aîné attribue aux goguettes un rôle d'école politique du Peuple, et cela a été sûrement vrai, du moins pour la période de la Restauration: [8]
« Si critiquées, si ridiculisées depuis, il faut pourtant reconnaître qu'elles étaient, à cette époque, des écoles puissantes d'enseignement patriotique. C'est dans ces réunions que les ouvriers de Paris allaient puiser l'amour de nos gloires nationales et des libertés publiques. C'est dans les belles épopées de Béranger que le peuple retrempa ce courage héroïque qui lui fit accomplir en trois jours cette Révolution providentielle de 1830, portant le dernier coup à ce vieil attirail de monarchie par droit de naissance. Si l'on réfléchit aux conséquences qui devaient en résulter, on constatera que c'était bien la première étape de la marche progressive de l'intelligence populaire… »
Vinçard met fortement en lumière le thème qui devient alors commun de l'isolement du prolétaire, qu'il faut rompre. Seul, il est perdu, il ne se sauvera qu'avec les siens, par « l'association »

« En effet, si l'on considère l’isolement dans lequel vit l'homme du peuple, sans guide, sans protection, perdu dans la foule au milieu de passions et d'intérêts si contraires, dans cette confusion de luxe insolent et de misères poignantes, de bigoterie et d'irréligion, des despotisme absurde, de folle indépendance, et par-dessus tout d'égoïsme général, en considérant dis-je cet isolement, on verra cet homme du peuple, vivant ignoré de tous, comme il s'ignore soi-même; or, ce n'est qu'au contact de natures d'élite, douées de puissance attractive et de mérites supérieurs, que l'adulte peut sentir sa vocation, apprécier ses tendances naturelles, acquérir enfin la connaissance des autres et de lui-même. »
Ce qu'on observe ici, c'est bien la « descente » de la culture littéraire et de la politique vers les masses. Ce que je ne nie nullement ; cela seulement ne me semble pas suffisant. Notons encore en ce sens que Nerval (qui fut des Enfants de Syracuse) aperçoit, dans le cas d'une goguette qu'il visite, des influences symbolico-maçonniques. On y entrait par une porte « surmontée d'une équerre dorée » :
« Êtes-vous du bâtiment ? [...] Ils se firent les attouchements obligés, et nous pûmes entrer dans la salle. Le bureau, drapé de rouge, était occupé par trois commissaires fort majestueux. Chacun avait devant soi sa sonnette, et le président frappa trois coups avec le marteau consacré. La Mère des compagnons était assise au pied du bureau. » [9]

La plupart du temps, les noms que se donnent les goguettes sont insignifiants, s'ils se veulent populaires : Animaux, Gamins, Lapins, Oiseaux, Insectes, Lutins, Ménestrels, Sans Souci, Écureuils, Gamins de Paris, Triboulets, Francs-Gaillards, Francs-Canonniers; ou bien ils n'évoquent qu'une vie joyeuse : Braillards, Bons Diables, Bons vivants, Bons Enfants, Enfants de la Halle, et, cela va de soi, Enfants, Soutiens de Momus... L'imitation sociale conduit à quelque prétention pédante : Bergers de Syracuse, Athénée, Institut, Cercle lyrique, Épicuriens, Fils d'Anacréon, Enfants de la Lyre, d'Apollon, Lice chansonnière; mais cette dernière se transforme en 1835 en « Amis de la Vigne ».
Des noms bien sûr évoquent la « gloire » napoléonienne : Amis de la Gloire, Grognards, Vrais Français… Et certes la « vertu d'amitié » (je vais insister sur les vertus de sociabilité populaire) y est cultivée tout particulièrement : Amis, Joyeux Amis, Amis de l'Étoile, de la Chanson, de la Pipe, des Arts, du Progrès, du Siècle... Mais enfin aussi (probablement surtout) Amis de l'entonnoir, Enfants de l'Entonnoir, Nourrissons de Bacchus et Soutiens de Silène...
Les ouvriers du journal L'Atelier, d'un grand moralisme, parce qu'ils sont catholiques buchéziens, mais aussi et d'abord parce qu'ils sont républicains, sont aussi hostiles, et violemment, aux goguettes qu'aux chansons populaires dévoyées, morigénant le « cynisme des mélomanes de la place publique ». Le journal souligne qu'il y a eu évolution, dans le sens d'une dégradation. La goguette et ses chansons n'auraient eu d'intérêt politique au mieux que jusqu'au lendemain de 1830.
« La chanson politique eut un instant d'ébullition ; ce fut dans les premières années qui suivirent la révolution de Juillet. [ …] Cette fièvre qui bouillonnait dans toutes les têtes, qui passionnait tous les esprits, qui se traduisait sur la place publique par une polémique à main armée, se formulait dans les goguettes par des chants parmi lesquels, si nos souvenirs sont exacts, nous pourrions en signaler de remarquables. Mais depuis que, grâce à la salutaire émancipation qui s'est opérée dans l'intelligence des masses, à l'argument violent du sabre et du fusil a succédé l'argumentation calme et plus efficace de la discussion, la chanson politique, d'exaltée qu'elle était, s'est bizarrement métamorphosée en complaintes qu'on pourrait croire sorties de la rue de Jérusalem... »
« Foin de la politique
Pour faire une chanson,
Ma muse, sans façon,
Prend un refrain bachique :
Des flacons vivent les glouglous,
Des belles les baisers si doux... »
« Comme oh le voit, la chanson politique consiste à ne l'être pas. »
« Selon L'Atelier encore, il y a même des goguettes aux chansons franchement « réactionnaires ».
« Voici en quels termes certains poètes de goguettes appréciaient les hommes de notre première Révolution:
Par la pensée en remontant l'histoire,
Reportons-nous aux temps de la Terreur,
Où les tribuns, d'odieuse mémoire
D'un peuple entier stimulaient la fureur. »

Je ne nie en cela nullement l'importance, dans cette première moitié du XIXe siècle, du développement (depuis Wilhelm) d'une culture musicale populaire : chanter ensemble est un loisir précieux; qui « élève l'âme », où l'on cultive le « beau inutile » ; mais il s'agit alors d'une culture toute classique, celle que l'homme du peuple trouve dans les orphéons, de plus en plus nombreux après 1840.

Formes instituées, institutionnalisées

Par mouvement associatif populaire, j'entendrai de préférence des formes instituées, élaborées d'association ou de mutualité. Et c'est le métier qui est ici essentiel.
J'évoque pourtant d'un mot la franc-maçonnerie. On sait la difficulté qu'il y a à repérer dans les loges une présence ouvrière ou populaire. Je trouve dans la Société des Droits de l'Homme vingt-trois ouvriers, souvent chefs ou quinturions de sections : sept bijoutiers, deux ouvriers en peignes, trois peintres en bâtiments et décors : ils sont membres des loges Amis de la Liberté, Loge des Trois Jours, Union de Juillet. Rémi Gossez a noté également la présence parmi les insurgés de Juin 1848 d'ouvriers francs-maçons, curieusement surtout dans les loges de banlieue. Il conviendrait aussi de rappeler l'importance de la brève sociabilité populaire organisée autour du saint-simonisme, qui restera longtemps dans le siècle « la famille », rappelée et remarquablement décrite par Jacques Rancière. L'histoire en fut courte, mais la marque en fut profonde.

Le métier tout de même reste essentiel. Et ici il faudrait en réalité commencer par de l'informel. Cabales, coalitions, grèves, formes immédiates de sociabilité en apparence, mais qui font supposer une association plus élaborée ou la suscitent.
Il est aussi bien des sortes spontanées d'association « culturelle ». « Moyen qu'emploient les ouvriers pour lire une Voix de prison dont le prix est de quinze sous. On se réunit quinze, on donne chacun un sou, et on tire au sort à qui lira le premier, le second, etc... ». [10] Ou encore : « Des ouvriers se sont réunis au nombre de vingt, trente ou quarante pour former soit des souscriptions à 20 francs, soit des abonnements à 4 et 7 francs. Des compagnies de garde nationale, tant de Paris que des départe­ments, ont souscrit à notre journal. » [11]
Des cabales ou des grèves (nouveau mot du début du siècle), on peut faire désormais une recension sérieuse depuis le XVIIIe siècle jusqu'à 1848, non exhaustive, mais qui situe les moments forts et les métiers concernés. Apparaissent toujours les mêmes professions, au premier chef les chapeliers, les plus turbulents, les ouvriers du livre, les ouvriers du bâtiment et, de façon éclatante, les charpentiers....
Une importante nouveauté me paraît se produire en 1830-1834 : l'élargissement de la grève à une profession entière, et ce dans plusieurs cas : tailleurs, cordonniers, ouvriers en papiers peints, ébénistes et menuisiers, fondeurs en cuivre... Derrière ce mouvement, bien sûr, des sociétés en voie de constitution : j'en recense vingt-trois qui se créent de 1831 à 1834 dans un but de résistance autant que de secours.
Les compagnonnages, ces « académies de la classe ouvrière » ont sans doute été momentanément « neutralisés », selon le mot de Réal, pendant la Révolution. Se reconstituant au début du XIXe siècle, ils semblent se structurer davantage, se donnent des statuts précis et écrits : ils subissent fortement (au moins pour le Devoir de Liberté qui apparaît à ce moment, se substituant aux « gavots » non du Devoir) » l'influence de la franc-maçonnerie, lui empruntant ses formulaires. En 1803, lors de la révision des statuts du Devoir de Liberté des menuisiers, on introduit un troisième ordre des « initiés », importé visiblement de la maçonnerie.[12] En 1807-1808, les cordonniers se reforment après une longue absence [13] ; c'est d'ailleurs l'occasion d'une scission des jeunes à Bordeaux, les « margageats ». En 1810 réapparaissent les boulangers. En 1811 les charpentiers de Paris refont leur règlement.
Cette restructuration, tout en prônant la réconciliation de tous les corps et l'interdiction des rixes, peut apparaître comme un renforcement des traits archaïques, du « mysticisme barbare (si) nuisible à la classe ouvrière », comme dit L'Atelier. Au Congrès compagnonnique de Bordeaux, novembre 1821,
« Les charpentiers prétendaient, ce qu'ils ont toujours prétendu, être les plus anciens et exister depuis la fondation du temple de Salomon; les chapeliers, qui ont depuis plusieurs siècles passé pour les premiers, les tailleurs de pierre pour les seconds, et les corroyeurs pour les quatrièmes, demandaient qu'on oubliât toutes ces primautés et que tous les compagnons des divers corps d'état fussent égaux; mais les charpentiers persistèrent et la réunion se sépara. »
J'appuierai surtout mon argumentation sur les Sociétés de secours mutuels : « Sociétés vraiment fraternelles »,omme les définit en 1806 la Société Philanthropique, « où, par une sorte de pacte de famille, des individus d'une même classe s'assurent mutuellement des ressources contre le malheur et la vieillesse. » [14] Tout recensement n'en saurait être qu'incomplet et imparfait. On ne connaît pas toutes les sociétés. Beaucoup sont de courte vie ou avortent. Il faudrait pouvoir compter quantité d'associations de type « informel », occultes, passagères. Existent des sociétés d'un même atelier, non dénombrables, en attendant les sociétés de quartier qui ne me paraissent pas exister avant la seconde moitié du siècle. Certaines loges maçonniques accordent des secours. En 1848 des compagnies de la garde nationale ont créé des sociétés mutuelles.
De la confrérie du XVIIIe siècle à la société mutuelle, il y a, on le sait assez maintenant, continuité. Y a-t-il eu nouveauté avec la Révolution ? Elle est d'abord quantitative. M. Sonenscher n'a retrouvé la trace que de 45 confréries au plus dans la seconde moitié du XVIIe et le XVIIIe siècle. C'est compter bien sûr sans les groupements informels. Le rapport de la Société Philanthropique de 1821 mentionne 13 sociétés existantes avant 1792 ; [15] en 1799, 16 existent à Paris, dont 5 fondées depuis 1794. Puis l'avancée est considérable, dès l'Empire : 47 sociétés se forment de 1800 à 1815. Nouveauté n'est d’ailleurs pas le mot exact ; il s'agirait plutôt de « révélation » ou d’« accomplissement ». En 1822 la Société Philanthropique recense 159 sociétés avec 12.604 adhérents. En 1825 la Société de la Morale Chrétienne en repère 181 avec 16.856 membres. On en connaît 201 en 1830, 232 en 1840, avec 16 à 17.000 sociétaires ; en 1846 262 selon Hubbard, dont les 4/7 professionnelles, groupant 22.695 membres, possédant toutes ensemble un capital de 3.610.619 francs.[16] En 1851, avant la grande récupération par le pouvoir impérial, on en recense 341, avec 43.874 membres.
Est-ce beaucoup, est-ce peu ? En 1825, cela représente sans doute de 10 à 15% de la population ouvrière masculine active sédentaire, seule concernée ; ce qui, par comparaison avec d'autres périodes, me semble une forte proportion. En 1851 c'est presque 20%. La situation est extrêmement variable selon les métiers. Sur les 181 sociétés de secours de 1825, le livre en compte 43 avec 3.728 membres (il y a quelque 4.000 ouvriers du livre), les chapeliers 7 et 1.364 membres (sur probablement environ 2.000 ouvriers). Les cordonniers ne sont que 359, en quatre sociétés ; mais ils ont un compagnonnage, dont le rôle est d'ailleurs mal connu. En revanche les tailleurs (qui ne sont pas non plus compagnons) n'en ont alors qu'une une : La Prévoyance perpétuelle, fondée en 1823 en par 151 ouvriers tailleurs ; elle a 127 membres en 1826. Soulignons en passant les liens des sociétés de Secours mutuels avec la Maçonnerie : Hospitaliers de la Palestine, une Société de secours de la Loge des Vrais experts (dans le Livre). En 1840, le siège de beaucoup de sociétés est au Prado ou surtout au 45 rue de Grenelle Saint-Honoré, qui sont ou ont été des sièges maçonniques.
Il existe un rapport évident de complémentarité entre sociétés de secours mutuel et compagnonnage, avec une espèce de répartition du travail entre les deux : les premières pour les anciens du compagnonnages sédentarisés, le second pour les jeunes non encore fixés. La Société des anciens compagnons cordonniers-bottiers de la Ville de Paris ayant « remercié » le compagnonnage se fonde en 1835. La Société Philanthropique du Souvenir des couvreurs de Paris, constituée en 1840, formée elle aussi d’anciens compagnons, conserve de surcroît les rites, le chef-d’œuvre, les rubans et bijoux, la fête de la Sainte Trinité. En 1831 les compagnons chapeliers fouleurs rejoignent en masse la Bourse auxiliaire dont ils doublent momentanément les effectifs. La Société de Secours mutuels des Charpentiers réunis (Pinochons, du nom du principal initiateur de la Société, La Pinoche) de 1837 est composée de « renards », et exclut les compagnons.
Les compagnonnages entrent en crise. L'événement principal est la création de la Société de l'Union, à Toulon à la Noël 1832, d'abord chez les aspirants serruriers du Devoir, puis son lent mais sûr développement.[17] Le mouvement se propage à Lyon, Marseille, Bordeaux, Toulouse ; il atteint Paris au début des années 1840. L'Union tient congrès fondateur final à Paris en 1844, sous la direction de Gosset, avec des délégués des menuisiers ébénistes, des forgerons et charrons, des tanneurs et corroyeurs, des bourreliers-selliers, et des Quatre Corps. Significativement, le titre définitif que prend la société est : Société de Bienfaisance et de secours mutuels de l'Union.
Cette révolte de « la jeunesse intelligente et à la hauteur du siècle », comme les tentatives de « régénération » menées par Moreau, Gosset, Perdiguier, se fait clairement au nom des principes de la Révolution. En 1827 à Marseille, le schisme des aspirants cordonniers, qui se propage bientôt de ville en ville, se place sous le patronage de Guillaume Tell. « La Révolution avait proclamé l'égalité de tous les citoyens et l'esprit moderne ne comprenait plus ces usages. » [...] « Formons une société universelle pour tous les corps avec l'égalité pour principe... » [18]
" Ô mes camarades, nous vivons dans un siècle avancé, sachons le comprendre. [...] Le progrès étant dans les lois de la Nature, nous devons nous dépouiller de nos erreurs et de nos vices. [...] Invoquons la justice, l'amour, la fraternité. Nous sommes enfants d'un père commun, nous devons vivres tous en frères. La liberté, l'égalité doivent se combiner et régner de concert dans la grande fa­mille humaine. " [19]

Existe-t-il une sociabilité qui soit de l'ordre du religieux ? David Garrioch en notait sinon l'inexistence (les confréries), du moins le peu d'importance dans le Paris du XVIIIe ; ceci se vérifie encore au XIXe siècle. On sait le peuple de Paris peu religieux, que les paroisses sont trop grandes pour y constituer un encadrement efficace, déficient de surcroît depuis la Révolution. Et que lorsqu'il y a tentative d'encadrement religieux, elle est « réactionnaire » : ainsi en 1840 de la tentative de « récupération » par les « jésuites » de la Société de Saint-François-Xavier et l'abbé Ledreuille, « Père des Ouvriers », du mouvement de secours mutuels. [20] « Qui donc nous délivrera du Père des ouvriers ? », gémissent les ouvriers de L'Atelier en juin 1844.
À Paris, à l'été 1852, ne portent un nom de saint que 45 sociétés sur 232 pour les sociétés antérieures à février 1848, et 9 sur 115 pour les postérieures. Ceci, on le sait, n'a guère de signification. Les messes étaient encore habituelles sous la Restauration : approprieurs-chapeliers à Saint-Merry, pour la Saint Jacques; ouvriers tapissiers à Saint-Thomas d'Aquin en l'honneur de Saint-François d'Assise; à Saint-Sulpice carriers, maçons, tailleurs et scieurs de pierre, couvreurs réunis; des tailleurs; les ouvriers mégissiers ont leur « messe de confrérie » paroisse Saint-Médard. Ceci était lié d'ailleurs à un légitimisme qui n'est probablement pas seulement de façade. Le 13 octobre 1823 « on a célébré un Te Deum à l'occasion de la guerre d'Espagne. Les charbonniers, au nombre de plus de mille s'étaient réunis pour porter en triomphe le buste de SAR Monseigneur d'abord au Château et ensuite à l'arc de triomphe de l'Étoile. » Le 15 décembre 1823, banquet de 300 couverts des ouvriers des ports « pour y célébrer le retour de SAR Monseigneur le duc d'Angoulême et le triomphe de ses armes... Joie que déjà ils laissent éclater et bon esprit. » [21]
Un signe clair en revanche : la mutuelle des Chapeliers de 1818, dite des Cent-Vingt, à sa fondation « pieuse d’intention et d’action, [...] se place sous l’invocation de Saint Guillaume et sous la protection paternelle du gouvernement, auquel elle jure fidélité et obéissance » ; en 1829 elle fait disparaître l'obligation de la messe de ses statuts. Notons cependant (ce n'est pas contradictoire) que les ouvriers organisés en secours mutuels iront volontiers, au début des années 1830, vers une église « de gauche », de progrès, l'Église catholique française.
« Les ouvriers de la capitale semblent avoir adopté l'Église française. M. l'abbé Châtel a célébré à son église de la rue du Faubourg Saint-Martin les fêtes des tailleurs de pierre, des charrons, des forgerons et des cordonniers. Les boulangers qui avaient donné l'exemple se réunissent de nouveau, lundi prochain 16 décembre à l'église primatiale... pour célébrer une seconde fois la Saint Honoré, leur fête... » [22]
Mais l'Église française ne sera que de peu de durée et ne saura être un substitut suffisant.

Montée vers la politique

J'entends bien ne pas faire ici de l'histoire politique. Seulement rechercher les valeurs, les « vertus » populaires de « socialité » qui peuvent conduire. à la démocratie, en l'occurrence la démocratie républicaine.
Maurice Agulhon, pour une France provençale, provinciale aussi, évoque le passage en somme obligé par l'étape intermédiaire d'un patronage démocratique, celui du « Père des ouvriers ». Sans nier les relations culturelles de classes à classes, supérieure et inférieures, il me paraît que ce patronage n'a guère existé à Paris. Très vite s'est dégagée une élite populaire, de notabilités ouvrières. La masse bien sûr est apparemment indifférente, inerte, avant l'explosion/révélation de 1848.
Je crois au mûrissement indépendant de ce que j'oserai appeler une éthique populaire collective démocratique. Éthique, morale : la devise du premier Populaire (de 1833, qu'on ignore trop), de celui que les ouvriers appellent volontiers «le Père » ou « Papa » Cabet, qui n'est pas un père des ouvriers mais un « ami du peuple » est « Moralité, Liberté, Égalité ». Pour Ott (De L'Association) « La morale est la foi des hommes dévoués ». « Le compagnonnage proprement dit est une association morale et fraternelle ». « Ces institutions (les sociétés compagnonniques) toutes démocratiques enseignent la vertu, l'humanité et la fraternité... » [23] Notons que pour Cabet, l'action ouvrière immédiate conduit comme naturellement au politique :
« Les ouvriers menuisiers de Saint-Antoine font de la République. [...] Des ouvriers se réunissent s'associant pour défendre leurs intérêts communs, discutant, délibérant, éli­sant un président pour diriger leurs délibérations et une commission pour agir en leur nom, écoutant les conseils des mandataires qu'ils ont choisis, traitant enfin avec leurs adversaires, c'est là la République. » [24]

C'est que mutualité confine d'abord de très près à résistance, donc à prise de conscience. On ne saurait limiter la perspective des sociétés au simple secours maladie ou funérailles. On a de multiples exemples de l'imbrication étroite, mieux, de l'identité de la mutualité et de la résistance dont les plus éclatants sont ceux des chapeliers ou des ouvriers du Livre (et, dans le compagnonnage, des charpentiers). Il suffit de voir encore comment, tout naturellement et comme involontairement, les tourneurs sur bois de Jacques Bédé, sous la Restauration, sont conduits à entremêler secours et coalition. De même les plombiers En 1848, les ouvriers de la Société générale des Ouvriers en papiers peints de la République française peuvent invoquer leur longue tradition de lutte en même temps « mutualiste » et de résistance.
« Les ouvriers en papiers peints, les premiers de Paris, se sont réunis en Société fraternelle pour la défense du travail. [...] Depuis 18 ans, on les a vus sur la brèche défendre le salaire des travailleurs avec une énergie et un courage dignes de cette sainte cause. [...] Il leur était défendu de débattre leur salaire ou de chercher un appui pour soutenir leurs droits. Faibles, isolés, sans protection, la loi, pour eux, était comme lettre morte ou une dérision lorsqu’elle les soumettait aux conseils de prud’hommes, composés de maîtres et de contremaîtres, leurs ennemis naturels. [...] Aujourd’hui nous demandons qu’on nous affranchisse d’une servitude qui nous accable encore, d’une servitude qui, si elle continuait à peser sur nous rendrait illusoire notre liberté politique. [...] Le but de notre Société d’Imprimeurs en Papiers peints est la consécration du droit au Travail. » [25]
Pour eux, le chemin est direct, et naturel, qui mène de la mutualité de 1791 à la République du Droit au Travail.a

Dans tous les cas, la « mutualité » (mot qui existe à peine encore) ne contribue-t-elle pas à développer le sens de valeurs, des « vertus », propices au développement d'un esprit démocratique .La vie même de la société est initiation à la démocratie :
« L'ouvrier dévoué doit voir dans les sociétés de secours un des moyens de sa tâche ; il ne doit rien négliger pour y faire pénétrer davantage les idées de solidarité et d'union qui doivent animer tous les partis du peuple travailleur ; il doit y saluer un apprentissage de la vie politique, par le droit d'élection qu'on y exerce, par la part qu'on y prend à l'administration de la société, bien qu'on n'y fasse pas de la politique proprement dite (et, en effet, ce n'est ni le lieu ni le but) ; rien n'empêche [...] d'y enseigner pratiquement comment les hommes doivent s'entre aider, puisqu'ils sont tous égaux et frères. »
« N'oublions pas surtout que tout repose, dans le compagnonnage, sur le principe de l'élection, et que les chefs sont révocables. » [26]

Les Philanthropes avaient prôné la vertu d'épargne et de prévoyance. Elle est aussi et d'abord vertu de bienfaisance, de réciprocité, de générosité conduite parfois avec une grande délicatesse. Les collectes pour les malades et les infirmes sont de tradition chez les chapeliers :
« Souvent ces quêtes étaient plus humiliantes que secourables pour ceux qui en étaient l’objet, et les secours en résultant étaient toujours lents et tardifs. » La fondation d’une société de Secours mutuels des ouvriers fabricants chapeliers fouleurs (de 1808) procure une aide « de manière plus décente, plus efficace, plus prompte et plus certaine. »
Chez les modeleurs-mécaniciens de Cail, en 1867 :
« Pour éviter les souscriptions personnelles et ne pas blesser l’amour-propre de celui qui reçoit, ils ont organisé depuis quelques mois une souscription permanente de 25 centimes par quinzaine. »
Et l'entraide est généreuse. En 1844, le boutonnier donne deux francs sur une semaine qui ne doit pas excéder 18 francs. En 1848 ceux des chapeliers qui ont du travail au-delà de 40 francs par semaine le cèdent aux sans-travail. Ils inventent, dès avant 1848, un « partage du travail » démocratique, et le procédé existe dans beaucoup de professions après Février.

Les prolétaires apprennent et comprennent alors qu'ils ont des droits. En vérité des droits et des devoirs, et « des devoirs donc des droits », ce qui est l'essentiel d'une éthique démocratique.
Des droits. Ceci peut commencer à un niveau très matériel : le 26 septembre 1806, les tailleurs de pierre du Palais, à la suite d'une ordonnance du Préfet de police fixant les nouvelles heures de travail déclarent :
« Frère et ami tailleur de pierre, nous vous invitons de toutes nos forces à soutenir l'heure de nos repas comme ils sont établis et de ne vous laisser corrompre par de belles promesses. L'invitation est de la part de vos confrères du Louvre, de l'Étoile, des quais du Louvre, du Palais-Bourbon, de la rue de Rivoli, de la place Vendôme, du quai Bonaparte, du quai de la Cité, du Jardin des Plantes, du pont d'Austerlitz qui se reposent sur vous pour maintenir nos droits. » [27]
Le Droit commence aussi par le respect l'heure des repas.
De même, si les ouvriers mécaniciens de 1848 demandent les neuf heures, c'est « dans un but d’humanité et de fraternité » :
« Sur les barricades, nous avons conquis un droit, celui de citoyens. De là la nécessité d’avoir du temps à consacrer à la culture de notre esprit. Le citoyen se doit à la patrie ; il faut donc que nous sachions quels sont nos devoirs envers elle et ce n’est pas en restant toujours enfermés dans nos ateliers que nous l’apprendrons; l’esclave ne travaille que de corps, le citoyen doit travailler de cœur et d’intelligence. » [28]
J'ai déjà évoqué le développement de ce que j'ai appelé les vertus de bonne conduite et de « décence », [29] et la fin des violences populaires. Les rixes compagnonniques tendent à disparaître après 1840 (elles n'ont jamais été importantes à Paris).
« La plaisanterie est permise dans les ateliers, parce qu'elle tient l'esprit en état de gaieté. Mais quand celui qui en est l'objet se fâche, on doit faire trêve afin d'éviter les querelles. » [...] Il est expressément défendu de se disputer, car les travailleurs doivent s'aimer et se pardonner les petites faiblesses d'amour propre. » [30]
Chez les Chaudronniers de la Ville de Paris, 1840
« Les sociétaires qui se présenteront ivres ou mis indécemment ne seront pas reçus et paieront un franc d’amende ; ceux qui ne se tiendront pas assis et découverts, qui prendront la parole sans l’avoir obtenue, qui s’absenteront, sans permission, paieront 50 centimes d’amende ; ceux qui manqueront au respect dû aux membres du bureau, aux sociétaires ou à l’assemblée toute entière, seront mis hors de la salle pour la séance, et si le cas est grave, et en cas de récidive, seront rayés.
Le bon ordre et l’intérêt de la Société exigeant que l’on soit du plus grand sang-froid, on ne pourra avoir aucune boisson durant la séance... »
Chez les approprieurs chapeliers, selon leur règlement de 1830 : « Sera exclu celui contre qui il existe une condamnation ou qui aurait subi un jugement pour vol. »

Bien sûr, le maître mot est philanthropie, la vertu laïque de philanthropie telle que vient de la mettre remarquablement en lumière Catherine Duprat, au fond la vertu première que les ouvriers de la première moitié du XIXe siècle ont cherché à développer : vertu d'amitié, de bienfaisance, d'espérance, d'Humanité, bientôt de fraternité. [31]
Pour la Première des Arts Graphiques, hommes, en 1811
« Les besoins réciproques et l’amour de l’humanité rapprochent les hommes et forment les sociétés. Les vicissitudes de la vie sont si variées que l’homme prudent ne compte jamais sur un bonheur durable, il craint toujours les revers de l’inconstante fortune ; tel est le motif qui a déterminé plusieurs corporations à se réunir dans l’intention d’éloigner, ou du moins d’affaiblir les malheurs dont l’espèce humaine est accablée. » [32]
Le cordonnier Ephrahem, en 1833, parlera encore de « cette amitié qui doit nous unir» ».
La philanthropie est la vertu qui fait exactement contrepoint à l’« égoïsme » qui définit la société contemporaine, aristocratique et bourgeoise. « L'égoïsme dépossédé et tendant toujours à ressaisir ses anciens privilèges » [...] « l'égoïsme possesseur qui veut s'immobiliser dans la jouissance d'un droit usurpé. » [33]
Les Chapeliers Fouleurs :
« Considérant que la Société se trouve lésée par l’égoïsme des individus, que notre société basée sur la philanthropie doit une égale portion à tous ses membres sans cependant entraver ni gêner le libre exercice du talent et de l’habileté, il a été jugé raisonnable par une députation de 27 délégués représentant une corporation de 209 membres d’arrêter (ce qui suit).... »

Les vingt-trois Sociétés de résistance que je recense en 1831/1834 se donnent encore les mêmes noms : « chacun va trouver dans notre société des frères et des consolateurs ». Philanthropique est toujours usité en 1848. La Société générale Politique et Philanthropique des Mécaniciens et Serruriers et de toutes leurs subdivisions, 3.500 adhérents, entend venir en aide à ses membres « depuis leur admission jusques et y compris leur inhumation » : Union, secours mutuels simplement (bijoutiers, boulangers); mais aussi société fraternelle (ouvriers en papiers peints), amitié fraternelle (cordonniers), société philanthropique (arquebusiers, cambreurs, ébénistes, tailleurs), fraternelle et philanthropique (tisseurs). En 1840 les ouvriers de la Société de secours de chez Pagès-Baligot évoquent encore l’ « heureuse sympathie », la « naturelle et douce philanthropie » ;
« Elle est philanthropique parce que la Société se crée mère de tous ses membres, et qu'elle doit en tout temps et toute circonstance, travailler pour l'avenir de ses enfants, en leur assurant pour tous les cas de manque de travail, de maladie ou de vieillesse, un bien-être suffisant pour les faire résister à l'oppression de ceux qui seront ses ennemis. »
« Elle est politique parce que chacun de nous doit connaître et suivre la marche du Gouvernement que nous avons tous créé, afin de pouvoir discuter ses actes et protester contre ceux qui tenteraient à anéantir nos droits. »

Ceci n'est pas vrai naturellement de toutes les sociétés. Au début du siècle, selon une enquête de 1807, il paraît régner encore entre professions une cascade de mépris.
« Le ciseleur, l'orfèvre à la bosse dédaignent le joaillier qui le leur rend avec usure. Les uns et les autres regardent comme fort au dessous d'eux les bijoutiers. Ceux-ci rougiraient de fraterniser avec l'orfèvre en vaisselle plate qui les méprise. Les graveurs et les horlogers se croient des artistes d'académie et se moquent de tous les autres.
Cette désunion qui tient toute entière à l'amour propre fait que les points de réunion des ouvriers de ces différentes espèces comme traiteurs, cafés, billards, maisons garnies sont absolument distincts, et alors les coalitions générales sont presque impossibles ; un grand nombre restent anodines et se cantonnent dans l'humble tâche du secours. »
Il est bien sûr des compagnonnages ou des sociétés étroites, « égoïstes », fermées, et elles ne sont pas des exceptions. Les tailleurs de pierre compagnons continuent la solidarité pour les ouvriers mariés et devenus sédentaires, mais ils excluent de la société qu'ils constituent en 1848 « ces nomades qui viennent des départements pendant la belle saison seulement s'approprier les travaux de Paris. » [34]

Le vocabulaire des « gens de métier » a-t-il changé ? Ne figeons pas, comme tend à le faire en dépit de toutes ses nuances William Sewell, leur langue en un « idiome corporatif » qui n'aurait guère varié. Les ouvriers du XVIIIIe siècle, Michaël Sonenscher l'a montré, usaient couramment des mots « despotisme, tyrannie, esclavage, servitude, possession des droits, droits naturels, liberté et droits, liberté naturelle ». On voit des cabales d’ouvriers « pour soutenir leurs droits et s’affranchir de l’esclavage », « secouer le joug », « éviter la tyrannie et l'esclavage dont ils sont menacés." »

Il y a eu des glissements, imperceptibles ou perceptibles, qui mériteraient une plus longue étude. Au début des années 1830, les ouvriers combattent toujours le despotisme, la tyrannie, leur servitude. IIs invoquent leur « esprit de fierté et d'indépendance », leurs « droits d'hommes libres », la fraternité entre les hommes (« Respect aux lois, secours aux frères »), l’équité (plutôt que l'égalité), la justice. Martin Nadaud en appelle à « un idéal de justice opposé à celui que nous enseignait l'Église avec son paradis et son enfer. » [35] La Société auxiliaire des approprieurs-chapeliers de Paris a « pour principe le soutien mutuel et pour règle la justice ». On est passé de l'Humanité à la Fraternité et la Solidarité : « Tout se faisait alors (en 1848) au nom de la fraternité, comme tout s'était fait soixante ans auparavant au nom de l'humanité. » [36]
Un mot nouveau me paraît spécialement important, celui de dignité. Le XVIIIe siècle connaissait l'honneur (tant soit peu exclusif) du métier. Il s'agit désormais de dignité, dignité du travail, dignité de l'homme travailleur :
« 1832, première année de la rénovation industrielle des doreurs. Les signataires, composant la Société de l'Union des Doreurs, grands et puissants par la connaissance qu'ils ont acquise de la dignité de l'homme qui travaille pour vivre et faire vivre ceux qui ne travaillent pas, ont, d'un commun accord, ayant conscience que l'industriel prolétaire est l'homme le plus utile, placé ce dernier au premier degré de l'échelle sociale en lui faisant accepter les conditions suivantes :
Art. l. La Société des Doreurs est progressive et impérissable, il est donc dans l'intérêt des Doreurs sur bois de soutenir et de protéger en leur qualité d'homme ou d'être pensant de toute leur puissance mo­rale les lois qui sont énoncées dans cette constitution. »
Et voici l'oraison funèbre prononcée en 1846 par un de ses camarades, de Delorme, dirigeant des grèves des tailleurs de 1833 et 1840, ancien membre de la Société des Droits de l'Homme, rédacteur de L'Atelier :
« Personne plus que lui ne fut jaloux de la dignité de l’ouvrier ; c’était surtout ce senti­ment qu’il cherchait à exciter par-dessus tout chez ses camarades, qu’il exhortait à tout sacrifier, à tout souffrir plu­tôt que de subir la blessante dépendance dans laquelle on prétend main­tenir notre classe... » [37]

Mais c'est Liberté qui est le mot fort de 1830, et il est bien vain de se demander, comme ont fait les historiens anglo-saxons, pourquoi les ouvriers se sont battus en Juillet pour les libertés « bourgeoises ». Le prolétaire combattait pour une Liberté qui était tout aussi sienne. « La liberté est la première pensée qui fait battre le cœur de l'homme, riche ou pauvre, instruit ou non instruit. » [38] Flora Tristan le rappelle fortement :
« L’ouvrier français est un être à part, ne ressemblant en rien à l’ouvrier des autres pays. - Il y a chez lui un je ne sais quel amour du mot liberté poussé vraiment jusqu’à l’exaltation, à la fo­lie ! - Ce mot liberté (qui jusqu’ici n’est qu’un mot), implanté dans son esprit, depuis 89 par une puissance mysté­rieuse et surhu­maine, y trône avec la tyrannie de l’idée fixe. - Tel est l’ouvrier français; il pré­fère subir les chô­mages, la misère, la faim ! [...] plutôt que de perdre ce qu’il nomme - sa liberté. - Or il repousse, sans même vouloir examiner, le droit au travail parce qu’il voit dans la réalisation de ce droit une espèce d’enrégimenta­tion. Il n’en veut donc point et le repousse avec horreur. Plutôt mourir de faim, s’écrie-t-il, mais du moins mourir libre. » [39]
Le 24 août 1830, « les ouvriers du port de la Grève se refusent à travailler ; ils veulent vivre indépendants et sans chefs. » Troncin, fondateur et président, au moment de a grève de 1833, de la Société Philanthropique des Ouvriers Tailleurs répond au procureur lors de son procès: « Je n'ai fait en cela qu'user de ma liberté. »
La « liberté du travail », pourtant problématique, est explicitement revendiquée par les prolétaires en 1830 (mais bien sûr à leur profit et en le sens où ils l'entendent) : les fondeurs en cuivre invoquent en 1833 le « droit naturel qu'ils ont d'exercer librement leur industrie dans les ateliers qu'il leur plaît de choisir. »

Une éthique démocratique s'affirme. Dira-t-on qu'il s'agit là de valeurs propres à la "classe ouvrière" ? Ce sont celles de la Révolution ; et peut-on réellement de parler d’une “politique populaire qui serait différente de la politique “ générale“ ?

1848, Accomplissement

J'y vois à la fois accomplissement de la « socialisation» prolétaire et affirmation (ou révélation) du caractère inséparable du social et du politique.
1848 est le moment de l'achèvement manqué, de l'avortement final d'une régénération de la forme compagnonnique. Celle-ci se fondait sur l'épanouissement des vertus de mutualité en fraternité, son acquiescement est enthousiaste à la forme républicaine fraternelle. Le Club des compagnons de tous les devoirs réunis assure le gouvernement provisoire
« que la fraternité scellée de notre sang sur les barricades de Février a fait de nous un peuple d'amis, jurant de vivre et de mourir pour l'affermissement de la République. » [40]
Un comité de fusion de tous les rites se constitue :
« Soldats de la Démocratie, sentinelles de barricades, unissons-nous, que notre fraternel faisceau soit la barrière insurmontable et toujours opposée à l'intrigue jésuitique de ceux qui osent se parer du nom de républicains pour arriver plus facilement à jeter la division dans nos rangs. »
La Constitution fraternelle compagnonnique et sociale est prête le 3 avril 1849. Mais elle est aussitôt un échec. Sur 35 sociétés, 8 seulement votent pour, 7 contre, 20 s'abstiennent, Il en sort cependant une Société des Devoirs réunis. En vérité le temps du compagnonnage est achevé.
Avec l'épanouissement de 1848, le lien intime entre sociabilité ou socialité ouvrière et prise de conscience politique apparaît de façon éclatante. Les corporations ouvrières - on a repris le vieux terme -, présentes dans tous les métiers, et dont on peut pratiquement dire qu'elles sont toutes filles des mutualités antérieures, sont tout naturellement républicaines.
Les contemporains ont pu croire à un retour de l'esprit corporatif et archaïque :
« Les corporations ne s'étaient pas contentées de reparaître avec leur exigence égoïstes et souvent absurdes, elles s'étaient isolées de la grande société pour s'ériger en sociétés particulières, avaient voulu figurer à part dans les fêtes publiques, y arborer des bannières, distinctes des drapeaux de la Garde nationale sous lesquels tous les rangs de la Société étaient confondus. On a vu même les plus nombreuses affecter la prétention d'avoir chacune un représentant dans l'Assemblée. » [41]
Corporation a trop changé de sens : ce n'est plus ici que le métier prolétaire. Les contemporains tout de même n'ont pas totalement tort. Et cependant En avril 1848, le Comité central des ouvriers du département de la Seine, au nom des Corporations réunies, présente aux élections une liste purement ouvrière ; elle sera un échec et ne fera pas 40.000 voix. L'Atelier, tout de suite, puis les corporations elles-mêmes, reconnaissent que ç'était une faute, et pas seulement tactique. Les ouvriers de Paris, même s'ils sont les républicains du premier jour, n'ont pas pour autant vocation à représenter, comme ils l'ont cru un moment, le Peuple tout entier. Et dans la République de tous, il n'y a pas davantage lieu qu'existe une représentation ouvrière spécifique. Ouvriers du Livre en tête, comme d'habitude, les prolétaires parisiens rejoignent le camp de la République « démocratique et sociale » dès les élections de 1849. Mais on sait que le problème se posera encore sous le Second Empire, avec le Manifeste des Soixante.
Ne s'est-on pas heurté alors justement au problème, qui n'est pas seulement celui de l'incompatibilité de deux libertés, qui s'était posé pendant la Révolution, touchant les rapports des sociétés particulières avec la société générale, donc avec le politique. :« Toute société partielle, quand elle est étroite et bien unie, s'aliène de la grande. »

Il me semble qu'il y a lieu de s'interroger finalement sur la signification de cette prise de conscience qui s'accomplit chez les "prolétaires" parisiens des années 1820 aux années 1840. Faut-il parler de « formation de la classe ouvrière », de « conscience de classe » (prélude à une lutte des classes) ? Classe dans le vocabulaire du temps est encore un terme bien faible, n'est que catégorie ;et existe-t-il une classe des ouvriers de Paris ? Est-il vraiment efficace encore d'utiliser pour le premier XIXe siècle le concept de lutte des classes ? Celle-ci est-elle compatible avec l'édification commune de la République, qui est l'aspiration des ouvriers, à partir au moins des années 1830. E. Labrousse préférait dire antagonisme sociaux.

Nuançant en tout cas sur ce point les conclusions (et le titre même) du grand œuvre d'Edward Thompson, I. Prothero a bien mieux formulé que je ne ferais une conclusion qui me paraît essentielle : on me pardonnera de le traduire librement : [42]
« (Ces années) ... n'ont pas vu la formation d'une classe ouvrière qui aurait persisté depuis. (Mon livre) traite principalement des artisans. Et, cela est aussi vrai de l'Angleterre que des autres pays d'Europe : ce que les historiens veulent dire lorsqu'ils parlent de l'essor de la classe ouvrière, c'est la prise de conscience politique des artisans. » [43]
Parce que le social et le politique ne sauraient être, arbitrairement, disjoints.

[1] Maurice Agulhon, « Classe ouvrière et sociabilité avant 1848 », repris dans Histoire vagabonde, I, p. 60-97. Rémi Gossez, Les ouvriers de Paris, 1967 ; Un ouvrier en 1820. Manuscrit inédit de Jacques Étienne Bédé. 1984. Thomas Brennan, Public Drinking an Popular Culture in Eighteenth Century Paris, Princeton 1988. Garrioch (David). Neighbourhood and Community in Paris, 1740-1790. Cambridge University Press, 1986, xii + 278 p. Bernard Gibaud, Révolution et Droit d'Association. Au Conflit de deux Libertés, 1989. Michael David Sibalis, « The mutual aid Societies of Paris, 1789/17848 », French History, n° 3, 1989, p. 1-30. William Sewell (Jr), Gens de Métier et Révolutions. Le langage du travail de l'Ancien Régime à 1848. Paris, Aubier, 1983 et « La Confraternité des Prolétaires : Conscience de classe sous la Monarchie de Juillet, » Annales ESC, octobre-décembre 1981. Sewell a eu beaucoup d'intuitions justes, avec me paraît-il quelques faux-sens (dont beaucoup il est vrai semblent dus à des maladresses de traduction) : il exagère, en dépit de nuances fréquentes, la continuité de l'idée corporative (dont la force autrefois est maintenant sérieusement discutée) de l'Ancien régime à 1848, et abuse des termes de rhétorique, ou idiome corporatifs.
Et, cela va de soi, Edward. P. Thompson, La Formation de la Classe ouvrière anglaise. Mais aussi Iorwerth Prothero, Artisans and Politics in Early Nineteenth-Century London. John Gast and his Times. Dawson, 1979.
[2] L'expression est de Bernard Gibaud.
[3] Souvenirs de 1848 : « Cloubs, quelques-uns disaient clioubs »... « On se disputait sur la manière de prononcer le mot, et l'on en tirait des conséquences sur les opinions politiques. Club était démocrate, cloub était réac, clioub n'était pas compris. »
[4] Paris-Guide, tome II, p. 1403.
[5] Les exemples, sous la Restauration, par Canler, donnés dans M. Agulhon, Histoire vagabonde, I
Voir aussi Georges et Hubert Bourgin, Le régime de l'Industrie en France de 1814 à 1840, passim.
Pour le café Momus, Martin Nadaud, Mémoires de Léonard, p. 198. Heine en donne l'adresse : « Il y avait dans le bas de la rue St Antoine une petite maison, sorte de crémerie, qui avait pour enseigne "Au café Momus. »
Ou encore : « Si l'on veut prendre son café aux aurores il faut entrer audacieusement dans les sombres locaux de la rue Saint Antoine ou au-delà du pont Saint-Michel ou autour de la Halle au Blé ou du marché des Innocents. Là il trouvera des hommes en blouse, des ouvriers, des gens de la campagne, des cochers de cabriolet, des ouvriers tailleurs discutant les nouvelles de la veille ou peut-être parcourant ensemble, à six, le Constitutionnel du jour. » D. Mitchel, French Gleanings or a new Sheaf from the old fields, of Continental Europe , New York, 1847, p. 124, cité par Bertier de Sauvigny, La France et les Français vus par les voyageurs américains, 1814-1848, Flammarion, 1982, 427 p., p. 97-98.­­­­­
[6] François Gasnault Guinguettes et Lorettes, Bals publics à Paris au XIXè siècle. Bals publics à Paris au XIXè siècle. Paris, 1986.
[7] Louis-Antoine Berthaud, Le Goguettier, Les Français peints par eux-mêmes, t. 4 p. 313 sq. Confirmé par le texte classique de Vinçard aîné, Mémoires épisodiques d’un chansonnier saint-simonien, Avertissement au lecteur p. 24/26. « A cette époque, tout concourait à exciter et à entretenir notre ardeur poétique. C'était en 1818, alors que s'établissaient dans plusieurs quartiers de Paris des Sociétés chantantes, autrement dites goguettes. Elles fonctionnaient librement, sans autre autorisation que celle tacite du commissaire de police. ... Ce qu'il y a de positif, c'est que la plus grande indépendance était laissée à ces réunions, toutes composées d'ouvriers; on chantait et l'on déclamait, là, toutes sortes de poésies, sérieuses ou critiques et parmi ces dernières, les attaques contre le gouvernement et l'Église ne manquaient pas. Les couplets patriotiques de Béranger y étaient accueillis avec enthousiasme ».
[8] Sur ce rôle politique des goguettes, nos autres (et seules) sources, outre le texte de Vinçard évoqué à la note précédente, sont la circulaire Anglès de 1820 : « Ces réunions, qui toutes prennent des titres insignifiants en apparence, sont composées d'individus animés en général d'un très mauvais esprit ; dans la plupart, on chante des chansons, on lit des poésies où, à la faveur et sous le voile de l'allégorie, le gouvernement, la religion, les moeurs sont également outragés, les choses et les personnes également attaquées, menacées. »
Selon Larousse, « Toutes firent la guerre à la restauration et toutes avaient des soldats sous le feu des Suisses le 28 et le 29 juillet 1830, mais surtout les Infernaux. »
[9] Nerval, Les Nuits d'Octobre ,Pléiade I, p. 90 sq., L'Illustration, 9, 23, 30 octobre 6, 13 novembre 1852.
[10] La Ruche populaire, mars 1844, t. V, p. 82-89, article de Coutant.
[11] Le Bons Sens, n° 1, 1833.
[12] Selon Perdiguier, Histoire d'une scission...., p. 25.
[13] Alors apparaît vraiment sur le devant de la scène - ce n'était pas le cas au XVIIIè siècle - celui que les Anglais appellent plaisamment le « political shoemaker ». « Les ouvriers cordonniers sont généralement des penseurs acceptant philosophiquement leur sort. Assis du matin au soir pour faire tous les jours un travail uniforme, ils n'ont pas l'esprit en alerte, et ce manque de distraction les porte à songer sur ce qu'ils ont vu et entendu dire. À cause de cette situation particulière, ils approfondissent davantage que beaucoup d'ouvriers les choses du ressort des travailleurs. » Charles Vincent, Histoire de la Chaussure.
[14] Cité par A. Cottereau, Prévenir, mai 1984/9, p. 58.
[15] 2 de menuisiers, 2 d'imprimeurs, 1 de tanneurs, 1 de tonneliers, 1 d’orfèvres, 1 d'ouvriers en papiers peints (celle de Réveillon puis Jacquemart).
[16] Selon Sibalis, en 1846, 34 sociétés d'imprimeurs et graveurs, 10 d'ouvriers du bois, 10 de bijoutiers, orfèvres, horlogers, 7 de cordonniers et bottiers, 7 dans le cuir, 4 de chapeliers, 4 du métal, 3 d'ouvrier en papiers peints, 11 d’ouvriers de ports et forts, toutes sociétés très petites. 6% seulement sont des sociétés de femmes. À titre de comparaison Marseille en a 34 en 1820, avec 2.600 membres, 47 en 1840 (3.500), 102 en 1850 (7.400) ; 130 en 1852 (10.500).
[17] Voir M. Agulhon, Une ville au temps du socialisme utopique, et Moreau De la Réforme des abus du compagnonnage. 1843, p.72.
[18] Moreau, Réforme…, p. 43, et Lettre citée par Perdiguier, Livre du Compagnonnage, II, p. 36-46.
[19] Perdiguier, Livre du Compagnonnage, 1839, p. 213.
[20] Duroselle, Les Débuts du Catholicisme social, p. 242 sq.
[21] G. et H. Bourgin, op. cit., passim.
[22] Le Populaire, décembre 1833.
[23] L'Atelier, art. cit.. Le père Cabet contribue à inculquer à ses lecteurs une culture politique et républicaine, rustique sans doute mais solide, et surtout indépendante, notamment par l'instruction: il est l'un des animateurs de l'Association Libre pour l'Éducation du Peuple de 1832-1834. Son Populaire « prêche la justice; la générosité, l'humanité, la liberté, l'égalité, car il est surtout l'ami du peuple, et veut faire aimer la République. » (16 février 1834)
[24] Populaire n° 3, septembre 1833.
[25] R. Gossez, op. cit., p. 195.
[26] L'Atelier, juin 1845, p. 142. Sur les compagnonnages, a 2 n° 7 mars 1842, p. 34 sq.
[27] Aulard, II,723.
[28] R. Gossez, op. cit., p. 180.
[29] Daniel Roche rappelle judicieusement Kant, L'Anthropologie du point de vue pragmatique : « Si insignifiantes que puissent paraître ces lois de l'humanité raffinée, surtout lorsqu'on les compare avec celles de la pure moralité, tout ce qui favorisé la sociabilité, fût-ce sous la simple forme de maximes et de manières plaisantes, n'en est pas moins pour la vertu un habillement avantageux qu'il convient de lui recommander. »
[30] Hubert-Valleroux, Les Associations coopératives en France et à l'étranger, p. 73 Règlement des ferblantiers, 1850.
[31] Il suffit de recenser les titres des sociétés qui se créent : Amis, Vrais Amis, Amis de l'Humanité, Amis de l'Égalité, Amis bienfaisants, Amis de prévoyance, Amis de la Fidélité, Amitié, Amicale de secours, Cordiale amitié, amitié fraternelle, Union parfaite, Bonne Union, Espérance, Soulagement, Accord, Accord sincère, Bon Accord, Secours réciproque, Bienfaisance réciproque, Miroir des vertus, Alliance, Indissoluble alliance, Vraie Humanité, Révérée de l'Humanité, Sympathique d'Humanité, Bons Humains...
[32] Sibalis, art. cité, p 24.
[33] L'Atelier, novembre 1843, a 4, n° 2
[34] Gossez, op. cit., p. 136 Où l'on voit que e terme de nomades n'a pas été inventé par Haussmann.
[35] Martin Nadaud, Mémoires de Léonard, p. 302.
[36] Hubert-Valleroux, ibid. p. 73.
[37] Voir L’Atelier p. 224.
[38] Boyer, De l'Amélioration du sort des classes ouvrières, p. 43.
[39] Flora Tristan, L'union ouvrière, p. IX.
[40] AN BB30 299.
[41] Du Cellier Histoire des classes laborieuses en France depuis la conquête de la Gaule par Jules César jusqu'à nos jours, 1859.
[42] Iorwerth Prothero, Artisans and Politics in Early Nineteenth-Century London, p. 337, dans un cadre londonien qui mériterait d'être systématiquement rapproché du cadre parisien.
[43] « The years 1829-34 did not see the formation of a working class that has persisted ever since. That book is mainly about artisans, with whom it deals so sensitively. It is as true of England as elsewhere in Europe that much of what historians mean when they speak of the « rise of the working class is artisans becoming politically active. »

L'espace parisien en 1871

L'espace populaire parisien en 1871

Bulletin de l'Institut d'Histoire économique et sociale de l'Université de Paris I Recherches et Travaux, n° 5, janvier 1977.
Recherches sur le Paris du XIXe siècle. Espace populaire et espace révolutionnaire : Paris 1870-1871.

Ce que l'on se propose dans cette trop brève note, trop schématique aussi bien que trop systématique -, c'est d'essayer de montrer comment l'historien (l'historien d'une date précise, on va le répéter à satiété) peut prétendre apercevoir ou appréhender, caractériser dans quelques-uns de ses (principaux ?) aspects, car je n'ose dire vraiment comprendre ou saisir, un espace populaire, identifié ici ou suppose jusqu'à plus ample informé identique - le moment choisi, 1870-1871 paraît s'y prêter - à un espace révolutionnaire. Que le lecteur donc ne s'y trompe pas ! l'espace qu'on veut ici cerner est un espace-temps, un espace étroitement situé en un temps qui le marque (en profondeur). L'historien, prudent ou timide, au choix, a scrupule à se hausser aux conclusions, qui le séduisent pourtant, des sociologies telles que celle du « Droit à la Ville ». À d'autres la liberté et le droit d'élargir et d'extrapoler, liberté et droit nécessaires. Pour moi j'en reste à ce moment privilégié qui se situe, par exemple et entre autres choses, au soir des grands bouleversements d'Haussmann (mais pas de lui seulement), à la fin du grand cycle révolutionnaire qui embrasa la Ville depuis 1789, cycle qui s'achève justement, incendie qui s'éteint.

Approches et évidences

Il y aurait à coup sûr, avant d'entamer une étude sérieuse, pas mal d'ambiguïtés à lever. Ne serait-ce que celle du terme « peuple » que suppose la notion d'espace populaire (révolutionnaire). Car on s'engage dans une voie vicieusement circulaire : très banalement, `un espace populaire est celui qui est occupé par le peuple, dont au XIX° siècle la nature et la texture font - historiquement - la matière de mille débats, jamais clos ; mais une définition du peuple est précisément qu'il est catégorie sociale qui occupe tel espace plus ou moins bien déterminé et défini. On sautera sans grand remords par-dessus ce problème - quitte à le retrouver parfois - car il ne conduirait qu'à d'inutiles querelles d'apothicaires érudits, et sans issue. Quel lecteur de Michelet ne connaît mille fois mieux ce peuple parisien du XIXe, qu'il « sent », que n'importe quel historien du social quantitatif qui, lui, « sait » ? S'il est bien en tout cas à la fin du Second Empire, une évidence, c'est qu'il existe deux Paris accolés, et bel et bien affrontés. De multiples témoignages, ne retenons qu'un, que j'ai souvent utilisé et qui les résume, celui de Louis Lazare en 1870 (1) :

« On a cousu des haillons sur la robe pourpre d'une reine ; on a constitué dans Paris deux cités bien différentes et hostiles, la ville du luxe, entourée, bloquée, par la ville de la misère ... Autour de la cité-Reine se dresse une formidable cité ouvrière. […] Vous avez mis toutes les séductions aux prises avec toutes les convoitises, le superflu avec l'indigence, la satiété avec la faim. »

Évidence ! On notera néanmoins le vague des termes employés pour décrire cette cité populaire qui est notre propos : indigence, faim, misère convoiteuse ... Faim, haillons (sauf rares exceptions) sont, en l'an 1870 où ces lignes sont écrites, des clichés indubitablement passéistes. Indigence est bien imprécis, tout comme misère, sauf si l'on pouvait nimber le mot de toutes les connotations dont l'enveloppait naguère Hugo dans son « Livre des Misères », si remarquablement analysées, mais pour une période antérieure, par Louis Chevalier (2). Nous savons, mais nous ne savons pas plus, que face à un espace des opulents et « dodus », existe un espace du peuple et des « menus » (3). Tout reste à préciser, ses formes, ses aspects, ses dimensions et ses contours.

Quelque flèche qu'on puisse quelquefois lui décocher, le social quantitatif conserve évidemment du bon, en ce siècle notamment où des statisticiens acharnés accumulent les données qui permettent de scruter Paris sous divers angles, en divers plans. Ils font apparaître les espaces professionnels, les espaces sociaux, les espaces médicaux, les espaces criminels. ... j'en passe. Autant de clichés qui, superposés, confirment bien l'existence des deux villes comme on peut le voir par exemple par les quelques cartes jointes, socioprofessionnelles, de mortalité, d'indigence... Un Est et un Ouest parisiens, séparés comme par une frontière idéale que constituaient les boulevards de Strasbourg, Sébastopol, Saint-Michel, et tout autour une ceinture rouge, fer à cheval plutôt, formé de tous les quartiers extérieurs (annexés en 1860), du moins de Grenelle et du XVe arrondissement, en passant par Belleville, La Villette, Montmartre, jusqu'aux Batignolles ..., les quartiers des Ternes et de la Plaine Monceau, et surtout le XVIe, se trouvant absorbés par le « riche » Paris de l'Ouest. D'un côté en effet, et de plus en plus, l'aisance et les affaires, de l'autre, disons, pour simplifier, le travail, les petites classes « industrieuses » (ce qui d'ailleurs ne signifie nullement la présence de l'industrie elle-même), celles qui, sans désormais y tomber forcément~ frôlent et côtoient en effet constamment la faim, l'indigence, la misère nue. C'est désormais une parfaite banalité que de le dire, même si certains historiens répugnent encore à l'idée d'une « ségrégation » trop tranchée qui se développerait au cours du XIXe siècle. On dénombre bien sûr des pauvres dans les quartiers riches, et des bourgeois dans « l'espace populaire » ! L'économiste officiel Michel Chevalier constate bien pourtant en ces temps l'existence à Paris de « deux natures ennemies », et que celles-ci s'inscrivent dans deux espaces distincts.

On pourrait sur des bases de chiffres décrire infiniment mieux et beaucoup plus longuement que je ne fais l'espace populaire. Mais le chiffre ennuie, Jusqu'à l'historien lui-même, après qu'il s'en est mesurément ou démesurément servi. Sous le masque de son extrême précision, il peut, et il a pu, prêter abondamment aux abus. S'il est indispensable à une première approche, il conduira, poussé à la limite de ses forces, à la figuration d'espaces abstraits, soit à une totale défiguration d'un espace entendu très simplement comme lieu de relations d'hommes entre eux et avec d'autres. Ajoutons d'ailleurs que, jadis ou naguère, historiens ou sociologues ont eu l'occasion de découvrir, d'user d'autres espaces ou formes spatiales, non nécessairement chiffrables, mais souvent parfaitement superposables aux clichés précédents. On scrutait récemment un espace parisien alimentaire (4) Il pourrait y avoir ici manière de mieux connaître un espace populaire dans l'un de ses aspects essentiels, mais en ce qui concerne le XIXe siècle, l'étude ne m'en paraît pas suffisamment avancée, élaborées pour que j'y puisse trouver ressource. Plus récemment un espace « festif » : il servirait ici à une contre-épreuve. L'espace populaire n'a pas, n'a plus, en fin d'Empire, l'occasion de se parer des vives couleurs de la fête (5) Depuis 1852 et même 1848, les fêtes parisiennes, ritualisées, militarisées ne se tiennent plus que dans l'espace qui va des Tuileries au Champ de Mars, en plein monde bourgeois (6). Tristesse et monotonie sont désormais le lot indifférencié des quartiers populeux.
Ceci étant et sans rien négliger des apports que pourraient fournir telles nouvelles approches, on peut bien aborder le plus simplement du monde une tentative de description d'un espace populaire en consultant tout bonnement un plan contemporain de Paris, suivant à la trace les percées et les bouleversements d'Haussmann et d'autres. Source bien sèche, décharnée, dira-t-on ! Point du tout si on sait en user concurremment avec d'autres, celles qu'on vient de citer, de multiples descriptions du temps, surtout peut-être un type d'approche qu'on n'a pas encore eu l'occasion de mentionner, mais que justifie pleinement l'identification déjà faite - espace populaire/espace révolutionnaire, tout le faisceau de renseignements que procure l'étude de certains aspects de la Révolution de 1871.
Frontières

Deux villes côte à côte, un espace populaire dont nous avons - grossièrement - situé les principaux emplacements. Reste que connaître et reconnaître un espace, c'est d'abord en délimiter les frontières.

Elles étaient nettes en juin 1848, si l'on en croit Engels (qui, après tout, n'est pas si mauvais juge en matières de choses militaires en même temps que populaire).

« La ville était divisée en deux camps. La ligne de partage partait de l'extrémité nord-est de la ville, de Montmartre, pour descendre jusqu'à la Porte Saint-Denis, de là descendait rue Saint-Denis, traversait l'île de la Cité et longeait la rue Saint-Jacques, jusqu'à la barrière. »

Qui ne connaît ce texte, ressassé jusqu'à être devenu un lieu commun dont certains contestent d'ailleurs la validité. Il suffit pourtant d'un du plus bref des coups d'œil sur une carte des opérations militaires et surtout celle bien connue des barri cades de juin 1848. Quelques nuances qu'on veuille faire, ici passe une éclatante frontière.

Mais, en 1870, le texte a peut-être vieilli. Il y a eu Haussmann. Il y a eu l'annexion de la banlieue, les grands « dérangements » de population qui ont marqué le Paris de l'Empire. Enfin, puisque nous travaillons sur plan, il y a eu le total bouleversement en 1860 de la carte administrative de la capitale qui passe de douze à vingt arrondissements. On devra s'interroger sur la portée de ce dernier événement.

On dirait bien, s'agissant de la frontière au sein de l'ancien Paris, qu'Haussmann ne fait que confirmer et perfectionner la démarcation remarquée par Engels, par la grande percée nord-sud à laquelle nous avons déjà fait une rapide allusion : boulevards de Strasbourg, de Sébastopol, Saint-Michel. Ce qui n'était encore en juin 1848 qu'une zone frontalière qui admettait encore un certain flou (pourquoi la rue Saint-Denis plutôt que la rue Saint-Martin, pourquoi pas la rue Mouffetard, la « vieille rue émeutière », et bien mieux garnie de barricades, plutôt que la rue Saint-Jacques, devient maintenant ligne idéale)

Ligne idéale à quelques corrections près ! Le Paris de l'Ouest, et ce sera sujet de graves mécomptes, annexe, avec l'Hôtel de Ville le sud du quartier Saint-Merri, au-dessous de la rue de Rivoli, petite enclave qui va jusqu'à la rue Lobau, derrière la caserne Lobau (9). Si l'on sait bien que, franchissant la ligne, passant des IIIe et IVe arrondissements dans les IIe et Ier (on ne peut considérer, en dépit de Zola, les Halles comme appartenant réellement à l'espace populaire), on change brusquement de monde, les choses sont moins nettes dans le Xe, où à cause de l'avancée populaire du quartier de la Porte Saint-Denis, l'on ne sait exactement où trancher dans l'espace qui se situe entre le boulevard de Strasbourg et la rue du Faubourg-Poissonnière, comme en 1848 d'ailleurs. Confusion aussi au Nord de la rive gauche, où la percée du boulevard Saint-Michel s'est accompagnée, dans le Ve de l'ouverture de la rue des Écoles, du boulevard Saint-Germain, des rues Monge, Gay-Lussac, Claude-Bernard, ici d'ailleurs l'existence du quartier des Écoles empêche jusqu'à plus ample enquête de déterminer l'appartenance de l'espace.

En ce qui concerne la banlieue annexée en 1850, tout est net, la ligne de démarcation étant marquée très exactement par les boulevards extérieurs (l'ancienne barrière d'octroi, le mur des Fermiers généraux), coïncidant rive droite, au moins jusqu'à la place Clichy, avec les nouvelles délimitations administratives d'arrondissement, n'y coïncidant que beaucoup plus approximativement rive gauche.

On peut ne voir ici encore que banalités, qui d'ailleurs étaient repérables jusqu'il n'y a pas si longtemps, sur place et sur pièces. Elles étaient indispensables à la suite de mon propos, car fixer aussi nettement que possible les frontières de l'espace populaire (à quelques zones d'indécision près, dont ce Ve arrondissement qui nous préoccupera), c'est indiquer de possibles lieux d'affrontement (affrontements armés, mais aussi affrontements de bien d'autres sortes, qui relèvent également de la lutte de classes). Les deux espaces ainsi distingués ne « coexistent » pas, chacun, et c'est vrai surtout de l'espace populaire en 1871, est en situation d'agressé/agresseur.

Précisément, pour vérification (et aussi pour problèmes, car il se peut que ces observations banales doivent être modifiées, et il y va cette fois de la texture exacte de l'espace populaire), procédons en 1871 comme fit Engels en 1848. Nous possédons par exemple des cartes très précises des combats et des barricades pendant la Semaine sanglante, dont l'étude est riche d'enseignements. (cf. Robert Tombs, La Guerre contre Paris).

Rive droite, tout est ou presque dans l'ordre que l'on pouvait attendre. Les Versaillais investissent en un temps très bref l'espace bourgeois (XVIe, VIIIe) - sauf à rencontrer un moment une résistance en somme inattendue (23 mai) place de la Concorde, ici parce que le barricadier en chef de la Commune, Napoléon Gaillard a fait édifier un bastion monumental au coin de la rue Saint-Florentin, barrant la rue de Rivoli. Mais ce qui précisément est significatif, c'est qu'après l'esquisse d'un combat - d'ailleurs violent -, le « formidable bastion » est évacué sur ordre des chefs parisiens, avant même qu'ait commencé une seconde attaque ; il ne vaut pas la peine d'être réellement défendu, car il est hors absolument l'espace populaire. La place Clichy au contraire, barricadée populairement, résiste vigoureusement, et de même les boulevards extérieurs (frontière) jusqu'aux abords de la gare du Nord. Point trop avancé, et difficile à défendre, les Batignolles ont été prises, et sur tout Montmartre (le 23 mai) un des « Monts Aventin » de l'espace révolutionnaire. Mais ici c'est par traîtrise en quelque sorte ; des Buttes Montmartre comme de tout l'espace populaire, on a les yeux tournés vers le plat pays intérieur de la Ville, les Buttes ont été conquises par l'extérieur, par le nord, elles ont été frappées dans le dos. Et voici que désormais les Versaillais pénètrent en pleine pâte de l'espace populaire, et vont s'y engluer profondément ; trois jours pleins au moins. Il n'est que de suivre leur difficile progression. Au soir du 24 mai 1871, ils sont parvenus à la « vraie « frontière : ligne du chemin de fer du Nord, gare du Nord, boulevard de Sébastopol, et celle-ci continue même très classiquement sur l'autre rive, rue Saint-Jacques, rue Mouffetard.

Restons rive droite. Le 25 au soir, ils n'ont pas dépassé la gare de l'Est, et, s'ils ont pu prendre la place du Château-d'Eau (aujourd'hui de la République) et atteindre les boulevards, ce n'a été que par une difficile et coûteuse progression à travers les IIIe et IVe arrondissements, perçant cours et maisons, et sans parvenir à s'emparer de l'objectif principal qui était la place de la Bastille, formidablement défendue parce qu'elle est au cœur (on verra qu'elle en est le cœur) du Paris populaire. Le 26 au soir, ils n'ont guère plus avancé, et sont devant le boulevard Richard-Lenoir et le canal Saint-Martin, sans toujours conquérir la Bastille, qui ne tombera que le lendemain 26 vers midi. Alors tout est consommé, en dépit des derniers feux que jettent Belleville et le haut de la rue du Faubourg-du-Temple, ultimes bastions. Nous tirerons d'autres conclusions de ce pénible cheminement en plein espace populaire (10).
Rive gauche en revanche, les choses se passent tout autrement, et cela fait problème. Sauf accrocs ça ou là, sauf une brillante résistance des Communeux au carrefour de la Croix-Rouge, rue de Rennes, au Panthéon, dans le XIIIe, la progression se fait avec une régularité presque parfaitement absolue, jusqu'à la Seine, puis au-delà, jusqu'au boulevard Mazas (Diderot), occupé le 26, et qui va permettre le lendemain de prendre la Bastille par le revers, elles aussi.
Doutes
On aura compris, je l'espère, que mon intention n'est du tout de raconter, si brièvement que ce soit, la Semaine sanglante, ce qui serait ici de peu d'intérêt, mais de tester par là, non plus seulement la validité des frontières précédemment établies mais bien aussi et surtout la texture de l'espace populaire, mesurée et estimée par exemple, et entre autres moyens, par sa capacité de résistance. La pâte est ferme, dure, comme on l'attendait dans le Paris central, du Sébastopol au Richard-Lenoir. Il n'en va pas du tout de même ailleurs, et d'abord rive gauche, on vient de le voir, hormis quelques points chauds comme le Ve arrondissement ou le quartier Croulebarbe, et aussi bien après tout, quoique à un degré moindre, des Batignolles à la gare du Nord. Même la vieille rue du Faubourg Saint-Antoine, elle aussi « traditionnellement émeutière », n'a résisté qu'à peine, bien que parsemée de barricades, autant qu'en 1848. L'espace populaire/révolutionnaire manque en somme ici assez étonnamment de consistance. Les explications de la lenteur ou de la rapidité (relative) de la progression versaillaise peuvent varier. On a dit ce qu'il en était pour Montmartre. Mais (sauf à tenir compte des « erreurs stratégiques » des Parisiens) ce qui apparaît à l'évidence, ce sont les très grandes inégalités dans la « consistance » de l'espace populaire. Dès que l'on veut affiner quelque peu l'analyse (analyse professionnelle, nature de l'habitat et date de l'occupation, intensité de l'urbanisation, « couleur » de la misère …), on est tenté de conclure pour une large part à son absence d'homogénéité. Des travaux récents n'ont pas tort qui affirment l'existence fondamentale de « régionalismes » parisiens (11). On n'en multipliera pas les preuves, mais cela est vrai surtout de la banlieue annexée, et plus particulièrement rive gauche. Un rapport de 1859 montre remarquablement la façon dont se sont constituées ces anciennes banlieues (et cette constitution a pu se faire à des dates extrêmement diverses, par exemple entre 1820 et 1860) (12) ; elles se sont d'abord « groupées autour des barrières » (de l'ancien mur d'octroi) « puis étendues le long des routes impériales ». « Plus tard les maisons se sont établies sur les chemins vicinaux », mais sans ordre aucun, "sans autre règle que la convenance de chacun", la conséquence principale étant néanmoins qu'il n'existe pas de lien d'une commune à l'autre. »" Recoupant cette observation avec d'autres, force est bien de constater dans le XVe par exemple que Grenelle (quartier par excellence de la métallurgie) n'est ni Javel (un « écart » occupé par les industries chimiques), ni Vaugirard qui est resté « un village » au sens propre du terme, avec ses jardiniers qui constituent une classe à part (13), lui-même sans grand lien avec un Montrouge tout différent (XIVe) qui le côtoie sans le rencontrer. Les XVe et XIVe sont parfaitement non homogènes, (ils le montreront pendant la Commune), à tous points de vue. L'espace populaire commence à reprendre quelque unité et quelque densité avec le sud du Ve et le XIIIe, unifiés dans une large mesure par la présence de la Bièvre et de l'industrie du cuir, et aussi bien par « 'industrie » et la misère, famélique celle-ci, des chiffonniers (14). Passée la Seine, en revanche, arrivant dans le XIIe on retrouve de nouveau l'absence d'homogénéité et le manque de consistance de l'espace, avec la tonnellerie de Bercy (qui occupe d'ailleurs pour une très large part une population « flottante », jardinages et maraîchages de Picpus et de Bel Air, formant encore ici un sous-espace parfaitement étranger à l'espace ouvrier ou populaire.

De quelques caractères de l'espace populaire

  1. Cet espace certes est diversité, comme le montrerait plus fortement encore une histoire approfondie de la Commune du 18 mars au 28 mai, dont nous n'avons pu plus haut étudier que quelques instants, ses derniers. Mais en réalité ; reprenant à l'envers toute l'argumentation précédente, on s'aperçoit facilement qu'elle permet de mieux mettre en lumière les structures profondes de cet espace populaire. Résumant, outre ce qui a été dit, une multitude d'autres observations qu'on n'a pas le loisir et qu'il serait fastidieux de détailler, on constate d'abord, l'existence d'un centre populaire (16) d'un plat pays qui va bien, sur la rive droite, du boulevard nord-sud jusqu'aux limites du XXe arrondissement, de texture extrêmement dense, IIIe, IVe, et XIe arrondissements, lieu privilégié des vieux métiers parisiens du bronze au petit fer et à tous les « arts et métiers » (c'est d'ailleurs le nom d'un quartier du IIIe. Espace tout à fait traditionnel (et chargé combien lourdement d'histoire), la seule véritable modification qui s'y soit produite - on verra un peu plus loin comment - ont été parfaitement « nullifiées » les transformations et percées qu'y voulut faire Haussmann - étant un léger déplacement vers l'Est du centre de gravité de cet espace, des IIIe et IVe, « foyers traditionnels » des émeutes, vers le XIe, plus exactement dans ce que l'on continue, en dépit des transformations administratives de 1860 (le fait est significatif), de nommer Popincourt (17), une triste ville industrielle qui se cache derrière les boulevards du Temple, des Filles du Calvaire et Beaumarchais", mais une ville qui compte au moins main tenant une centaine de milliers d'habitants industrieux. En 1870, le XIe arrondissement est une ville de 163.000 habitants. Ce plat pays s'adosse fortement aux collines de Belleville et de Ménilmontant, qui ont ce caractère d'être moins des lieux de travail que des lieux d'habitat ouvrier, vaste réservoir (on n'ose parler encore de cité-dortoir) d'une main d'œuvre qui chaque matin se déverse sur le Paris central, comme c'est aussi largement le cas pour Montmartre d'ailleurs, en des formes qui en 1870 restent parfaitement analogues à celles dont Zola nous donne l'image dans l'Assommoir, au début de l'Empire.(18) Puis tout rayonne de là. Vers les solides cités, celles-là à proprement parler industrielles, de la Villette et de la Chapelle, annexées non seulement à Paris mais profondément au Paris populaire (La Chapelle d'ailleurs est déjà insurgée en juin 1848), l'espace populaire devenant ensuite de moins en moins consistant, devenant plus « visqueux », allant se dégradant, sauf quelques durs noyaux (les Epinettes par exemple), à mesure qu'on avance vers l'Ouest dans cette ceinture rouge du Nord. Rive gauche, les « misérables » Ve et XIIIe (sauf à tenir compte de l'agression des percées haussmanniennes dans le Ve) sont liés à ce centre par ce véritable cordon ombilical qu'est le pont d'Austerlitz, qui, par le boulevard, Bourdon mène directement à la Bastille ; union qui est ancienne et historique : il suffit à nouveau de se reporter à juin 1848 où l'insurrection vient et va du Panthéon à la Bastille (les deux seuls « monuments », on le notera au passage, dont peut se parer le Paris populaire). Et au-delà encore dégradation, consistance, solidité toujours moindre de l'espace en direction de régions ou de petites agglomérations qui sont peuple certes, et ouvrières, mais qui, pour être annexées à Paris, sont encore, parce que jeunes de constitution, mal structurées, trop inorganiques relativement (lointaines aussi) pour s'être vraiment intégrées à l'espace populaire, jusqu'à Grenelle et à la Seine (cf. note 12). Elles prêteront la main à l'insurrection de 1871, sans la lui donner vraiment.

  2. Rejetons comme non adéquats les critères mis à la mode par Louis Chevalier pour la période immédiatement antérieure (où il me paraît que là aussi, l'approfondissement des recherches les rend de moins en moins convaincants), de « misère » - même en l'ample sens hugolien, et de « crime » - même si L. Chevalier prend le terme en un sens beaucoup plus profond et large que celui de la vulgaire criminalité. Au sein de l'espace populaire, il y a des lieux, incontestablement des noyaux criminels. C'est ici que pourrait intervenir l'espace policier précédemment invoqué que permettraient de définir les Mémoires de Monsieur Claude. Ces lieux, ce sont fondamentalement les « barrières » (anciennes barrières de l'octroi), de celle de Grenelle jusqu'à l'autre bout de Paris à celle de Clichy. Chaque barrière a sa « terreur » et ses bandes, est lieu de violence particulière (19). Mais ceci n'est plus pour nous que résidu d'un espace antérieur (celui en gros de 1830), ou bien (les barrières criminelles) ne peut servir qu'à mieux marquer certains traits de la frontière que nous avons plus haut délimitée, lieu de lutte, qui est bien de classes, mais dérive ici vers des formes élémentaires de violence qui y sont pour une part apparentées, mais tendent également, avec le temps, à s'en détacher, à n'en être plus qu'une déviance qui prend ses caractères propres. Il y a bien d'autres lieux de crime, ce qui reste des carrières d'Amérique, derrière les Buttes-Chaumont (sur la fin de l'Empire, les crimes commis ici par le fameux Troppmann ont défrayé la chronique tout autant que plus tard l'affaire Landru), les sites privilégiés de la prostitution que sont le quartier de la Porte Saint-Denis, mais bien plus à l'époque l'ancien Ivry avec sa rue de l'Hôpital. La misère, les misères plutôt, ont aussi leurs hauts lieux et parfois identiques à ceux du crime) les cloaques et taudis qui bordent la Seine au pied de la Montagne Sainte-Geneviève, les multiples cités de l'ex-banlieue, dont la population s'adonne le plus souvent à la « chiffe » (on ne citera ici que l'exemple fameux de la Cité Doré, dans le XIIIe) la rue Sainte-Marguerite avec ses mendiants, « l'îlot » de la Roquette (20) où, dit Claude, « les Auvergnats sont maîtres de garnis, maîtres de marchands de vin, maîtres de lupanars. »... Mais qu'il s'agisse de crime ou de misères au sens comme je le disais famélique, ce ne sont que des points ou des noyaux précis, qui ne peuvent servir qu'à colorer parfois, si l'on ose dire la description de l'espace populaire, qui n'en sont plus ou qui n'en sont pas une définition. Or Le "crime " est dans les quartiers « misérables », il en est inséparable. Mais le crime est loin de tout dire de ces quartiers.

  3. C'est un espace de rejet, sous l'Empire surtout. Le point a été tant de fois évoqué que je ne m'y attarde que pour quelques éclaircissements. Que ce soit le produit de l'énorme croissance de population que connaît alors la capitale ou celui des travaux d'Haussmann, qui "déblaient" le Centre de Paris, par les démolitions par la hausse des loyers. Toute une foule populaire se trouve « dérangée », « déplacée », déportée toujours plus à l'Est, la direction privilégiée de cette émigration allant du centre vers les faubourgs du Temple, Saint Martin et Saint-Antoine puis au-delà vers Popincourt, qui connaît une énorme croissance, pour aboutir enfin à Belleville, Ménilmontant et Charonne (21). Mais par exemple aussi beaucoup de tailleurs ont dû quitter les Ier et IIe pour Montmartre, nombre de tisseurs de châles le quartier de la rue de Paradis pour Plaisance dans le XIVe.(22) Même si on n'avance pas le redoutable mot de ségrégation (et cependant au même moment les riches, les aisés accentuent leur mouvement antagoniste vers l'Ouest), tout confirme ces observations déjà faites en 1855 par Horace Say : "Autrefois (les ouvriers habitaient en général les étages du haut des maisons qu'occupaient du reste des familles d'entrepreneurs d'industrie ou des gens relativement dans 1' aisance. Une sorte de solidarité s'établissait entre les différents habitants de la même maison ... En se transportant au Nord du Canal Saint-Martin et même en dehors des barrières, les ouvriers habitent où ne se trouvent pas de familles bourgeoises et se trouvent affranchis du frein que leur donnait précédemment le voisinage… " (23).
    Et quelles « structures » a cet espace de rejet ? C'est un espace abandonné ou à peu près (les grands travaux d'Haussmann se sont faits essentiellement à l'Ouest), où, hormis quelques grands axes traditionnels, les rues désordonnées et négligées il est si facile, quand elles sont pavées, de les dépaver pour faire une barricade - s'appellent chemin, impasse, cul-de-sac.... où l'on ne dit pas avenue mais Chaussée ou Route, où boulevard conserve encore pour une grande part au sens anglais de « bullwark ». (24). Espace de l'indigence et des mauvais lieux, mais d'une indigence qui, du fait de la croissance du nombre, se multiplie d'elle-même, de mauvais lieux qui ne sont pas seulement ni vraiment les points ou sites criminels : « jetez un œil sur la carte, ici tous les hôpitaux, tous les hospices, tous les cimetières, les abattoirs, les prisons, sans parler des industries insalubres. » C'est de surcroît un espace dépossédé. On l'a vu dans le cas de l'Hôtel de Ville, cœur de la capitale, « convoitise » de toutes les insurrections jusqu'à celle de 1871. C'est aussi vrai de la Cité, l'île populeuse qu'Haussmann a simplement rasée, pour en faire un « centre » administratif, judiciaire et policier. La place du Château-d'Eau a châtré le boulevard du Temple, avec tous ses lieux populaires de plaisir ou de fête. Les boulevards ne sont plus « peuple » et l'on n'imaginerait plus la procession des cadavres boulevard des Capucines par quoi commença la Révolution de 1848. Les manifestations politiques de la fin de l'Empire ne se font plus que du boulevard Beaumarchais à ce qui subsiste du boulevard du Temple, sur une voie que tous les contemporains s'accordent à trouver « triste et ennuyeuse ». Elles ne s'aventurent que quelquefois jusqu'au Boulevard Bonne-Nouvelle. Mais les casse-tête des sergents de ville sont alors particulièrement efficaces. Rejet vers un espace qui pour partie est non-espace, surface ; mais le peuple n'en est pas encore, c'est trop tôt, au point de non-retour.

  4. C'est un espace agressé (par voie de conséquence agresseur). Il peut paraître banal d'en revenir ici à Haussmann et à ses « percées » : la rue de Rivoli prolongée jusqu'à la rue Saint-Antoine qui ouvre la Bastille, la rue de Turbigo qui donne sur une place du Château-d'Eau régénérée, bien défendue par sa caserne du Prince-Eugène, le boulevard Voltaire (alors du Prince-Eugène) qui tranche profondément dans le vif du XIe, la rue Lafayette qui se prolongeant par la rue de Flandres, ouvre le XIXe, La Villette comme on dit encore. Ce n'est pas à tout ceci qui est fort connu que je voudrais m'en tenir (prenons garde cependant à ce terme qui paraît si usé de « percée » ; il signifie bel et bien pénétration vitale). Il est d'ailleurs de multiples autres formes de cette agression qui est, je le répète, un aspect de la lutte des classes, du moins de la lutte contre le peuple parisien : la percée religieuse par exemple, ecclésiale : urbaniser - ou plutôt « annexer » - sous l'Empire peut se traduire par la construction au sein de l'espace populaire, du moins dans sa partie nouvelle qui en est dépourvue, de nouvelles églises, forme d'installation agressive (à tout le moins considérée comme telle) dans un espace dont il est difficile encore de dire, mais peu importe, s'il est irréligieux (par vieille tradition qui peut remonter à la Révolution), ou areligieux (par nouvelle formation). Citons rapidement : Saint-Michel des Batignolles, construite (en bois) en 1858, Saint-Bernard de la Chapelle (1858-1861), Notre-Dame de la Croix à Belleville (1863-1869), Saint-Pierre de Montrouge (1861-1862), Saint-Lambert de Vaugirard (1848-1853), et par-dessus tout, touchant, frappant en plein cœur Popincourt, la nouvelle église Saint Ambroise (1863-1869). Dans toutes ces églises (entre autres naturellement), le peuple de 1871 installera des clubs, dont le plus vigoureux est peut-être celui des Prolétaires (25) dans la ci-devant église Ambroise, par une espèce de contre-offensive qui est très exactement processus de réappropriation.

  5. Car, et c'est ici qu'en fait je voulais en venir en évoquant les trouées d'Haussmann (et autres) tentées dans la pâte de l'espace populaire - et c'est peut-être le seul véritable intérêt de leur étude -, nous sommes en présence d'un espace évidemment agressé et dépossédé, mais bien plus exactement,constamment agressé/réapproprié. Il y a lutte (de classes, d'espaces), lutte où le préfet impérial n'est pas du tout constamment victorieux comme certains ont pris l'habitude de le croire, et comme le laisserait croire le simple examen d'un plan, ou la lecture de ses Mémoires. Il est vrai qu'il triomphe souvent. Il y a par exemple le cas de la rue du Faubourg Saint-Antoine, dont on a déjà souligné l'inertie révolutionnaire (relative) remarquable tant au 18 mars que pendant la Semaine sanglante ; « Rome n'est plus dans Rome » dit un contemporain. C'est qu'on a soigneusement mis le Faubourg sous bonne garde, en l'enfermant, le « bouclant » comme on l'a montré très récemment (26) dans un triangle de voies neuves à la fois stratégiques et dépersonnalisées/dépersonnalisantes, les boulevards Richard-Lenoir, Mazas et du Prince-Eugène. On construit en outre dans le XIIe arrondissement l'avenue Daumesnil qui lui fait forte concurrence. Voilà le vieux faubourg émeutier « décoloré » ; il est vrai qu'il subsiste à son orée la place de la Bastille.
    Mais l'opération peut aussi bien parfaitement ou partiellement échouer. Deux exemples parmi bien d'autres. On a bouleversé (intentionnellement) la carte administrative en 1860, donné de nouveaux noms aux quartiers ou arrondissements. Mais le bouleversement n'est en effet que nominal, les vieilles appellations subsistent, Popincourt, Belleville (qui ne coïncide nullement avec la commune ancienne du même nom), Montmartre, Montrouge, Grenelle, Vaugirard… (27). On a décrit plus haut le véritable « quadrillage » du Ve arrondissement. Il paraît radicalement transformer le quartier, effacer surtout le vieux Faubourg Saint-Marcel, autre point fort révolutionnaire. L'opération semble parfaitement réussie et elle l'est pour une large part. Néanmoins, dans une langue populaire qui se parlera encore longtemps, le Faubourg Saint-Marceau, existe toujours, et les « artères » (au sens fort) du Ve restent la rue Saint-Victor, même si on l'a pratiquement effacée de la carte, son ancien trajet portant désormais d'autres noms, et la rue Mouffetard, même, si elle a perdu (comme la place Maubert) de sa consistance, même si elle est amputée au sud pour devenir bourgeoisement avenue des Gobelins. Ici les révolutions haussmanniennes ne sont en un sens que placage : l'espace populaire est pénétré, mais non réellement déformé.
    Et c'est surtout peut-être à la lumière, sous l'éclairage des événements révolutionnaires de 1870-1871 qu'on peut tester cette capacité de lutte et de résistance qui me paraît l'un des caractères fondamentaux de cet espace populaire révolutionnaire. Je n'évoque que pour mémoire cette l'idée que j'avais jadis lancée et qui eut quelque fortune de la réappropriation de l'Hôtel de Ville, aspect de la reconquête de la Ville par la Ville (populaire). Bien d'autres faits, moins éclatants, mais du même ordre, mériteraient d'être rappelé. J'ai évoqué la contre-offensive qui ne me paraît pas seulement anti-cléricale) sur les églises des quartiers populaires ; j'y ajoute aussitôt la reconquête du Panthéon, recléricalisé sous l'Empire, immédiatement décléricalisé après le 18 mars : il suffisait de trancher les deux bras de la croix pour en faire une hampe porteuse d'un drapeau rouge. Belle « percée » stratégique que la rue de Turbigo ! elle sera pendant la Semaine sanglante une de celles où il sera le plus difficile d'avancer, avec les trois barricades au moins qui la jalonnent : l'arme s'est retournée contre son porteur et le peuple est toujours chez lui. Même chose pour le Boulevard Richard-Lenoir qui vient recouvrir partie du Canal Saint-Martin, une des vieilles lignes de résistance de l'espace révolutionnaire (idée, dit Haussmann, qui « enthousiasma mon empereur ») ; on a vu que pendant la Semaine sanglante, cette ligne de résistance n'avait perdu en rien de sa vitalité. Je m'attarderai un peu plus sur un dernier exemple, la fameuse percée de l'avenue du Prince-Eugène, l'étude étant ici, je crois, particulièrement révélatrice. Il s'agit bien d'une trouée stratégique, je l'ai dit, dans le vif du XIe, de la place de la République (alors du Château-d'Eau) à la place de la Nation (alors du Trône), tranchée ouverte à partir de 1857. Mais l'empereur déjà, qui en est si fier, n'ose l'inaugurer en grande pompe en 1862 que par le sud, par la place de la Nation, non pas comme il eût été normal, par le nord, par la place du Château-d'Eau qui est trop dangereusement peuple. Elle a été, cette « tranchée », tout particulièrement réappropriée. Dès septembre 1870 elle est rebaptisée (toujours l'importance du nom) en boulevard Voltaire. Ce boulevard sera pendant la Semaine sanglante forte ligne de résistance, et la mairie du XIe, sise en son milieu exact, est aussi le dernier refuge de ceux qui restent des chefs de la Commune, après qu'ils ont dû quitter l'Hôtel de Ville. Il y avait eu dès l'Empire, d'autres aspects plus « triviaux » de cette réappropriation. Chassé de la rue du Temple, puis de la rue de Provence, le théâtre populaire des Délass-Com est venu s'installer sur ce boulevard du Prince Eugène en 1864 ; tout près, à la même date, s'y est édifié, étrange pagode chinoise, le café-concert populaire Ba-ta-clan, qui, au moins pendant le siège, servira de lieu de réunions populaires. Mais on se souviendra surtout de la mort, le 25 mai, de Delescluze, descendant dans une marche tragique ce boulevard jusqu'à la barricade de la Place du Château d'Eau où il se fait volontairement tuer. Je ne puis m'empêcher de voir dans ce geste ultime, de voir, en dépit de tout, en dépit de la défaite, l'affirmation faite pas à pas, dans la douleur, de l'appropriation et de la possession par le peuple de cette portion d'espace. Surimposée au cœur du Paris populaire, cette voie a été sitôt reconquise. L'espace populaire se défend victorieusement, même dans la défaite.

  6. Dernier élément ! cet espace populaire qui est rejeté, agressé, dépossédé, est pour le peuple espace de refus, espace profondément interdit à tout autre que le peuple. On ne peut s'en emparer (momentanément) qu'au canon et par la supériorité des armes. Rappelons cette identification - en fait bourgeoise - qui est faite des classes laborieuses et des classes dangereuses, cantonnées à camper dans de mauvais quartiers, de mauvais lieux. Quoi qu'elle ait pu encore une fois signifier avant 1848, elle est devenue sous le Second Empire peur pure et simple d'aller s'aventurer dans les quartiers populaires où l'on est le malvenu, l'intrus, non parce qu'on est dans cet espace criminel que par exemple la littérature mettait une complaisance évidente et excessive, à fréquenter, à observer, et à dire, mais bien parce qu'on est désormais dans un monde devenu spécifique ment autre. Il y a précisément, littérairement parlant, cassure, fracture, et distance entre le moment où s'achève, avec la mort de Baudelaire (28) et Les Misérables (1864), une ancienne vision et une ancienne diction du Paris populaire, et celui où en commence une autre, naturaliste et populiste, avec parmi d'autres Zola. Le littérateur ne communie plus avec les « faubourgs », il les observe de loin et d'ailleurs ; il y aurait beaucoup à dire sur cette mutation de l'aperception littéraire du Paris peuple, signe que l'espace populaire a pris d'autres allures et une autre texture, mais ce n'est pas ici de notre propos. On se contentera d'une observation historique de 1871 - certains la trouveront peu convaincante, je suis persuadé qu'elle est essentielle : anecdote, mais que je crois riche d'un sens très précis. Depuis le 24 février 1871 - date anniversaire de la proclamation de la République de 1848 - le Paris peuple vient apporter au pied de la colonne de la Bastille témoignage de son deuil et de la défaite et des menaces qui pèsent sur la IIIe République à peine née. Le 26, la foule - dieu sait comment - repère un agent de police, dont on croit (et sans doute le fait-il) qu'il relève les numéros des bataillons de la Garde nationale venus manifester. On le maltraite, on le poursuit jusqu'à la Seine où on le jette et on le noie, avec tous les raffinements de cruauté atroce dont est capable une foule ameutée, et qui vaudrait une étude en profondeur. Affaire toute simple ? on se débarrasse d'un mouchard. Que s'est-il passé au vrai ? L'agent de l'ordre, Vicenzini, est là à la Bastille où le tout peuple est cérémoniellement assemblé. Il viole par sa présence un espace (particulièrement sacralisé) où il n'a pas lieu, où il n'a pas droit d'être. Il a pénétré dans un espace qui lui est interdit spécialement ; d'où la colère enragée de ses vrais occupants et possesseurs, et le caractère presque "rituel" de son meurtre (à bien chercher, on en trouverait maints exemples dans les révolutions précédentes). Pour la plèbe romaine autrefois, le Mont-Aventin était aussi « sacer » en tous les sens mal traduisibles de ce mot (29).

À la Bastille

À tout espace, il est au moins un foyer, à tout espace vital il faut un cœur. Ce foyer et ce cœur, c'est bien la Bastille avec sa colonne de Juillet. Je n'aime pas spécialement les broderies poétiques sur le « mythe » de la Bastille (30). Mais la Bastille avec sa colonne de Juillet est bien ce foyer, ce cœur, ce centre vrai de l'espace populaire et révolutionnaire. On pourrait en écrire une bien prodigieuse histoire, de 1789 jus qu'à nos jours (de la Bastille, pas de la Bastoche). Je n'en parle qu'en 1870 ou 1871. Elle est ce centre où aboutissent toutes les voies qui sont les artères et les lignes de forces de l'espace populaire, même celles qu'on a cru bouleverser. Pendant le Siège et la Commune, même si « Rome n'est plus dans Rome » et que le "terrible" Faubourg Saint-Antoine a cédé à d'autres quartiers la principauté révolutionnaire qu'il avait eue longtemps, dont Belleville ou Montmartre, les clubs et les assemblées populaires sont d'une particulière densité dans toute la surface qu'elle « commande » immédiatement : Ba-ta-clan, bal Bourdon, club des Terres-Fortes (rue Lacuée), comité de la rue d'Aligre, club des Prolétaires Saint-Ambroise (31). On vient de le dire : c'est à la Bastille que dans un unanimisme populaire qui touche à l'unanimité, à partir du 24 février et jusqu'au début mars encore les bataillons de la garde nationale populaire sont venus témoigner de leur deuil cérémoniel, enrobant la colonne de ces fleurs funèbres qu'on appelle immortelles. Prendre la place de la Bastille, c'était l'objectif principal des troupes versaillaises. « Derrière elle - écrit le Général Vinoy - s'étendaient les quartiers de Bercy, du Faubourg Saint-Antoine, de Ménilmontant et de Belleville... ». Cœur elle est, et en même temps c'est par elle que s'ouvrent les grands quartiers de l'espace populaire et révolutionnaire. Ceinturée de barricades, « fort naturel », elle va résister pendant la Semaine sanglante près de deux jours et demi. Elle n'a pas manqué à son rôle, pas plus qu'en 1848 ou qu'en 1830, et sa colonne au Génie de la Liberté, c'est le point focal, le point privilégié, le point redouté à partir duquel sans aucun doute se structure l'espace révolutionnaire.

Il ne peut y avoir de conclusion à ces trop brèves notes, où l'on ne pouvait qu'effleurer le problème proposé, qui était en somme de passer de la surface à l'espace, de la notation abstraite (chiffre ou plan...) à ce que l'on croit être une réalité, à scruter - vieux problème - des structures au travers d'une conjoncture. On a dit bien des banalités, et on l'espère, quelques choses neuves. Que ce soit invitation à une réflexion qui n'est ici qu'à peine amorcée sur ce qu'est cette sorte d'espace-temps, dont, historiens ou autres, nous commençons à apercevoir l'existence et l'importance, sur le Paris de la Commune aussi qui m'est cher. Alors ce que l'on vient de dire, bien ou mal, ne serait pas totalement inutile.

(1) L. Lazare, Les quartiers de l'Est de Paris et les communes suburbaines, 1870
(2) L. Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses, Plon, 1958.
(3) Je reprends la vieille expression de François Miron (en réalité inventée très postérieurement) : « il n'est pas bon que les dodus soient d'un côté, et les menus de l'autre. » Popolo grasso, popolo minuto, l'antagonisme des gros et des menus était aussi une vieille évidence dans les cités italiennes médiévales.
(4) Cf. les travaux de J. P Aron, Essai sur la sensibilité alimentaire à Paris au XIXe siècle, Cahiers des Annales, 1967, et Le mangeur du XIX° siècle, Laffont, 1973.
(5) Tous les contemporains constatent le dépérissement ou la totale disparition des fêtes dans les quartiers populaires et notamment dans les communes annexées en 1860 où l'absorption dans Paris et l'urbanisation ont fait mourir de vieilles coutumes villageoises. Plus de combats de taureaux à la « Barrière du Combat », plus, depuis 1839, de « descente de la Courtille », ce carnaval populacier du mercredi des Cendres (avec Milord l'Arsouille) qui voyait les Bellevillois déferler de leurs collines vers le plat pays qui est à leur pied, - préfiguration de futures descentes révolutionnaires ; il ne reste plus que la fête du « Bœuf gras » carnaval sans grande joie officialisé et « récupéré » par le régime : on offre an grande pompe le bœuf à sa Majesté impériale. A peine reste-t-il, çà ou là la guinguette ou le bal, mais bien plus le cabaret, la « bibine » ou l'« assommoir ».
(7) Joies au rabais et frelatées. Gardons-nous aussi d'oublier ce que j'appellerais « l'espace policier », qu'on peut admirablement peindre dans ses détails grâce aux Mémoires de Monsieur Claude, le dernier chef de la police de l'Empire. Il aura sa place de choix dans nos observations.(8)
(6) On trouvera de remarquables récits de ces fêtes ritualisées, par exemple la fête de la Concorde, le 21 Avril 1848 (du Palais Bourbon au Champ de Mars) et celle de la Distribution des Aigles le 10 mai 1852 (Champ de Mars), et de bien d'autres, dans E. Gourdon de Genouillac, Paris à travers les siècles, t. V, 1882.
(7) Quant à considérer, après tel sociologue, la révolution populaire 1871 par exemple - comme le mouvement ou l'acte « festifs » qui précisément rompent la monotonie de la « quotidienneté », je ne souhaite pas ici m'engager en un débat douteux, l'idée, au départ séduisante, n'ayant pas donné les fruits qu'on en pouvait attendre.
(8) Mémoires de Monsieur Claude, Chef de la police de sûreté sous le Second Empire, Paris, Rouff, 2 vols., s.d. C'est merveille que de les dépouiller, encore que Claude commette parfois de graves anachronismes. Paris sous le regard d'un policier, qui sait tous les repaires du « crime ».
(9) Cf. Paris-Guide, 1869. Entre les rues de Rivoli et de Lobau, les quais et la place du Châtelet, « là tout est neuf, tout est bourgeois ». Mais au-delà, dans les quartiers Saint-Merri et Saint-Gervais, « une population laborieuse mais souffreteuse et sans gaîté, exerce dans des logis d'un autre âge de petits métiers souvent peu lucratifs et surannés… »
(10) Il faut relire ligne à ligne (en le comparant avec d'autres sources), le Rapport du Maréchal de Mac-Mahon sur les opérations militaires du 21 au 28 mai 1871 (J. O. 1871). De même, Général Vinoy, L'armistice et la Commune, Plon, 1872.
(11) Cf. la remarquable thèse de Jeanne Gaillard, Paris, la Ville (1852-1870), Atelier de reproduction des thèses, Université de Lille III, 1976, et notamment « Aspects du régionalisme foncier dans la capitale », p. 84-119.
(12) Grenelle n'est habité que depuis la veille de la Révolution de 1830. C'est à partir des années 1840 que « le Montmartre d'en bas » se peuple densément. Des quartiers sud du XIVe (notamment Plaisance – de Chauvelot) ou du XIIIe (notamment la Maison-Blanche) de formation plus récente encore ne datent que de 1860, environ, et dans tout le Sud du Paris-rive gauche, les espaces inhabités sont encore en nombre considérable.
(13) Cf. J. Lapalus, Histoire de Vaugirard. Monographie d'un vieux village et d'un nouvel arrondissement, multigraphié, 1877,(Archives de la Seine) : « Le XVe […] ressemble moins à un faubourg qu'à une agglomération de villages mal soudés. Sur le bord de la Seine, c'est Grenelle, avec ses maisons et ses fabriques récentes Sur la hauteur c'est Vaugirard, avec ses toits moussus, ses maisons basses, ses rues tortueuses comme les sentes d'autrefois. Autour de ces deux centres, de larges vides. »
(14) « Chiffe » ne signifie pas automatiquement criminalité, quoi qu'en constate Monsieur Claude dans ses Mémoires. Mais c'est un remarquable indicateur de l'existence de noyaux de misère : entre autres, rue Sainte-Marguerite dans le XIe, dans 1'espace délimité, dans le Ve, par le boulevard Saint-Germain et les quais, ainsi que dans toutes les « cités » qui pullulent dans les quartiers extérieurs, dont la plus célèbre est la Cité Doré dans le XIIIe (2.500 personnes environ).
(15) Cf. sur ce point les observations déjà faites par L. Chevalier et qui s'appuient sur l'étude de Sabatier, Bercy, ville inconnue a trois kilomètres de Notre-Dame, 1868.
(15) On ne continuera pas ce tour de Paris, sauf à observer que dans le XXe même, où l'on se sent en 1871 en pleine et forte pâte populaire, il faudrait, et les habitants le font, soigneusement distinguer Belleville de Ménilmontant (chacun autour des avenues ou Chaussées de même nom), séparés par une « frontière » d'une extrême précision, et ces deux « sous-ensembles » du Père-Lachaise, de formation plus récente, du Haut-Charonne surtout, encore fortement rural, le Bas Charonne, depuis 1848 au moins est absorbé par le tout proche Faubourg Saint-Antoine). Prétendra-t-on vraiment à l'existence d'un espace populaire/révolutionnaire cohérent, dense et consistant, lorsqu'on entrevoit tant de diversité ? Qu'on se souvienne de surcroît qu'en 1871 - ce fut longtemps un des aspects trop négligés de cette révolution - chaque arrondissement populaire requerra en quelque sorte son droit à l'autonomie, son droit à la différence. Dans une tout autre perspective, et l'administration impériale et l'opposition libérale bourgeoise qui est très forte à Paris s'efforçaient sous l'Empire à disloquer et tronçonner (c'est particulièrement sous cet angle qu'il faut lire la nouvelle carte administrative façonnée en 1860) l'espace populaire, « afin de le rendre plus gouvernable », comme le dit le libéral A. Cochin.
(16) Ce centre lui-même est en apparence de la plus extrême diversité, pour ne prendre que le IIIe arrondissement, citons E. de la Bédollière, qui écrit en 1860. « Le IIIe arrondissement a plusieurs physionomies distinctes suivant les quartiers. [...] Entre la rue Saint-Martin et la rue du Temple, se tiennent les marchands de meuble d'occasion. Aux environs du Conservatoire des Arts-et-Métiers, les bijoutiers en or, en argent, les bijoutiers garnisseurs, en doré, les lapidaires, les doreurs en cuivre et en bois, les tourneurs, les repousseurs, les acheveurs en cuivre, les ciseleurs, les graveurs. Sans parler de l'Horlogerie, des peignes, du cartonnage, de la tabletterie, etc… » Mais tout cela fait une unité, celles des articles de Paris, des métiers de Paris traditionnels.
(17) Équivalent actuel de nos quartiers Saint-Ambroise et Roquette.
(18) Il n'y a pas en 1870, équivalence entre lieu de travail (les industries sont concentrées dans les quartiers intérieurs de Paris), et lieu d'habitat. Voici, d'après des Archives de -police, en 1872, ce qu'il en est pour le Père-Lachaise (XXe), mais peut facilement être généralisé à bien d'autres quartiers "extérieurs" ; « Le quartier du Père-Lachaise, comme ceux qui l'entourent, est habité par une population dont les occupations sont à l'intérieur de Paris ; ainsi qu'il est connu de tous, les petits logements sont nombreux dans nos parages… ».
(19) On trouvera dans un prochain numéro une carte du Paris criminel, selon les Mémoires de M. Claude, accompagné naturellement des observations et restrictions nécessaires.
(20) « L'« îlot » de la Roquette : selon Monsieur Claude, on peut le situer et le définir très exactement par l'intervalle formé par les rues de la Roquette et de Charonne. Il comprend la rue de Lappe avec ses Auvergnats (Louis Chevalier a tort de nier ici leur présence prééminente) et se continue par les rues Keller et Sainte-Marguerite. « De la rue, de Lappe jusqu'au haut de la rue de la Roquette, depuis la Musette du Roi de Suède jusqu'à celle de la Maison-Blanche, l'Auvergnat règne et gouverne, par droit de musette, d'absinthe et de bourrée… » . M. Claude, p. 2112.
(21) On peut suivre avec prudence sur ce point, Halbwachs, Les expropriations et le prix des terrains à Paris, pour qui les lignes d'évolution de densité des quartiers détermine largement le tracé de certaines voies nouvelles.
(22) Pour les tisseurs de châles, voici ce que note Le Play, Les Ouvriers des Deux Mondes, t. 1, 1857, monographie n°7, p. 300-301. « Presque tous autrefois habitaient dans l'intérieur de Paris et spécialement dans le Faubourg Saint-Martin. Mais la cherté croissante des loyers a déterminé le déplacement graduel de cette industrie. Les deux tiers à peu près des châliers ... se trouvent rassemblés en ce moment (en 1857) à la Maison-Blanche, l'autre tiers est disséminé dans d'autres parties de la banlieue et dans le Faubourg Saint-Martin… »
Voir également Statistique de l'industrie à Paris pour l'année 1860, Chambre de commerce de Paris, en ce qui concerne les tailleurs : « En 1848, les ouvriers tailleurs et apiéceurs étaient groupés dans le centre de Paris ; ils logeaient, pour la plupart, dans les garnis des rues Saint-Honoré, Montorgueil, du Faubourg Saint-Honoré, de l'Arbre-Sec, de Saint-Germain— l'Auxerrois ~du Roule, des Viarmes des Vieux-Augustins, et dans les maisons des piliers des Halles et de la cour d'Aligre... Chassés par les démolitions, un grand nombre d'entre eux ont été forcés de se retirer dans les quartiers où autrefois on ne trouvait que peu de gens de leur profession ; ainsi beaucoup d'entre eux se sont transportés du côté de la Montagne Sainte-Geneviève.... tandis qu'un certain nombre sont allés demeurer tout à l'opposé de Paris, notamment dans l'ancienne commune de Montmartre. » Il y a quelque 30. 000 tailleurs à Paris. Quand en 1867 ils se déclarent en grève, c'est à l'Élysée-Montmartre (XVIIIe) qu'ils tiennent leurs réunions.
(23) AN F8 239 ; cité notamment par Louis Chevalier, Classes Laborieuses..., p. 233.
(24) Le mot, nôtre d'abord, a passé la Manche et nous est revenu chargé de son ancien sens militaire.
(25) Le club (ci-devant Saint-) Ambroise est à peu près le seul pour lequel en 1871, nous ayons conservé des archives, abondantes et très révélatrices de l'esprit populaire révolutionnaire cf. l'étude d'Alain Dalotel sur La Commune dans le XIe arrondissement de Paris.
(26) Jeanne Gaillard, op. cit., carte face à la page 39.
(27) Il est parfois des résistances nominales qui conduisent à remonter très haut dans le temps. Début 1870, il existe une section de l'Internationale qui porte le nom de Faubourg-du-Nord (en fait le Faubourg Saint-Denls. On ne peut la repérer qu'en se reportant à la carte du Paris sectionnaire de 1793. Il existait alors une section Faubourg-du-Nord).
(28) Sur l'ancienne diction, cf. P. Citron, La Poésie de Paris dans la littérature française de Rousseau à Baudelaire, 1961. L.Chevalier fait volontiers remarquer la différence d'appréhension entre Zola et Balzac : « Balzac regarde, Zola se documente. » Et pour qu'on trouve un livre qui reprenne - en un tout autre temps - l'étude commencée par Citron, il faut attendre le Paris des Surréalistes, de Marie-Claire Bancquart, Seghers, L'Archipel, 1972. Mais le Paris de ces néo-révolutionnaires n'a presque plus rien de populaire.
(29) Il n'est pas d'ouvrage anti-communard qui ne contre avec un plaisir évident l'atroce affaire Vicenzini. Voir par exemple M. A. Fabre, Vie et mort de la Commune, Hachette, 1947, p. 22 et suivantes.
(30) Si l'on en cherche une analyse vraiment sérieuse, on se reportera aux remarquables travaux de Mona Ozouf sur la notion de fête révolutionnaire, et aussi au livre de Rosemonde Sanson Les 14 juillet, fête et conscience nationale, 1789-1975, Flammarion, « La tradition et le quotidien », 1976. Sur ces bases, toute une nouvelle méditation de ce que j'esquisse ici serait à entreprendre derechef.
(31) On a bien parlé en quelque sorte d'espace nommé, d'espace « langagier », mais on n'a pas eu le loisir de s'étendre sur la remarquable géographie des réunions populaires de 1870 1871, où précisément, en parlant, le peuple se montre vraiment, et qui sont un élément de description et de compréhension de l'espace populaire. Mais s'il n'en a pas été question expressément, les observations faites à, ce sujet ont été largement utilisées pour tenter d'exprimer les conclusions qui précèdent.
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L'histoire de la Commune de Lissagaray

Écriture d’une histoire « immédiate : l’Histoire de la Commune de 1871 de Lissagaray

La Révolution (1789-1871, écriture d’une une histoire immédiate, Publication de l’Université Blaise Pascal, 2009.

L’Histoire de la Commune de 1871 de Lissagaray, publiée en 1876, rééditée vingt ans après en 1896 avec des compléments, d’importantes corrections – et aussi des remords, est probablement un exemple des plus réussis de cette histoire qu’on dit « immédiate ». Pas un historien qui n’ait largement utilisé, et encensé, ce texte en effet majeur, reconnaissant toute sa dette à cette source vive.

Il ne s’agit pas ici de refaire un débat, qu’on peut considérer aujourd’hui comme à peu près clos, sur mémoire et histoire, mais d’évaluer l’apport de Lissagaray à l’histoire de l’événement de 1871 : un Lissagaray, qu’on n'a pas toujours lu d’assez près[1].

D’une édition à l’autre

Lissagaray publie dès 1871 Les Huit journées de mai derrière les barricades ; il y fait une histoire déjà très précise des événements militaires et de la répression de la Semaine sanglante, en appelant à nouveaux témoins pour parfaire sa première enquête hâtivement mais efficacement menée. L’essentiel en sera repris dans l’Histoire de la Commune. Au texte, il a donné pour prologue la Déclaration de la Commune du 19 avril au Peuple français, et, en conclusion, une esquisse d’analyse sociale.

En 1873, il s’est essayé, maladroitement, au drame, avec La Vision de Versailles[2]. En 1876 paraît la première édition de l’Histoire de la Commune. Elle aurait été achevée trois ans plus tôt ; elle était annoncée par J. Lemonnyer dans son Essai bibliographique sur la proscription de 1873[3] et devait alors être pratiquement prête si l’on en croit le résumé qu’il en donne, précisant : elle « est en ce moment à l’impression ».

En 1877 en paraît une traduction allemande chez Wilhelm Bracke, qui a été relue et « améliorée » par Marx[4]. Elle sera rééditée en Allemagne en 1891,1894,1898, 1906, et à maintes reprises au XXe siècle, notamment encore en1971[5].

En 1886, est publiée une édition anglaise, dans une traduction d’Eleanor Marx : celle-ci précise que sa traduction date de 1877[6]. Elle ajoute qu’elle n’a pas voulu la retoucher par piété filiale, Marx ayant lui-même relu et corrigé le texte de ce qui devait être une seconde édition française (qui ne paraîtra jamais). « I am loath to alter the work in any way. It had been entirely revised and corrected by my father. I want it to remain as he knew it. » C’est cette édition qui est reprise en 1898 par l’édition américaine[7]. En1896 est publiée l’édition française définitive, avec de nombreux ajouts et de sévères corrections. C’est celle-ci qui sera rééditée en français, assez tardivement d’ailleurs, en 1929[8].

Histoire immédiate ! Lissagaray a œuvré en véritable historien, établissant critiquement la validité des faits, les ordonnant en un récit logique, proposant enfin d’y reconnaître un sens, que les historiens postérieurs pourront réexaminer ou critiquer, comme lui-même le fait d’ailleurs après vingt ans.

On se contente de citer avec toute la révérence possible ce livre « d’un ancien combattant sans doute, mais qui n’a été ni membre, ni officier, ni fonctionnaire, ni employé de la Commune, un simple du rang qui a connu les hommes de tous les milieux, vu les faits, traversé les drames, qui pendant de longues années a recueilli, vanné les témoignages. »

On peut douter que Lissagaray ait beaucoup vu de ce dont il fait le récit, et de sa réelle présence au combat ou sur les lieux qu’il décrit[9]. Lui-même n’atteste avoir été présent qu’en visite aux fronts trois jours avant la Semaine sanglante ; J. Lemonnyer précise : « Ayant suivi lui-même jusqu’au dernier moment le quartier général de la résistance… ». Ce qui semble plausible est que Lissagaray a accompagné le Comité de salut public de l’Hôtel de Ville le 22 mai à la mairie du XIe arrondissement à partir du 26 mai, et finalement à Belleville. Pour le reste, il a trouvé ses informations essentielles dans le dépouillement d’une presse considérable. Il lui arrive parfois d’« héroïser » quelque peu son histoire de la Semaines sanglante : Il n’y a pas eu de barricades de femmes, place Blanche, le 23 mai, pas davantage de grande bataille à la Butte aux Cailles le 25[10]. On se gardera pour autant de diminuer la valeur du témoignage, car ses sources sont importantes et impeccables. Pour l’édition de 1876, les procès-verbaux du Comité central de la Garde nationale, patiemment reconstitués, dit-il, à l’aide de témoignages directs[11] – c’est d’ailleurs sur cette base que, faute de mieux, nous travaillons encore aujourd’hui ; les procès-verbaux du Conseil de la Commune rédigés par Amouroux, qu’il a retrouvés à Carnavalet, pour l’édition de 1896[12] ; le rapport Mac-Mahon paru à l’Officiel du 3 août 1871 sur les opérations militaires contre Paris qui lui a beaucoup servi dès l’édition de 1876 ; les grandes enquêtes parlementaires sur les actes du gouvernement de la défense nationale[13], sur l’insurrection du 18 mars[14], et le rapport Appert de 1875 sur la répression[15].

Auteur des Huit journées… (1871), Lissagaray avait initié de son exil londonien une contre-enquête pour contrer la campagne de publications versaillaises par le rétablissement des faits, vrais, vérifiés. Le Cercle d'études sociales de Londres, réunion de proscrits français, avait décidé en 1872, sur sa proposition, de répondre aux calomnies contenues dans l'Enquête parlementaire sur l'insurrection du 18 mars qui venait d’être publiée. Le Cercle avait chargé Vallès et Lissagaray lui-même de réunir les documents relatifs au mouvement communaliste afin d'en écrire l'histoire[16]. De là sans nul doute le différend qui ne cessera d’opposer Lissagaray à Vallès, et l’animosité de ce dernier ; n’ayant jamais été capable, quoi qu’il en dise, d’écrire sa propre histoire de la Commune, il ne décrie avec acrimonie le travail de son adversaire.

L’Histoire de Lissagaray est avant tout un récit chronologique de faits, petits et grands, accumulés, récit extraordinairement minutieux, presque trop, car on se perd souvent dans le détail. Mais il vaut la peine d’examiner de près les remords et corrections de l’auteur à mesure que paraissent de nouvelles éditions.

Lissagaray a modifié profondément, de 1876 à 1896, son final. Naturellement d’abord par l’ajout d’un nouveau chapitre chronologiquement nécessaire : « L’Assemblée de Malheur. Le Mac-Mahonnat, Le grand retour ». Mais surtout la conclusion du livre est considérablement remaniée. L’édition de1876 s’achevait sur par un appel à l’aide aux déportés et à l’amnistie : « Comprenez vous, travailleurs, hommes libres ? Qu’avez-vous fait pour votre frère ? […] Allez, souvenez vous, non pas un jour, mais toute l’année. », appel qui était précédé d’une longue interrogation sur les faits et surtout sur la signification profondément républicaine de la Commune. Dans l’édition anglaise de 1877/1886, le texte a été amputé de cette longue interrogation ; ne subsiste que l’appel à la solidarité avec les déportés et proscrits, s’achevant par une brève évocation du rôle du « parti » socialiste international. « Let the Socialist party attest its principles of international solidarity and its power by saving those who have fallen for it. » L’interrogation républicaine primitive est rétablie en totalité, et augmentée dans l’édition de 1896 ; Lissagaray y ajoute un post-scriptum, titré « 1896 » sur lequel on reviendra.

Il y a eu surtout une modification du « Prologue » de 1876 intitulé « Comment les Prussiens eurent Paris et les ruraux la France ». Considérablement enrichi, il est désormais divisé en deux parties :

1/ Le Prologue proprement dit.

2/ « Comment les Prussiens eurent Paris et les ruraux la France ».

Le Prologue n’est pas ce qu’il y a de plus achevé dans l’Histoire de la Commune. Le récit commence le 9 août 1870, jour de la démission d’Émile Ollivier : Lissagaray était présent à Paris en cette journée où fut manquée une première proclamation de la République, un peu trop précipitée. En réalité il se livre à un long retour en arrière, à un récit désormais fortement argumenté de la crise finale et de la chute de l’Empire. « On revit tout à fait le Bas-Empire. La nation, glissant, garrottée, dans l’abîme devant ses classes gouvernantes silencieuses, immobiles. »(1876 p. 9)[17] ; le texte est légèrement corrigé dans l’édition de 1896 en « Trois semaines durant (du 9 à la fin d’août), la France glissera dans l’abîme devant des impérialistes immobiles, et une Gauche qui se bornera à quelques exclamations. »

Lissagaray entremêle alors, sans autre ordre en fait que chronologique, année par année, le détail de l’histoire politique, l’histoire du mouvement républicain, l’histoire ouvrière, particulièrement de l’Internationale et des chambres syndicales ouvrières, l’histoire extérieure (guerre d’Italie, expédition du Mexique).

L’introduction était brève dans la première édition de 1876 : « Juillet 70 surprit le parti dans sa période chaotique, empêtré de fruits secs bourgeois, de conspirailleurs et de vieilles goules romantiques. L’internationale qui pouvait être un groupement sérieux commençait à peine, sous l’impulsion de Varlin, ouvrier relieur d’une rare intelligence, de Duval, Theisz, Frankel et quelques dévoués à organiser son personnel. » Elle est déjà plus substantiellement développée dans l’édition de 1877/1886 qui soulignait l’« état chaotique du parti d’action », l’importance mais aussi la faiblesse de l’idéologie du journal La Marseillaise, la grande feuille qui réunissait depuis 1869 l’extrême gauche républicaine socialiste et les représentants du mouvement ouvrier. Ce n’était, dit Lissagaray, qu’un « méli-mélo de doctrinaires et de lettrés désespérés, unis par la haine de l’Empire, mais sans vision définie et surtout sans discipline »[18].

En 1876 Lissagaray – qui n’a été sous l’Empire qu’un journaliste radical et surtout provincial - ne connaît visiblement qu’assez superficiellement le mouvement parisien. Il ne peut notamment qu’esquisser un tableau très rapide de l’Internationale parisienne « groupement sérieux », « qui proposait l’idée la plus adéquate du mouvement révolutionnaire de notre temps. » Il enrichit son récit en 1877, après avoir eu contact avec des membres de l’organisation ouvrière et avec Marx, dont il a fait la connaissance dès la formation du Cercle d’études sociales et gratifie très vite, du titre de « Mon cher maître ». Il peut être plus précis en 1877.

« Already, in 1869, workingmen’s societies, founded for mutual credit, resistance and study, had united in a Federation, whose headquarters were the Place de la Corderie du Temple. The International setting forth the most adequate idea of the revolutionary movement of our century, under the guidance of Varlin, a bookbinder of rare intelligence, of Duval, Theisz, Frankel, and a few devoted men, was beginning to gain Power in France. It also met at the Corderie, and urged on the more slow and reserved workmen’s societies. The public meetings of 1870 no longer resembled the earlier ones; the people wanted useful discussions. Men like Millière, Lefrançais, Vermorel, Longuet, etc. seriously competed with the mere declaimers.

But many years would have been required for the development of the party of labour, hampered by young bourgeois adventurers in search of a reputation, encumbered with conspiracy-mongers and romantic visionaries, still Ignorant of the administrative and political mechanism of the bourgeois regime which they attacked. « Les détails et surtout la critique finale ont été visiblement inspirés par le « cher maître ».

L’édition de1896 reprend beaucoup plus longuement et avec plus de précision encore l’histoire des progrès du mouvement ouvrier depuis 1851, soulignant toujours toutefois la faiblesse et le manque d’organisation et de coordination de l’opposition.

Qu’on ne voie en aucun cas dans ce qui va suivre une quelconque critique d’une œuvre qui reste magistrale dans sa documentation, dans son style passionné, caustique, tout de colère rentrée, émaillé de néologisme percutants, qui fait sa force inimitable ; je ne retiens qu’une citation, très hugolienne – Lissagaray a une admiration indéfectible pour Hugo. Elle était dans les Huit journées. Absente des éditions de 1876 et 1877/1886, elle est fort heureusement reprise en 1896.

« Voilà ces journées de force et de carnage, l’une des plus grandes éclipses de civilisation qui, depuis les césars, aient obscurci l’Europe. Ainsi Vitellius se rua dans Rome, ainsi, par un mouvement tournant, il cerna ses adversaires. Même férocité dans le massacre des prisonniers, des femmes et des enfants ; même brassardiers à la suite des vainqueurs, mais au moins Vitellius ne parlait pas de civilisation. » Éclipse de civilisation, c’est aussi un mot de Hugo dans L’Année terrible :

« Il ne sera pas dit que pas une parole`

N'a, devant cette éclipse affreuse, protesté. »

Je traiterai essentiellement de trois points :

  1. L’Histoire de la Commune est une histoire d’abord politique, une histoire - on le dit sans honte – « événementielle », et passionnelle, sans pour autant être partiale ; c’est ce qui fait sa force. On pourrait parler même d’« histoire bataille » ; Lissagaray, qui se veut compétent en la matière (il a participé activement en province, sous Gambetta, à l’effort de défense nationale) privilégie volontiers les aspects militaires et les combats de l’insurrection. La répression sanglante est longuement et dramatiquement traitée, mais il s’agit surtout pour lui de dégager un fait positif, la capacité militaire réelle du Paris populaire à combattre pour la République, même s’il a été vaincu.

L’analyse sociale qui appuie l’argumentation est simple. Il n’est pas question ici d’en critiquer ce qu’on dirait aujourd’hui le simplisme. Elle est là pour étayer une histoire qui se veut politique (et polémique). Aussi bien nous renseigne-t-elle, sans grande surprise d’ailleurs, sur la vision sociale qu’avait la gauche républicaine socialiste du dernier tiers du XIXe siècle.

Du côté de l’insurrection, au premier chef - c’est une évidence majeure pour les socialistes de ce premier XIXe siècle - : « la classe qui produit tout », les « classes laborieuses » qui entament leur « avènement graduel et irrésistible ». Le journal La Bataille que dirigera Lissagaray de 1882 à 1885 et de 1888 à 1893 se donnera pour sous-titre : « Pour la suppression des classes par l’avènement des travailleurs »

Classes laborieuses, les ouvriers de Paris, les ouvriers des villes et des champs. Mais avant tout le peuple, abondamment, constamment ; et surtout, définition très historique : « Ce peuple qui marche et qui se définit ». Classes laborieuses, Peuple : les deux mots majeurs pour les républicains socialistes d’alors. Prolétariat, terme qui en est alors presque rigoureusement le synonyme, ou ses dérivés, prolétaire prolétarien, révolution prolétarienne, apparaissent beaucoup moins fréquemment. « Le peuple a constamment lutté contre l’Empire ». Avec une référence (toujours implicite) à la Révolution : « Cette force populaire qui prend la Bastille ». « Les petits-fils des niveleurs du Champ de mars ». Ce peut être aussi dans les mauvais cas le public, le gros public, la masse, le « populo républicain », ou encore « la matière électorale de province » On notera que Lissagaray dès 1876 abandonne le terme de « Quatrième état ».

En face :

Le clergé, « le clergé du Syllabus », le « monstre clérical », plus prosaïquement en 1896 « le gouvernement des curés ». Celui-ci, peu évoqué dans la première édition, mérite un substantiel ajout dans la version définitive : « Le clergé, si grandi par l’avènement sur suffrage universel, embrassait cet empereur ‘sorti de la légalité pour rentrer dans le droit’ avait dit Darboy, évêque, et lui donnait du Charlemagne, du Constantin. Haute et moyenne bourgeoisie s’offrait (sic) à tous les services qu’il plairait au maître. »

Opposée à Peuple, « la bourgeoisie », la « classe moyenne », ici vue sous un angle exclusivement politique : « Les classes gouvernantes », « la classe dévorante », « les puissances sociales », les réactionnaires, la réaction, les conspirateurs monarchistes, la coalition clérico-monarchique, les libéraux…

Dans les Huit journées…, cette classe moyenne est condamnée à disparaître, à se fondre dans le prolétariat. « La bourgeoisie décrépite, s’affaissant de plus en plus bas dans sa pourriture, le quatrième état, jeune, sain, intelligent, se dresse comme autrefois le Tiers devant les ordres privilégiés. » « La classe moyenne n’a pas besoin […] de grands hommes pour reconnaître qu’elle est absorbée chaque jour par les puissances financières et refoulée dans le prolétariat,comme au moyen âge les petits propriétaires furent réduits par la féodalité à la condition de serfs d’origine. […]Elle se sent fort bien à la merci de la haute bourgeoisie qui lui laisse çà et là glaner quelques maigres places et du capitaliste qui peut, en ouvrant et en fermant la main lui donner ou lui ôter la vie. » (p. 283-284).

Elle se décompose en deux ou trois sous-classes, selon le cas.

= La « haute » bourgeoisie (plutôt que grande bourgeoisie) : Lissagaray n’utilise que ce terme assez curieux, d’usage rare en 1871, mais qu’on trouve parfois). Thiers en est l’homme providentiel.

« Tous les députés officiels étaient de hauts bourgeois », comme les financiers, le camp de la Bourse. » « Cette haute bourgeoisie qui, dix-huit années durant, muette et le front dans la poussière, tendit ses légions à Varus[19]. Elle avait accepté le second Empire par peur du socialisme comme ses pères s’étaient soumis au premier pour clore la Révolution. » Bonaparte lui a offert « une centralisation de fer ». « Il la laissa bâtée pour tous les maîtres ». Elle fit « sa mutinerie de 1830, transformée en révolution par le peuple » […]Mais « Le haut bourgeois de 1830 n’a qu’une pensée comme celui de 89, se gorger de privilèges… perpétuer le prolétariat. … » (1876, p. 10 et 11). Ce texte est repris en 1896, à ce détail près qu’« exploiter un prolétariat nouveau » remplace « perpétuer le prolétariat ».

= « La bourgeoisie moyenne », terme employé d’abord et surtout pour désigner la bourgeoisie des villes de provinces (parfois dite aussi plus sévèrement « la matière électorale de province »). « (Celle-ci) perdit une occasion bien rare de reprendre son grand rôle de 1792 ». Ou encore pour déprécier les « nouvelles couches » gambettistes : « cette bourgeoisie moyenne de l’Empire, peureuse, lointaine au peuple, avocassière et finassante ». L’édition de 1876 parlait de « la bourgeoisie radico-libérale » (p. 110). Le qualificatif, conservé en 1877/1886, est supprimé en 1896.

C’est cette « classe moyenne » proprement dite qui doit disparaître : elle se fond finalement dans :

= La petite bourgeoisie. Celle-ci n’est définie avec un peu de précision « sociale » que dans l’édition anglaise de 1877/1886 : « shopkeepers, commercial clerks, mechanics, sculptors, architects, caring little for systems, anxious above all to save the Republic. » La définition d’est pas reprise dans l’édition de 1896 qui reste dans le vague : « boutiquiers, employés… ».

Un passage sévère de 1876, repris dans l’édition de et 1877/1886 est supprimé en totalité dans celle de 1896. Lissagaray questionnait : sous l’Empire, « Mais que fait donc la petite bourgeoisie ? Cette classe maigre qui pénètre tout, l’industrie, le commerce l’administration, qui peut tout, encadrant le peuple, si vigoureuse, si prompte aux premiers jours de notre hégire ; ne va-t-elle pas comme en 92, se lever pour le salut ? Hélas, elle s’est délitée sous la chaude corruption de l’Empire. Depuis bien des années, elle vit en l’air, s’isole de ce prolétariat d’où elle naquit hier, où les hauts barons de l’industrie vont la refouler demain. Plus de ces élans fraternels, de ces ardeurs de réformes qui précédèrent 1848. Avec l’initiative hardie, le sens de la Révolution, elle perd la conscience de sa force. Ces petits industriels, façonniers, quart d’affranchis qui pourraient si bien se représenter eux-mêmes vont chercher leurs mandataires parmi les libéraux. »

La bourgeoisie s’étant inféodée à l’Empire, qui furent ses véritables opposants ? Certes pas la « Gauche républicaine » ou même la gauche « extrême » de Gambetta, qui n’ont pas su ni voulu non plus comprendre la Commune ; vigoureusement vilipendées dans l’édition de 1876, elle seront plutôt ménagées en 1896. Mais seuls combattaient vraiment alors « jeunes gens qui de la bourgeoisie ont passé au peuple, fidèles enfants de 89 qui veulent continuer la Révolution, ouvriers réunis pour l’étude et la possession de leur travail » (1876, p. 4). Dans l’édition de 1896, plus approfondie, viennent d’abord « les ouvriers de Paris », les auteurs du Manifeste des Soixante, les membres de l’Internationale ou des chambres syndicales ouvrières … N’apparaissant qu’en 1867, « la jeune bourgeoisie révolutionnaire », d’ailleurs méfiante, croyant au bonapartisme des ouvriers. Méfiance réciproque : « Les délégués (ouvriers) […] ne virent dans ces fils de bourgeois que leurs pères plus jeunes. […]À tort. Cette génération était meilleure et ses journaux du quartier latin ne s’isolaient pas du prolétariat dans leur corps à corps avec l’Empire. » La présentation a été significativement inversée d’une édition à l’autre. Dans la version de1876, p. 16 : « À la fin de l’Empire, il n’y a de vivant, d’actif, que quelques jeunes gens de la petite bourgeoisie et le prolétariat. Eux seuls montrent quelque courage politique… » Dans celle de 1896 « Depuis trois années, […] il n’y a eu de vraiment sur la brèche qu’un prolétariat d’un esprit tout moderne et les jeunes qui, de la bourgeoisie ont passé au peuple. Eux seuls ont montré quelque courage politique. »

Paris social est sans aucun doute le grand absent de cette histoire. Il reste une ville abstraite, tout comme reste abstrait le peuple. Lissagaray évoque, non sans grandiloquence « la grande flamme de Paris » « sa lumineuse physionomie », « son cœur inépuisable »… « Vous l’avez vu penser, pleurer, combattre, travailler, enthousiaste, fraternel, sévère au vice ». On n’a vu, au vrai, bien peu de chose de tout cela, notamment pas le Paris travailleur. Dans le chapitre « Paris à la veille de la mort », on fait en compagnie de l’auteur une promenade dans Paris ; à peine une allusion rapide, la seule, à une séance du club de l’église Saint Nicolas des Champs et au club de femmes des Batignolles ; on passe en hâte aux combats aux remparts. Lissagaray n’est guère peuple, il bâcle toute histoire du peuple concret et seule compte vraiment pour lui l’opposition Versailles/Paris.

Apparemment, Lissagaray ne fait donc qu’un récit « événementiel ». On peut ici non sans justesse lui opposer l’Histoire populaire et parlementaire de la Commune d’Arthur Arnould de 1878, récemment redécouverte, que lui préfèrent souvent les historiens dits « sociaux d’aujourd’hui[20]. Histoire en effet beaucoup plus « populaire ». Êlu à l’assemblée communale par le IVe arrondissement, mi-populaire, mi-bourgeois, Arnould a su remarquablement décrire ce petit milieu original, socialement et politiquement, et restituer l’ambiance qui y régnait en 1871. Mais l’analyse d’Arnould, à coup sûr beaucoup plus vivante, n’est pas à tout prendre tellement éloignée de celle de Lissagaray : « Depuis juin 1848, le peuple et la bourgeoisie s’étaient séparés sur des monceaux de cadavres, et ne s’étaient plus tendu la main. De cette scission était né l’Empire, et il en avait vécu. De telle sorte qu’un gouvernement qui avait en réalité contre lui, dans Paris et dans toutes les villes, l’immense majorité des citoyens, durait depuis vingt ans, grâce à la peur que le peuple inspirait à la bourgeoisie, grâce à la haine méritée que la bourgeoisie inspirait au peuple. L’Empire succomba juste le jour où, sous le coup d’une grande douleur patriotique, d’une grande honte nationale, retombant sur tout le monde, la scission [...]disparut, […]au milieu du deuil public et de l’indignation universelle. » Peuple opposé à bourgeoisie, les mots essentiels sont les mêmes ; ils sonnent seulement plus vrais, on les sent infiniment plus concrets chez Arnould.

  1. D’une édition à l’autre, on l’aura déjà remarqué aux corrections mentionnées qui gomment ou atténuent bien des aspérités du texte, on constate ce que j’appellerai volontiers un net « apaisement républicain ».

Cet « apaisement » profite à Gambetta, mise à part la malveillante appréciation évoquée plus haut de la composition des « nouvelles couches ». L’édition de 1896 réhabilite sa défense au procès Baudin, « borne fatale pour l’Empire ». Et son opposition de 1869 et surtout de1870 : « Dans la discussion sur le plébiscite, il s’égala à Mirabeau. […] Gambetta démontra le piège, prouva que l’Empire ne pouvait supporter la moindre dose de liberté. »

La première édition très était fortement critique à l’égard de son rôle dans la guerre. Par toute une série de petites modifications, en 1896 son œuvre républicaine de défense nationale est à pratiquement réhabilitée. En 1871 il « n’a pas désespéré de la Patrie. » « Malheureusement ce jeune homme si grand agitateur croyait aux vieilles formes. » 1896 ajoute qu’avec lui, « La province prenait la Défense nationale au sérieux ». Dans l’édition de1876 : « Il s’autorisa de leur timidité (des préfets), et par défaut d’énergie, prit la dictature. Dans celle de1877/1886, « Lacking the energy to grapple with the real difficulties of the situation, Gambetta fancied he might shift them by the expedient clap-trap of his dictatorship » ; clap-trap, boniment, est un ajout de 1877. En 1896 on n’a plus que : « Gambetta s’autorisa de leur timidité, et par défaut d’audace, prit la dictature. »

Clemenceau a le même heureux sort. Dans la première version, il était « moitié dupe, moitié complice de M. Thiers » : la réflexion venimeuse est supprimée en 1896. Plus généralement, les radicaux et leur rôle sont réhabilités. La phrase « Les petits crevés du jacobinisme, qui s’appelaient radicaux » (1876, p. 35) est remplacée en 1896 par simplement « les radicaux », de même que disparaît le passage : « Vraiment, il fait beau voir les ventrus radicaux demander avec dédain ce que signifiait cette insurrection, ce qu’elle a produit, eux qui, après dix mois de règne n’ont produit que des apostasies et des bégaiements. » (1876, p. 13).

Réhabilitation également très nette du rôle de la bourgeoisie de province, moyenne et petite, et de son rôle. « Ainsi, les révoltes des villes s’éteignaient une à une comme les cratères latéraux des volcans épuisés. […] Partout vainqueurs au premier choc, les travailleurs n’avaient su que crier : Vive Paris ! Mais du moins ils prouvèrent leur vie, leur cœur et leur fierté. Quatre-vingts ans de domination bourgeoise n’avaient pu les transformer en un peuple de sportulaires. » (1876, p. 20). Dans l’édition de 1896, une malveillante phrase finale est supprimée : « Tandis que les radicaux qui les combattirent ou se détournèrent deux attestèrent une fois de plus la décrépitude, l’égoïsme de la bourgeoisie moyenne, toujours prête à trafiquer des travailleurs avec les classes supérieures. » Au contraire, radicaux de province et de Paris ont œuvré positivement, même si ce fut inefficacement, à une conciliation entre Versailles et Paris.

Les « opportunistes » eux-mêmes ont droit à ces repentirs. La phrase très critique « Et si maintenant, je me mets en face des événements, des travailleurs, de ce parti républicain qui, avant sa castration par les opportunistes, représentait non seulement l’avenir de la France, mais celui de l’Humanité … »(1876, p.513), disparaît de l’édition de 1896. Disparue l’importante mention : « L’opportunisme n’est pas d’hier. Il naquit le 19 mars 1871, eut pour parrain Louis Blanc et Cie, fut baptisé du sang de trente mille Parisiens. » Et en même temps, je le souligne au passage, une note consacrée à Robespierre qui reflétait assez bien l’attitude ambiguë que ceux qu’on dit si facilement « jacobins » de la Commune (et surtout les blanquistes) avaient pour le « pontife » Robespierre[21]. Le seul Louis Blanc n’est jamais épargné pour ses « trahisons ».

Se dégage dès lors clairement l’idée que la Commune a fait ou sauvé la République. Lissagaray le faisait déjà dire à Delescluze dans La Vision de Versailles : « Vous ne savez donc pas que sans ses morts et ses proscrits, votre Moloch républicain eût été balayé dès la première heure ? » C’est là un argument de plus en plus répandu chez les socialistes de toutes tendances dans les années 1890 et 1900. Vaillant peut déclarer dans un discours à la Chambre des députés en1894 : « C’est grâce à la Commune que la République existe. S’il y a actuellement la République en France, c’est à la Commune que vous la devez. Mais la République n’est que nominale, et c’est nous les communeux, les socialistes, les révolutionnaires qui fonderont, dans sa vérité politique et sociale, cette république que nous avons sauvée en 1871. »

Lissagaray va même plus loin dans le final qu’il intitule « 1896 » :

« Et si maintenant je me mets en face des événements qui suivirent, n’ai-je pas le droit de demander encore :

« Est-il vrai que la grande majorité de l’Assemblée de Bordeaux voulait rétablir une monarchie et qu’elle n’ait reculé qu’après la Commune ?

Est-il vrai que l’écrasement de Paris ait permis aux réactionnaires de se perpétuer quatre années au pouvoir et de se battre encore quatre années sous le couvert de Mac-Mahon ? »

Mais surtout, et la phrase devrait peut-être faire réfléchir davantage quelques-uns des laudateurs de Lissagaray qui se veulent de gauche extrême :

« Est-il vrai qu’en écoutant la voix de Paris, on eût épargné à la France quatre années de luttes stériles, d’angoisses mortelles, l’avènement de cette politique énervante et oblique qui est la négation de notre génie national ? »

Cet apaisement peut s’expliquer par le contexte des lendemains de la crise boulangiste. Par son journal La Bataille, Lissagaray a joué un rôle éminent dans la réunion des républicains se dressant contre l’aventure de l’apprenti dictateur qu’était devenu le général Boulanger, appuyé sur le clergé et les monarchistes. II est l’un des principaux animateurs du groupe dit des « cadettistes »[22]. L’explication serait trop courte. Il faut poser plus largement la question de savoir quel est pour Lissagaray le sens de la Commune : on notera qu’il préfère dire la plupart du temps seulement « la Révolution du 18 mars ».

3/ Le problème du sens

On chercherait en vain chez lui une véritable définition de ce qu’a été ou de qu’aurait tenté d’être le gouvernement révolutionnaire de la Commune – problème sur lequel tant d’auteurs, alors et depuis, se sont interrogés. Lissagaray élude là une question qui paraît ne l’intéresser que médiocrement. Il a même - c’est un ajout de1896 - cette phrase en somme minimaliste : 1871 « ne fut sans doute qu’un combat d’avant-garde, où le peuple, comprimé dans une lutte militaire savante, ne put déployer ses idées ni ses légions ; aussi n’a-t-il pas la maladresse d’enfermer la Révolution dans cet épisode gigantesque. » On est loin du « Paris ouvrier avec sa Commune, […] glorieux fourrier d’une société nouvelle » de Marx, qu’on a volontiers dit son maître.

Pour les contemporains de Lissagaray auteurs d’histoires de la Commune, Benoît Malon[23], Gustave Lefrançais[24] (leurs histoires sont publiées à chaud en 1871), ou Arthur Arnould (1878), plus réfléchi, le sens de l’histoire est perçu d‘emblée ; tous posent d’abord leur idée-force. Malon voudrait situer la Commune dans une histoire, bien superficielle, qui est à la fois récente et millénaire du prolétariat français et de la « révolution sociale ». C’est la « troisième défaite » du prolétariat, après celle de 1832, l’insurrection des canuts lyonnais[25], et celle de Juin 1848, « seconde Saint-Barthélemy de prolétaires ». Mais aussi bien 1871 soulève à nouveau un problème qui se pose depuis « six mille ans » : « Comme il y a six mille ans, il existe une minorité insolente et cruelle qui jouit des sueurs, des souffrances, des privations qu’elle impose à la minorité. »

Pour Lefrançais, 1871 est la révolution sociale qui s’édifie sur les bases « libertaires » posées par l’Internationale, et, au premier chef, la souveraineté directe du peuple que peut seule garantir la Fédération des communes. Pour Arnould, 1871 fait la preuve de l’abolition nécessaire de l’État et son remplacement par la Fédération libre des communes « anarchiques ».

Lissagaray est dès 1876 infiniment plus prudent, et probablement en cela plus historien : son projet, qu’il ne réalisera pas, était sans doute au départ de montrer combien serait nécessaire un travail – toujours à effectuer aujourd’hui - qui situerait la Commune dans la vaste fresque d’une histoire du « quatrième état » depuis 1789. « L’histoire du Quatrième État depuis 1789 devait être le prologue de cette histoire. Mais le temps presse, […] je me limite aujourd’hui à l’introduction strictement nécessaire. » (Introduction à l’édition de 1876). Il brosse en une dizaine de pages qui seront largement développées dans les éditions suivantes, le tableau de l’abandon politique par la « haute bourgeoisie » des idéaux de 1789 dans son souci de « clore la Révolution » : son acquiescement à Bonaparte et à la centralisation politique, sa « mutinerie » de 1830 qui n’est que la préservation de ses nouveaux privilèges et la preuve de son incapacité à gouverner ; en 1848 enfin, son incapacité à retenir le pour voir en « ses mains goutteuses », d’où le succès du second Bonaparte. Il se contente d’une histoire toujours améliorée de l’événement de 1871.

Autant les autres témoins ont leurs certitudes premières, définitives, sur la signification de 1871, autant il faut souligner l’impossibilité, peut-être plutôt le refus chez Lissagaray d’une définition théorique, « socialiste ». de ce que fut ou tenta d’être la Commune.

Dans les Huit journées, auxquelles il avait donné comme préface la Déclaration au Peuple français d’avril 1871, il était question, quoique brièvement, de « République fédérative ». La révolution du 18 mars révèle « l’avènement d’un droit nouveau, le droit économique, ayant pour drapeau la République fédérative, pour soldat la classe laborieuse. ».

En 1876, (p. 147), et les termes sont repris dans l’édition de 1896, au chapitre La Proclamation de la Commune, il n’est plus question que d’indépendance communale. « Il y a là une force immense au service d’une idée définie : l’indépendance communale. Force inappréciable à cette heure d’anémie universelle, trouvaille aussi précieuse que la boussole échappée au naufrage et qui sauve les survivants. » « L’union de notre aurore renaît. La même flamme réchauffe les âmes, ressoude la petite bourgeoisie au prolétariat, attendrit (1876 « amollit) la bourgeoisie moyenne. À de tels moments, on peut refondre le peuple. »

Indépendance communale et décentralisation. Une décentralisation qui se dit différente de celle qu’envisagent les Libéraux. « Libéraux, si c’est de bonne foi que vous réclamiez la décentralisation sous l’Empire, républicains, si vous avez compris Juin et Décembre, radicaux, si vous voulez réellement le peuple se gouvernant lui-même, entendez la voie nouvelle, virez de bord, orientez la voile à ce vent de la renaissance. » (1876, p. 147). Le passage est repris, légèrement affaibli, en 1896 : « républicains, si vous avez compris pourquoi Juin et Décembre, si vous voulez le peuple de lui maître… ». Mais qu’entendre par la décentralisation libérale. « Ils sont là, toujours côte à côte, comme en 91, 94, 1848, les monarchistes, les cléricaux, les libéraux tous, les poings tendus contre le peuple, même armée sous des uniformes divers. Leur décentralisation, c’est la féodalité rurale et capitaliste, leur self-government, l’exploitation du budget par eux-mêmes, comme toute la science politique de leur homme d’État n’est que le massacre et l’état de siège ».

On reconnaîtra que la définition est loin d’être claire, et on ne sait d’autre part pratiquement rien de ce que sera la décentralisation neuve, « réservoir de forces inespérées », « Paris capable d’enfanter un monde nouveau. » Le texte avait été extrêmement simplifié dans l’édition anglaise de 1877/1886, l’explication obscure de la décentralisation « libéralo/féodale » supprimée, sans doute à l’initiative de Marx, en même temps que s’amorçait une sensible transformation de la réflexion sur le sens de l’événement de 1871.

« Here was an immense force at the service of a definite idea communal independence, the intellectual life of France - an invaluable force in this time of universal anaemia, a godsend as precious as the compass saved from the wreck and saving the survivors. This was one of those great historical turning points when a people may be remoulded. »

« Liberals, if it was in good faith that you called for decentralization under the Empire ; Republicans, if you have understood June, 1848, and December, 1851 ; Radicals, if you really want the self-government of the people - listen to this new voice, avail yourselves of this marvellous opportunity. »

Lissagaray se montre au Chapitre XVI particulièrement, voire excessivement sévère pour la Déclaration du 19 avril, le « manifeste de la Commune », et ce, dès l’édition de 1876.

« Tel qu’il était, ce programme obscur, incomplet, dangereux sur plusieurs points, ne pouvait, malgré des pensées fraternelles, éclairer suffisamment la province. Au reste du monde, elle (la Commune) ne disait rien. Cette Révolution faite au cri de la République universelle paraissait ignorer l’immense famille ouvrière qui l’observait anxieusement. L’Hôtel de Ville de 1871 restait en arrière da la Commune de 1793. ». Il ajoute en 1896 un petit mot désagréable à l’égard de Vallès, incapable de rédiger lui-même la déclaration, la confiant à Pierre Denis, « ergoteur à humilier les héros de Pascal. »

La critique se fait toujours plus vigoureuse : elle n’est d’ailleurs pas sans portée.

« Cette boutade de Paris ville libre éclose aux premières colères du Wauxhall[26] ». « Paris devenait ville hanséatique, se couronnait de toutes les libertés, et du haut de ses forteresses, disait aux communes de France enchaînées : 'Imitez-moi si vous pouvez, je ne ferai rien pour vous que par l’exemple […]. Ce joli projet avait tourné la tête à plusieurs membres du Conseil et il en resta trop de traces dans la Déclaration. »

« Qu’attendre, qu’espérer des autonomies de Basse-Bretagne, des neuf dixièmes des communes françaises, plus de la moitié n’ont pas six cents habitants… ».

Critique plus dure encore, faite en 1876 et 1877/1886, mais supprimée en 1896 : « On ne l’a vu que trop. La Commune rurale, autonome, serait un monstre aux mille suçoirs, collé sur le flanc de la Révolution. Non ! Des milliers de muets et d’aveugles ne peuvent contracter entre eux… ».

Lissagaray avait déjà souligné le danger de l’idée d’une République indépendante de Paris qui avait été émise lors des discussions du Comité central de la Garde nationale antérieures au 18 mars. À la séance du 3 mars « Cette motion fut faite : ’Que le département de la Seine se constitue en République indépendante au cas où l’Assemblée décapitaliserait Paris.’ Motion mal présentée, qui semblait isoler Paris du reste de la France ; idée anti-révolutionnaire, anti-parisienne, cruellement retournée contre la Commune. Et qui t’alimentera, Paris, sinon la province ? Et qui te sauvera, frère des campagnes, sinon Paris ? »

Ceci posé, on voit mal ce que Lissagaray propose à la place. Il fait pourtant mais très, trop rapidement, une allusion qui me paraît importante à la « commune-canton », sans davantage de commentaire dans les deux éditions. Idée, dit-il, « qu’on aurait pu reprendre » C’est cependant là, me semble-t-il, faire référence à un texte politique majeur de 1851, Gouvernement direct, Organisation communale et centrale de la République. Projet présenté à la Nation pour l'organisation de la Commune, texte dont j’ai cru pouvoir montrer qu’il était une étape décisive de la réflexion républicaine décentralisatrice, et même clairement « communaliste » des années 1840-1850 qui conduit très directement à la Déclaration d’avril 1871[27]. Lissagaray ne s’attarde pas, comme par manque d’intérêt pour le problème du sens théorique de la révolution communale.

En réalité, c’est la réaction d’abord et toute républicaine du Comité central de la Garde face à l’Assemblée royaliste des ruraux qu’il met constamment en lumière et en valeur. Ce qu’a fait l’Assemblée communale, sur le travail et l’œuvre de laquelle il se montre très critique, ne l’intéresse au fond que médiocrement.

Dans l’édition de 1876 : « L’honneur, le salut du Comité (central de la Garde) fut de n’avoir qu’une pensée, rendre le pouvoir à Paris. […] Il se composait heureusement de nouveaux venus sans passé ni prétentions politiques, fort peu soucieux des systèmes, préoccupés avant tout de sauver la République. À cette hauteur vertigineuse, ils n’eurent pour les soutenir qu’une idée, mais l’idée logique, parisienne pas excellence, assurer à Paris sa municipalité. » Simple municipalité donc ici.

Le texte est repris dans l’édition de 1877/1886 : « The Committee, to its great honour, had only one thought, to restore its power to Paris. Had it been sectarian, hatching decrees, the movement would have ended like that of the 31st October. […] At this giddy height they had but one idea to sustain them, that of securing to Paris her municipality. » Mais intervient un ajout : « Towards the end of the Empire, the idea of an elective municipal council had taken root ; it had to a certain extent been put into practice during the siege, and now its total realization could alone console Paris for her decentralization. » L’ajout est maintenu dans l’édition de 1896 : « C’était, sous l’Empire, le thème favori de la Gauche[28], par là que Jules Ferry, Picard avaient gagné la bourgeoisie parisienne très humiliée de sa minorité de quatre-vingts ans, scandalisée des tripotages d’Haussmann. Pour le peuple, le Conseil municipal, c’était la Commune, la mère d’autrefois, l’aide aux opprimés, la garantie contre la misère. »

Mais dans l’édition anglaise de 1877/1886, le texte a été radicalement transformé par un autre ajout, apparemment considérable. « This emancipation they expected from the autonomous Commune, sovereign within the limits compatible with the maintenance of the national unity. The communal constitution was to substitute for the representative lording it over his elector the strictly responsible mandatory. The old state power grafted upon the country, feeding upon its substance, usurping supremacy on the foundation of divided and antagonistic interests, organizing for the benefit of the few, justice, finance, army, and police, was to be superseded by a delegation of all the autonomous communes. » Passage très clairement marxien, qui est repris dans l’édition allemande de 1877. Marx écrit alors à son correspondant allemand Wilhelm Blos, chargé en 1877 de la traduction allemande du chef d’œuvre : « As regards the ’suppression de l’État’, an expression which Lissagaray himself will be altering in the 2nd French edition, the sense is no different from that expounded in my pamphlet on the ‘Civil War’ in France. In short, you can translate it ‘abolition (or suppression) of the class state’. » Eleanor Marx qui, a aidé Lissagaray dans ses dépouillements, notamment de presse, et l’a traduit le précise s’il le faut, plus clairement encore dans sa préface.

« Nor is it enough that we should be clear as to the ‘atrocities’ of the Commune. It is time people understood the true meaning of this Revolution ; and this can be summed up in a few words. It meant the government of the people by the people. It was the first attempt of the proletariat to govern itself. The workers of Paris expressed this when in their first manifesto they declared they ‘understood it was their imperious duty and their absolute right to render themselves masters of their own destinies by seizing upon governmental power’. The establishment of the Commune meant not the replacing of one form of class rule by another, but the abolishing of all class rule. It meant the substitution of true co-operative, i.e., communist, for capitalistic production, and the participation in this Revolution of workers of all countries meant the internationalizing, not only the nationalising, of the, land and of private property. »

Reste – on l’a occulté, ou oublié - que Lissagaray dans l’édition « définitive » de 1896, s’est purement et simplement débarrassé de ces ajouts marxiens. Je passe sur nombre d’autres exemples, celui-ci me paraissant essentiel et suffisant[29]. N’aurait-on pas ici quelque peu négligé le beau précepte que Lissagaray avait posé dans son introduction à l’édition de 1876 : « Celui qui fait au peuple de fausses légendes révolutionnaires,celui qui l’amuse d’histoires chantantes est aussi criminel que le géographe qui dresserait des cartes menteuses pour les navigateurs. »

C’est là la position réelle du socialisme français des débuts du XXe siècle devant ce que j’ai appelé la « transfiguration » par Marx de la Commune dans La Guerre civile. Clairement, en 1900, - il y faut toute de même l’autorité et la garantie d’un gendre - Charles Longuet le dit avec une prudente fermeté dans sa préface à la première édition française de La Guerre civile qu’il a lui même traduite : « Ce que l’on peut soutenir sans trop d’invraisemblance, c’est que, ayant à définir théoriquement la Commune, l’auteur de La Guerre civile devait se sentir gêné, non par les actes de l’Assemblée parisienne, mais par le fait historique que la Commune n’avait pas su se bien définir elle-même. Il ne convient pas de donner ici l’analyse de la Déclaration adopté par elle le 19 avril. […] La critique en a été faite, en quelques pages décisives, par Lissagaray dans sa belle Histoire de la Commune. Je me borne à y renvoyer le lecteur. » Le texte de Longuet est encore reproduit dans l’édition de La Guerre civile de 1925 à la Librairie de L’Humanité. Il disparaît des éditions françaises « marxistes » à partir de 1936.

Lissagaray s’en tient, on le voit, pour sa part à l’idée d’une municipalité parisienne et républicaine, écho profond selon lui de la Commune de 1792/1793. Il va même jusqu’à souligner de surcroît que, n’eût été l’intransigeance de Versailles, le 18 mars et la Commune n’auraient peut-être pas eu lieu. Est-ce à dire aussi bien qu’elle n’aurait pas dû avoir lieu ?

C’est ce qu’on trouve pratiquement dès l’édition de1876 :

« Est-il vrai que, dans les premiers jours, la reconnaissance de la République, le vote d’une bonne loi municipale, l’abrogation des décrets de ruine, eussent tout pacifié ? Est-il vrai que Versailles ait obstinément refusé toute transaction ? » Ce passage, lui aussi minimaliste, avait disparu de l’édition de 1877/1886 (à l’instigation de Marx ?) : il est restauré, à peine modifié, dans celle de 1896.

Il suffit à Lissagaray, pour toute définition, de faire référence – une référence bien imprécise - à la Commune de 1792/1793, « la mère d’autrefois » C’et que la petite bourgeoisie guidait alors et représentait le « quatrième état ». Avec la Fédération de la garde nationale et le Comité central, dont l’histoire est pour lui bien nettement plus importante que celle du Conseil communal, 1871 a été l’esquisse, la démonstration de la possibilité enfin de cette réunion nécessaire de la petite bourgeoisie et du prolétariat, les deux « classes » dont l’unité forme précisément « le Peuple » et qui doit se prolonger pour que la « vraie » République s’instaure. De là sans doute l’abandon du terme de « quatrième état » qui opposerait Tiers (auquel appartient la petite bourgeoisie) et Quart peuple.

Lissagaray prévoyait dans les Huit Journées… une coalition « imminente, facile » du prolétariat et de la classe moyenne, « car il est un minimum de réformes sociales sur lesquelles l’accord peut se conclure immédiatement. » Dans le post-scriptum « 1896 », il peut écrire : « La soudure est presque faite entre ces deux classes qui constituent – parce qu’elles seules produisent – le véritable peuple français. »

La conclusion de l’édition de 1896 reprend, en la développant encore, les mots de 1876 disparus – toujours sur suggestion de Marx ? - de l’édition de 1877/1886 :

« La Révolution du 18 mars était un rappel à l’ordre adressé par le peuple républicain de France à tous les revenant des anciens régimes. Elle a donné aux travailleurs conscience de leur force, tracé la ligne bien nette entre eux et la bourgeoisie massacrante. Elle a éclairé les relations des classes d’une telle lueur que l’histoire de la Révolution de 89 en a été illuminée et qu’il faut désormais la reprendre en sous-main. » (1896 en sous-œuvre). Ajoutons encore qu’est ici encore gommée l’allusion blessante de 1876 « Grâce à elle, le travailleur ne s’attroupera plus devant les jongleries radicales. »

« La révolution du 18 mars était aussi un rappel au devoir adressé à la petite bourgeoisie. Elle disait : Réveille-toi, reprends ton rôle initiateur ; saisis le pouvoir avec l’ouvrier et remettez tous deux la France sur ses rails. » On notera l’ajout du post-scriptum « 1896 » : « Trois fois le peuple a fait la République pour les autres ; il est mûr pour la sienne. » Il me semble qu’on pouvait attendre : trois fois le peuple fit la révolution … Mais c’est de République qu’il est question.

Contrairement à ce qu’a avancé longtemps une postérité socialiste, Lissagaray n’a été que brièvement, superficiellement orienté par Marx vers une interprétation anti-étatique de 1871. En 1896, il est revenu à sa première lecture de 1871 qui était déjà celle des Huit journées.

C’était là le sens de son projet d’histoire du quatrième état, histoire de la réconciliation du Tiers révolutionnaire avec celui-ci pour la construction de la République, continuation de la Révolution n’est pas « close ». La révolution purement politique faite, il reste à régler la question sociale ; Lissagaray dit d’ailleurs plutôt (comme fait Gambetta ?) « les questions sociales ». Ce sera l’œuvre de la République vraie – bien que Lissagaray n’accole jamais aucun adjectif, qui ne serait qu’un diminutif, au grand mot. La seule commission de la Commune à laquelle il veut bien attacher quelque importance, dont il décrit un peu longuement les efforts est celle du Travail et de l’échange. L’appréciation est cruelle : « En résumé, sauf la délégation du Travail, où l’on cherche, les autres délégations fondamentales durent insuffisantes. »1876 disait « impuissantes ». On ne doit pas oublier que beaucoup des proscrits de la Commune en Angleterre n’appréciaient pas l’Histoire de Lissagaray. Vallès en témoigne abondamment : « Quelques affolés du pédantisme se trouvent parfois sur mon chemin. Lissagaray […] est de ceux-là. Il ne parle pas de son livre, on ne lui en parle guère, et ce silence indique ce qu’on en pense. À peine quelques-uns le défendent. » Pour lui, Lissagaray, c’est « Paturot dans la peau de Carrel »[30].

C’est là une interprétation, et c’est celle dont je me suis progressivement rapproché ; ce n’est pas nécessairement la meilleure. Au moins faut-il avoir en main tous les éléments de la discussion, qui est fondamentale, sur la signification de la Commune. L’Histoire de Lissagaray est histoire immédiate. Comme telle, elle est aussi un témoignage – un aspect qu’on néglige peut-être trop dans le débat histoire et mémoire –, source vive dont on m’accordera, je pense, qu’elle est d’exceptionnelle qualité. Et l’évolution même de son interprétation du sens de la Commune est également un témoignage, qu’on ne saurait négliger. À quoi j’ajouterai encore deux arguments qu’il aurait sans doute valu la peine de développer. Le premier, le seul alors et pour longtemps, Lissagaray expose en détail les événements de province, le rôle notamment des Ligues provinciales de défense nationale, du Midi, du Sud-Ouest, de septembre 1870 à l’armistice, la signification de la révolte avortée des villes provinciales : ces événements tiennent même une place sensiblement plus grande que celle qui est accordée à l’Assemblée communale parisienne. N’oublions pas que Lissagaray était un provincial, et que, délégué du Gouvernement de Tours, il avait bien connu cette province, celle du moins qui avait contribué vigoureusement à la défense nationale. Il est le seul également à s’attarder sur les tentatives de conciliation entre Versailles et Paris de la Ligue d’Union républicaine des Droits de Paris, de l’Union nationale des Chambres syndicales, des délégations de villes de Province, qui se sont multipliées pendant toute la période de l’insurrection. Ces deux points sont essentiels pour le récit qu’il fait du rôle de la bourgeoisie, moyenne ou petite, qu’il critique durement en 1876, dont il tend à réhabiliter l’action en 1896. Ce sont aussi deux points que depuis assez peu les historiens ont appris à considérer comme indispensables à la compréhension des événements de 1870-1871 [31].

Peut-être importe-t-il peu à beaucoup qu’on ait là une histoire de bonne cuvée « socialiste » ou un histoire seulement et simplement républicaine : la Commune était sociale et républicaine tout à la fois. Mais replacer 1871 dans la perspective nationale de 1789 et du cycle révolutionnaire qui suit, c’est ce qu’aujourd’hui nous tendons de plus en plus à considérer comme nécessaire. Lissagaray a eu très tôt ici une intuition forte.

[1] On connaît au fond plutôt mal l’auteur. Il n’existe à ma connaissance qu’un seul et rapide essai biographique : René Bidouze, Lissagaray, La plume et l'épée, Paris, Ed. Ouvrières, La part des hommes, 1991. A paru récemment une brève étude de l’œuvre, en faux ou bien maladroit parallèle avec les Mémoires de Louise Michel, deux livres qui n’ont rien de commun : Amélie NIcolas, Êtude de deux témoignages historiques de la Commune de Paris : « Histoire de la Commune de 1871 » de Prosper-Olivier Lissagaray et « La Commune de Paris, histoire et souvenirs » de Louise Michel. Mémoire de maîtrise sous la direction de C. Pomeyrols, Université de Nantes, 2002 (Prix Jean Maitron 2003).

[2] La Vision de Versailles, par Lissagaray, Bruxelles, Librairie socialiste, 1873. Reprint de ce texte rare dans Les Révolutions du XIXe siècle 1852-1872, La Commune de Paris 1871, volume VII, EDHIS, s. d.

[3] Jules Lemonnyer, Essai bibliographique sur les publications de la proscription française ou catalogue raisonné d’une bibliothèque socialiste, communaliste et de libre pensée, Versailles, au Palais de l’Assemblée nationale, 1873.

[4] Geschichte der Commune von 1871. Autorisierte deutsche Ausgabe nach dem vom Verfasser vervollständigten französischen Original. Braunschweig, Bracke Jr., 1877.

[5] Geschichte der Commune von 1871, Frankfurt am Main : Suhrkamp, 1971. Unveränd. Nachdr. d. deutschen Übers. aus d. Jahre 1877.

[6] History of the Commune of 1871, Reeves and Turner, London, 1886. Eleanor Marx précise : « The following translation of Lissagaray’s Histoire de la Commune was made many years ago (1877), at the express wish of the author, who, besides making many emendations in his work, wrote nearly a hundred pages especially for this English version. »

[7] History of the Commune of 1871, Translated by Eleanor Marx Aveling, second edition, International Publishing Co., New York, 1898.

[8] Histoire de la Commune de 1871. Nouvelle édition précédée d'une notice sur Lissagaray par Amédée Dunois, Paris Librairie du Travail, 1929 ; réédition 1947.

[9] Il est de bon ton de voir en lui le dernier combattant de la dernière barricade de la Semaine sanglante, rue Ramponneau à Belleville, mais sans preuve aucune.

[10] Voir, notamment sur ces deux points, Robert Tombs, La Guerre contre Paris,1871, Aubier, L’Univers historique, 1997.

[11] Du moins pour les séances du Comité qui sont antérieures au 18 mars 1871. Après cette date, les procès-verbaux du Comité existent ; ils sont conservés au S.H.A.T.

[12] Ils ne seront publiés que bien plus tard par Bourgin et Henriot, le tome I en 1924, et 1945, le tome II.

[13] Enquête parlementaire sur les actes du gouvernement de la défense nationale, 11 volumes in-4°, 1872 à 1875.

[14] Enquête parlementaire sur l'insurrection du 18 mars 1871 : rapport de la commission, rapports de la sous-commission, rapports de MM. les Premiers Présidents de Cours d'Appel, rapports de MM. les Préfets, rapports de MM. les Chefs de Légion de gendarmerie, dépositions des témoins, pièces justificatives, table générale. – Paris : A. Wittersheim & Cie-Germer-Baillière, 1872.

[15] Rapport d'ensemble de M. le général Appert sur les opérations de la justice militaire relatives à l'insurrection de 1871, présenté à l'Assemblée Nationale par ordre de M. le Maréchal de Mac-Mahon, duc de Magenta, président de la République française, par M. le général de Cissey, ministre de la Guerre. Annexe au procès-verbal de la séance du 20 juillet 1875. n° 3212. Année 1875. Assemblée Nationale.

[16] « Aux proscrits de 1871. - Tous les réfugiés de la Commune sont instamment priés d'assister à une assemblée générale qui aura lieu jeudi soir, 23, à 8 heures précises, à Cannonbury Tavern, 1, St-Mary-Street, Cannonbury square, Islington. Il sera soumis à cette assemblée un projet d'enquête sur la Révolution sociale du 18 mars, en réponse aux calomnies de l'enquête versaillaise. Les défenseurs de la Commune ne peuvent sous aucun prétexte se dispenser d'assister à cette réunion où il s'agira de l'honneur et de la dignité de leur idée. »

[17] Je n’indique les paginations que pour l’édition de 1876, unique et rare. L’abondance des rééditions françaises, anglaises, allemandes de 1887, 1886 et 1896 rendrait pour celles-ci la tâche impossible.

[18] « the Marseillaise, a hot mish-mash of doctrinaires and desperate writers »

[19] Est-il besoin de rappeler que Varus est le vaincu de la bataille de la forêt de Teutoburg, au cours de laquelle les légions romaines furent écrasées par les Goths Chérusques commandés par Arminius, ou Hermann, le héros national des Allemands du XIXe siècle. Tout comme Napoléon III vient de l’être à Sedan. Lissagaray, qui naturellement connaît bien ses classiques, adore le rapprochement : « A Bordeaux, j’entends une Assemblée hurler après l’Empire et, à Versailles, des clameurs enthousiastes pour le grand seigneur qui déclame : “Varus, rends-nous nos légions !” »

[20] Arthur ARNOULD, Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris [Bruxelles, 1878]. – Lyon, éd. Jacques-Marie Laffont et associés, 1981 (col. Demain et son double).

[21]« Il (l’opportunisme) ressuscita, dirais-je, si ce n’était faire trop d’honneur à ces eunuques que de les rapprocher de Robespierre qui fait à côté d’eux figure de héros. Mais comment empêcher la pensée de remonter au pontife, déclarant inopportun l’élan républicain de Juin-Juillet 1791 ; inopportuns les cris de Paris affamé par les ‘accapareurs’ ; inopportun le peuple demandant un seul article en sa faveur dans la Constitution de 1793 […] inopportun le grand mouvement contre le culte ; inopportuns les socialistes et Jacques Roux qu’il fait mourir ; […] inopportun enfin tout ce qui n’est pas coupé et tondu sur son aimable patron, jusqu’au jour où il est déclaré lui-même inopportun par la haute bourgeoisie qui trouve aussi facile d’opportun de l’avaler d’une bouchée quand il a bien purgé, saigné, muselé pour elle le lion révolutionnaire. »

[22] Républicains de toutes nuances, même les plus modérées, ils se réunissaient dans une salle de la rue Cadet du IXe arrondissement.

[23] La Troisième défaite du prolétariat français, Neuchâtel, G. Guillaume Fils, 1871 (réédition en reprint Paris, EDHIS, 1968).

[24] Histoire de l’insurrection communaliste de 1871, Neuchâtel, G. Guillaume fils, 1871 (même réédition).

[25] qu’il date, par une erreur tout de même grossière, de 1831.

[26] Casino du XIe arrondissement où se réunissaient avant le 18 mars les délégués à la Fédération républicaine de la Garde Nationale.

[27] Gouvernement direct. Organisation communale et centrale de la République. Projet présenté à la Nation pour l'organisation de la Commune, de l'Enseignement, de la Force publique, de la Justice, des Finances, de l'État, par les citoyens H. Bellouard, Benoît du Rhône, F. Charassin, A. Chouippe, Erdan, C. Fauvety, Gilardeau, C. Renouvier. J. Sergent, etc., Paris, Librairie républicaine de la Liberté de penser, 1851, 461 p. On en doit une réédition à Raymond Huard en 1999.

[28] Plus exactement d’un certain nombre de députés libéraux d’opposition qui avait formulé lors d’un colloque à Nancy en 1865 un Projet de décentralisation, résumé en quatre propositions : « 1° Fortifier la commune, qui chez nous existe à peine ; 2° Créer le canton qui n'existe pas ; 3° Supprimer l'arrondissement, qui ne répond à rien ; 4° Émanciper le département. »

Des républicains, non des moindres, s’étaient joints à eux, Ferry, Jules Simon, Jules Favre, Carnot… mais non Gambetta, obstinément resté sur des positions « centralisatrices ».

[29] Ce qui pose d’ailleurs la question de savoir à quelles éditions les historiens d’autrefois et même d’aujourd’hui se réfèrent. Les anglo-saxons utilisent encore celle de 1886, consultable aujourd’hui facilement sur internet au site www.marxists.org/history/france/archive. Les socialistes allemands ont longtemps privilégié cette édition ; les historiens est-allemands l’ont encore rééditée à l’occasion du centenaire de 1871 ; voir la note 5.

[30] Jules Vallès, Jacques Vingtras. Le proscrit : correspondance avec Arthur Arnould, Êditeurs français réunis, 1950, passim.

[31] Depuis seulement la publication du livre, petit mais fondamental, de Jeanne Gaillard, Communes de province, Commune de Paris 1870-1871, Paris, Flammarion, collection Questions d’histoire, 1971, et celle de son article « Les papiers de la Ligue républicaine des Droits de Paris », Le Mouvement social, 56, Juillet-septembre, 1966, p.65 à 87.

Mil huit cent soixante-et-onze

La Commune de 1871.Actes du Colloque universitaire de Paris pour la commémoration du centenaire, Paris les 21, 22, 23 mai 1971.
Le Mouvement social, n° 79, avril-juin 1972

Ce rapport vient à la suite des deux rapports, d'Albert Soboul : L'an deux, et Rémi Gossez : Mil Huit Cent Quarante Huit.

Tradition, création en 1871 ! Achevant (je ne prétends certes pas le clore) ce rapport « à plusieurs voix », ce cycle d'exposés sur notre mouvement révolutionnaire au XIXe siècle - cycle n'est-il pas le mot qui s'impose, en ce siècle régulièrement parcouru d'ondes révolutionnaires, fait d'une seule grande onde longue révolutionnaire ? et voilà une réalité qu'il est pour l'historien passionnant de tenter d'expliquer (1), — il me semble que je n'aperçois plus que les difficultés de l'entreprise que nous avons conçue. Au mépris de toute rhétorique, je me sens contraint d'abattre de suite mon jeu.
La tradition, en 1871, je la vois clairement, je la vois, diront certains, trop bien, trop lourde : cet héritage (façonné naturellement, modifié, gauchi, mais pour l'essentiel intact) qu'on redécouvre inlassablement dans les actes, les pensées, les gestes des hommes de la Commune, de haut en bas, ce souvenir qu'on retrouve constant, en strates superposées, en surimpression, de toutes les révolutions, toutes les « émotions » populaires qui ont précédé, au premier chef naturellement celui, ceux de la Grande Révolution qui fut, selon le mot de Michelet, non pas révolution mais « fondation », qui forme, comme l'a dit si bien Louis Girard, le « niveau de base » du XIX° siècle tout entier, l'événement qui, pour Louis Chevalier, a « sanctifié » le passé. (2)

La création, la novation en revanche, qu'elles me semblent plus difficiles à cerner ! Une banalité première : la Commune n'a vécu que soixante-douze jours, son assemblée n'a eu que quelques semaines pour œuvrer ; qu'inventer, que réaliser en si peu ? Et puis, en ces trois mois mêmes ou à peine, tradition et novation se mêlent intimement, indiscernablement : au XIXe siècle, la Révolution, comme la République qui est sa sœur jumelle, est « une et indivisible ».

Tradition, création : il y a manière et manière de décrire le phénomène. Il en est une que j'exclus d'emblée ; elle nous aurait pourtant rendu sûrement la tâche plus commode, et nous en aurions terminé à peu près tout de suite. Dans la Commune deux tendances, deux camps, une « majorité », une « minorité » qui se sont brutalement opposées, notamment lorsqu'il s'est agi de décider début mai
de la formation d'un Comité de Salut public - l'organisme caractéristique de la grande tradition -, mais aussi en bien d'autres circonstances. On pourrait commodément trouver ici l'ancien, là le neuf. Je cite Martial Delpit, qui fut rapporteur général de la Commission parlementaire d'enquête sur l'insurrection du 18 mars :
« Deux grands partis divisaient la Commune, les jacobins ou blanquistes qui [...] prenaient pour type la Commune de 1792 [...], la dictature [...] concentrant tous les pouvoirs et s'imposant à la France entière. Pour les sectaires de l'Internationale, la Commune [...]était une première satisfaction aux aspirations des classes ouvrières, un être collectif concentrant toutes les forces sociales, possédant le sol et l'industrie et distribuant, pour l'exploitation de l'un et de l'autre, les rôles et les profits entre les adeptes [...]. » (3)
Cela n'est bien entendu pas absolument inexact, et j'y reviendrai. Les Communeux eux-mêmes ont souligné l'existence et l'importance de ce douloureux clivage, qui n'a cessé ensuite, dans les temps débilitants de l'exil, de se durcir (mais souvent pour des raisons autres, postérieures, qui ne sont pas ici de mon propos).
C'est sur cette hypothèse de deux (de trois, en fait, car on devrait en bonne rigueur distinguer jacobins et blanquistes) « partis » divisant la Commune que Ch. Rihs a bâti tout un livre consacré aux « doctrines de la Commune ». (4) Mais pas plus que les histoires rétroactives, je n'aime les étiquettes précises et strictes ; à trop systématiser, ne perd-on pas de vue gravement la réalité ? Les jacobins sont dictatoriaux, centralisateurs ?
« Souveraineté communale ; plus de préfecture ni de département ; affranchissement, émancipation, autonomie de la Commune reconstituée égalitairement, s'administrant librement, ayant vie, force et volonté [...]. » (5)
Le texte émane, au début des années 1850, de l'organisation d'émigrés qui a pris nom de « Commune révolutionnaire » : la première des signatures, au bas, est celle de Félix Pyat, l'un des plus actifs chefs de file assurément du jacobinisme de 1871. Je ne m'attarderai pas de ce côté, dans ce camp, sinon pour rappeler encore que la déclaration « Au Peuple français » du 19 avril — ce testament fédéraliste de la Commune — a été votée à l'unanimité moins une voix, que, si le jacobin de pur-sang qu'était Delescluze n'en est peut-être pas tout entier l'auteur, comme le suggère Vallès (6), il y a assurément largement mis la main.

Allons en face chez les Internationaux, qui sont principalement pour Charles Rihs (et bien d'autres) des proudhoniens, teintés sûrement de bakouninisme, en ce sens (qu'il resterait à discuter) novateurs. Que de preuves ne pourrait-on accumuler de leur « traditionalisme » ? Ils ont été les premiers à retrouver la langue, les mots mêmes de la Grande Révolution, dans leur déclaration « Au Peuple allemand » du soir du 4 septembre 1870 :

« Par la voix de 38 millions d'êtres, animés du même sentiment patriotique et révolutionnaire, nous te répétons ce que nous déclarions à l'Europe coalisée en 1793 :
Le Peuple français ne fait point la paix avec l'ennemi qui occupe son territoire.
Le Peuple français est l'ami et l'allié de tous les peuples libres.
Il ne s'immisce point dans le gouvernement des autres nations ;
il ne souffre pas que les autres nations s'immiscent dans le sien. [...] »

Ce sont là, sauf erreur, les termes exacts de l'article 121 de la Constitution de l'an I.

Ou bien ce texte, du 29 avril 1871 :

« Aujourd'hui, citoyens, vous êtes en présence de deux programmes :
Le premier, celui des royalistes de Versailles, conduits par la chouannerie légitimiste et dominés par les généraux de coup d'état [...].
L'autre programme, citoyens, c'est celui pour lequel vous avez fait trois révolutions [...]. C'est la revendication des Droits de l'Homme [...].
Allons ! pas d'inutiles. Que les femmes consolent les blessés ; que les vieillards encouragent les jeunes gens ; que les hommes valides ne regardent pas à quelques années de près pour suivre leurs frères et partager leur péril [...]. »

Est-ce que cela ne sonne pas comme les paroles de Barère à la Convention le 23 août 1793 ? (7). Ce texte est celui d'une affiche apposée par la municipalité communaliste du XVIIe arrondissement, des Batignolles, tout entière composée d'Internationaux ; au même moment d'ailleurs, la mairie du XVIIIe contigu, celle de Montmartre, plutôt portée pour sa part vers le blanquisme, lance la même proclamation.

Tout autant, tout aussi bien que les autres Communards, les Internationaux invoquent constamment « nos pères », de 89, 92, 93.
« Oui, déclare quelque part dans ses Mémoires Paul Martine, nous étions bien les fils des hommes de 93, les héritiers directs des jacobins les plus résolus, des montagnards les plus déterminés ! ». (8)

Martine est membre de la section de l'Internationale des Batignolles, depuis le 18 février 1871. Et parlons un peu de ce Comité de Salut public, autour duquel on entend faire un tel clivage. Si l'on veut bien compter, on trouve autant, voire davantage, d'Internationaux dans la « majorité » que dans la é minorité ». Le premier peut-être à l'avoir réclamé, ce Comité façon 93, c'est, dès le Siège, au Comité des Vingt arrondissements, Henri Goullé, qui ne sera pas de la Commune, mais qui, secrétaire des séances de son Conseil fédéral, compte parmi les membres les plus actifs et les plus influents de l'A.I.T. parisienne. La création du Comité décidée, il s'en est fait le défenseur inconditionnel dans La Révolution politique et sociale, l'organe quasi officiel de l'Association pendant la Commune :

« En 1792, les Droits que le Peuple avait conquis [...] furent en danger d'être perdus. Les hommes dévoués alors à la cause de notre classe eurent recours à ce moyen extrême, de déléguer toutes les forces vives de la Révolution à quelques citoyens qui, armés d'un pouvoir illimité, purent, par l'énergie et la netteté de leur action, sauver nos droits pendant un temps [...]. La Commune vient de recourir à cette mesure dictée par les circonstances [...]. Nous n'en sommes plus à discuter philosophiquement dans nos sections. Il faut sauver Paris ! ». (9)

Je quitte vite le problème des systématisations doctrinaires de l'histoire de la Commune qui n'est à mes yeux que second. Ce que j'entendais seulement mettre en évidence, offrant déjà nombre de citations où abondent les mots évocateurs de la grande tradition, Peuple, citoyen, patriote, chouannerie, Droits de l'Homme, énergie..., c'est que, c'est combien tous les Communeux, qu'il s'agisse des jacobins de droite lignée, ou bien des jeunes Internationaux, sont adossés à la Révolution, qui est bien pour tous « fondation », « niveau de base ».
Dois-je accumuler d'autres preuves ? La majorité des journaux qui paraissent en 1871 ont pris des titres qui évoquent immédiatement le souvenir des années 1789-1793 (La Montagne, Le Salut public,
Le Vengeur...), ou bien, filiation plus nette encore, les empruntent directement aux feuilles d'alors : Vermorel ressuscite L'Ami du Peuple de Marat, Paschal Grousset La Bouche de Fer ; Lissagaray
relance (avec moins de bonheur) Le Tribun du Peuple. Et puis il y a d'abord, il y a surtout Le Père Duchêne de Vermersch et Vuillaume, dont seuls ceux qui ne l'ont pas lu peuvent prétendre qu'il est un médiocre plagiat du grand Père Duchesne d'Hébert. Le Père Duchêne, la feuille la plus lue - elle peut tirer jusqu'à 60.000 exemplaires —, la plus écoutée, le meilleur confident du petit peuple parisien. Et tous ces journaux, les analyse-t-on avec soin qu'on y retrouve incessamment le grand langage des anciens temps. S'agissant de mots encore, il est bien sûr celui, fondamental, de Commune. Il a subi sans doute, au fil des ans, des contaminations diverses, fouriéristes, cabétistes, proudhoniennes, j'en passe ; mais enfin, de quelque bord qu'on soit, lorsqu'on dit « Commune » en 1871, c'est au 10 août 1792 qu'on pense d'abord. (10)

Je n'ai parlé jusqu'à présent que de ceux « d'en haut ». Descendons plus bas, au niveau du peuple (je me retiens de dire encore prolétariat) ; c'est là évidemment qu'il faut aller chercher de façon privilégiée si, et comment s'est continuée, s'est maintenue la tradition révolutionnaire. Ce sont les menus, les « maigres », comme on dit volontiers en 1871 en les opposant aux « gras », qui font les révolutions, qui s'y font tuer.
J'ai esquissé à plusieurs reprises ce portrait du menu Communeux : on me dispensera d'entrer dans trop de détails (11). Il m'est apparu au premier chef comme le Sans-culotte de l'an 79. Et plus je cherche à l'approfondir, à le buriner, ce portrait, plus frappantes, plus totales, m'apparaissent les ressemblances entre l'homme de 1871 et celui de l'an II : je n'ai plus — ou presque — à faire qu'un
plagiat des travaux d'Albert Soboul, de Kare Tonnesson ou de Georges Rudé. Ils me le pardonneront, il est inévitable.

Je reconnais le Communeux à son costume et à son arme, comme son ancêtre. Son costume, l'uniforme de garde national, et qui ne le porte pas est « suspect », terme volontiers employé, autant que celui de réfractaire ; — pour leur part, dans l'iconographie révolutionnaire du temps, la Commune, Paris, la République (la « vraie » République, pas celle de Thiers), portent à peu près toujours le bonnet phrygien. Son arme, un mauvais fusil, peut-être guère plus efficace que la vénérable pique d'antan ; mais il y a surtout que « seuls les citoyens ont le droit d'être en armes dans Paris ». Le mot est de l'an II, j'en trouverais de multiples équivalents en 1871. L'une des revendications fondamentales de la Garde nationale (une des causes occasionnelles aussi de l'insurrection) n'est-elle pas que l'armée (l'armée non citoyenne, honteusement défaite) quitte la capitale et se retire « à vingt lieues au moins » ? Comment se comporte-t-il, ce Communeux, dans la vie de tous les jours ? Il est un patriote prononcé, un républicain exagéré, enragé. Il est un Citoyen, appartenant à la cité-reine qu'est Paris, celle qui dit et qui dicte ses volontés à la France, et cela aussi est un héritage de la Grande Révolution. Qui a déserté Paris au moment de son combat est, terme fréquent lui aussi, un « émigré ». Notons en passant la ressemblance qu'imposent les circonstances : le garde national, c'est « le trente sous », le sans-culotte, c'était « l'homme aux quarante sols » : l'indigence est revenue. Plus profondément, le Communeux est socialement l'homme de travail, du travail. Le brave sans-culotte est « celui qui vit au jour le jour du travail de ses mains », disait l'antique Père Duchesne. Voici que je retrouve, pour désigner le « prolétaire » de 1871, la même définition presque exactement sous la plume d'un rédacteur (un International) du journal Le Prolétaire, organe du XIe arrondissement : : « citoyen vivant au jour le jour. Homme du travail de chaque jour, en premier lieu, bien sûr, le salarié proprement dit, mais aussi bien le petit patron qui travaille à ses côtés, ce qui n'est pas rare, l'employé, encore qu'on témoigne parfois d'une certaine méfiance,en 1871, à l'égard de ceux qu'on appelle, sous la Commune les « courtauds », qu'on appelait pendant la Révolution les « cours-tôt » de boutique.
On n'a pas étudié de façon suffisamment approfondie encore la composition du personnel insurgé de 1871, et d'ailleurs, pour des raisons de sources, une comparaison serait de toute façon difficile avec celle du mouvement populaire au cours de la Révolution (j'essaierai pourtant de revenir sur ce point par un biais). Mais si l'on veut parler chiffres, un détail exemplaire me frappe : l'indéniable concordance qui existe, par exemple, entre le corps des délégués de la Garde nationale, en principe « moteurs » et meneurs d'une insurrection dont on pourrait, ce me semble, les considérer comme un assez bon reflet, et celle des comités populaire révolutionnaires étudiés par A. Soboul. Un cas : celui du IIIe arrondissement, tout à fait populaire (jadis, grossièrement, les sections des Gravilliers, de l'Homme armé, de l'Indivisibilité). Les dix bataillons de l'arrondissement sont tous représentés à la Fédération de la Garde nationale, toutes les compagnies ou presque ont leur élu, un peu plus d'une centaine, et il est possible de préciser avec certitude la situation de soixante-dix-neuf d'entre eux. Les hommes de travail dominent, appartenant à peu près tous aux traditionnels métiers d'art (ici la bijouterie, l'horlogerie, la gravure…) ; ils sont soixante : quarante-quatre ouvriers salariés et quatorze patrons ou fabricants, deux contremaîtres ; à leurs côtés sept marchands, sept employés. N'approche-t-on pas ici des proportions recueillies par A. Soboul ? J'y pourrais ajouter, entre autres 132 délégués du XIe, 85 du XXe (12) : les rapports ne changent guère, si ce n'est la part supplémentaire faite aux petits rentiers et aux membres des professions libérales, justement présents eux aussi dans les assemblées et comités de sans-culottes. Dirait-on que le Paris peuple, le Paris insurgé a tellement changé ?
Je ne puis m'attarder sur les mentalités profondes. Je rappelle pourtant que le communeux, et avant lui le sans-culotte, « ont des mœurs ». « Il faut, dit Le Père Duchêne de 1871, que le peuple ait des mœurs, le Père Duchène en a bien, lui. »
Autres temps, mêmes moeurs. On prend partout en 1871 des mesures contre les ivrognes (le Père Duchêne ne dépasse jamais, lui, les quelques « chopines »), les prostituées, ceux qui se laissent déchoir. En l'an II, on poursuivait aussi l'ivrogne : « Celui qui cherche à perdre sa raison n'est pas digne d'être républicain. » La Société des Républicaines révolutionnaires voulait que l'on retienne les prostituées dans des maisons nationales où l'on « s'occupe à les purifier au physique et au moral ». (13) La « morale bourgeoise » n'a pas pour autant quoi que ce soit à voir ici. Ainsi de ce « concubinage » que la justice, la justice militaire quand elle va poursuivre les insurgés de 1871, retient à peu de choses près comme un délit. Pour le populaire, c'est une forme de mariage naturel, et les enfants « naturels » qui en sont issus sont tout aussi dignes que les autres que la société nouvelle se préoccupe d'eux. Les sections de l'an II l'avaient fréquemment demandé. Toutes les municipalités communalistes en 1871 ont pris les mesures nécessaires en ce sens. (14)

Mais je veux m'attacher davantage au niveau politique, politico-social, essentiel évidemment en cette période de révolution populaire. Les aspirations, les tendances, les revendications (ou bien a contrario les ennemis) des Communeux, de la sans-culotterie de 79, encore une fois, les ayant longuement décrits ailleurs, j'irai vite.
On me permettra, sans pour autant que j'en abuse, de poursuivre encore un peu le jeu des citations que j'ai commencé. Les Communeux veulent la levée en masse, d'abord pour la lutte à outrance
contre l'ennemi de l'extérieur, puis contre ceux de l'intérieur, le royaliste, le chouan versaillais et ses complices. L'énergie, la vigilance - en bas, tous les vrais patriotes vont apprécier la création du Comité de Salut public, quoi qu'en aient les « minoritaires » -, la Terreur naturellement. Celle-ci tout au moins en paroles, mais je ne puis m'empêcher de rapprocher ce propos de la femme Chalandon, de la section de l'Homme armé, pour qui « tout n'irait bien que quand il y aurait des guillotines permanentes dans tous les carrefours de Paris », de celui de cette cantinière du 74e bataillon de la Commune qui demandait à son club « quatre guillotines fonctionnant en permanence » dans son quartier. La déchristianisation, plus accentuée peut-être, plus spontanée qu'elle ne fut en l'an II, du fait des redoutables progrès accomplis dans le temporel par l'Eglise sous le second Empire ; mais si, à Montmartre, le délégué Le Moussu fermait l'église Saint-Pierre « attendu que les prêtres sont des bandits et que les repaires où ils ont assassiné moralement les masses [...] sont les églises », n'y a-t-il pas là comme l'écho des propos du commissaire Sarrette de la section Brutus qui se montrait « avec zèle dans sa section pour la débâcle des prêtres et des églises » ?(15) Qu'on fasse rendre gorge aux commerçants accapareurs qui ont spéculé sur la misère du peuple pendant le Siège ; en l'an III, on se disait que les marchands voyaient enfin « le moment approcher où le peuple éclairé sur leur perfidie va enfin les obliger à se contenter d'un gain honnête ». « Faut-il fusiller tous les riches », demandait un clubiste de 1871 ? le bon patriote Saunier en l'an II parlait de « les égorger tous ». Avant de passer
à l'exécution, on les taxerait en tout cas : en l'an II pour les besoins de la guerre, en 1871, pour leur faire payer l'indemnité des cinq milliards exigée par les Prussiens.

Mais la grande, la fondamentale revendication, c'est celle de la démocratie directe. An II : « Les membres de la Convention ne doivent pas être appelés représentants, mais mandataires du peuple. » 1871 : « Restez dans votre rôle de simples commis [...]. Serviteurs du peuple, ne prenez pas de faux airs de souverains [...]. Le peuple est las des sauveurs ; il entend dorénavant discuter leurs actes. » Commis ! on trouve aussi bien, ou plus fréquemment l'ancien terme de mandataires. Les élus du 26 mars à la Commune ont été le plus souvent chargés d'un « mandat impératif », impliquant contrôle et censure de leurs actes et la possibilité de leur révocation. On n'en vit guère, on n'eut guère le temps d'en voir, en 1871, les effets. Néanmoins quelques-uns de ces mandataires, dans le XVIIe, dans le IVe arrondissement par exemple, acceptèrent volontiers de se plier aux redditions de comptes qu'on exigeait d'eux. On se plaint incessamment dans les clubs que la Commune, le Comité de la Garde nationale « ne soient pas assez contrôlés » ; le 23 mai, un peu tard, les clubistes de Saint-Pierre de Montrouge prononçaient « la déchéance de la Commune parce qu'elle n'était pas assez révolutionnaire ».

Démocratie directe ou gouvernement direct, c'est dire aussi gouvernement local, la liberté pour chaque quartier de s'administrer directement, « autonomiquement », comme y avaient exhorté pendant le Siège des militants révolutionnaires que la population parisienne n'avait pas voulu écouter. (16) Avec la Commune, ce fut chose faite, et les sectionnaires de l'an II auraient difficilement pu rêver mieux. Cette vie locale des quartiers, des arrondissements n'est pas toujours tellement bien connue, mais elle est chose essentielle en 1871. Les membres de la Commune supervisaient en principe — quelquefois efficacement — ce qui se passait dans le secteur de la capitale qui les avait désignés. Le plus souvent, des comités locaux les secondaient, les suppléaient, de fait les remplaçaient : comité d'arrondissement de la Garde nationale, comme dans le IVe arrondissement, petites municipalités plus ou moins spontanées, plus ou moins désignées par les membres de la Commune eux-mêmes, composées d'Internationaux dans le XVIIe, de blanquistes dans le XIIIe, de jacobins dans le XIXe »... Et puis les clubs, sis principalement dans les églises, étaient les points, les lieux où se focalisait cette vie politique locale, autonome et critique, clubs tels que les eût souhaités Marat, réunion d'éducation des patriotes par eux-mêmes, afin que « les meilleurs citoyens ne se [laissent] plus étourdir par les bavardages des marchands de parole », réunions également de constante discussion des actes de la Commune et des façons de ses fonctionnaires. Et n'oublions pas, dans les quartiers, la Garde nationale, création encore de la Révolution, qui tend à ressembler trait pour trait à ce que furent les forces armées sectionnaires. La loi d'août 1792 prévoyait que commandants, officiers, sous-officiers seraient élus par tous les citoyens de la section armée. L'élection de tous ses chefs sans exception, n'est-ce pas l'une des premières et des plus redoutables revendications de la Garde de 1871 ?

Il faut bien que j'aborde, pour en terminer avec cette tradition de la Grande Révolution, dont le poids, après quatre-vingts ans, est étonnant, certains points qui, dans l'oeuvre de la Commune, ont leur aspect de novation mais qui possèdent aussi bien toute une puissante charge de tradition. Tradition et novation, intimement mêlées, inséparables !Lorsque Vaillant commence à mettre sur pied, en 1871, cette instruction laïque, gratuite et obligatoire (dont il confie d'ailleurs « autonomiquement » la charge aux arrondissements, aux sections de Paris), n'est-ce pas le projet de la Révolution qu'il accomplit, et le voeu des Sans-culottes qui, comme ceux de la section des Lombards, voulaient une éducation « forcée et gratuite » ? Aspect plus fondamental peut-être encore, sur lequel j'insisterai, parlant du neuf en 1871, du socialisme de la Commune, mais que je dois tout de même invoquer dès ici : les Sans-culottes réclamaient le droit à l'assistance ; ils exigeaient aussi le droit au travail. Cordonniers, tailleurs, femmes, sont allés à plusieurs reprises demander à la Convention que l'on ôte le monopole de l'habillement des troupes aux confectionneurs pour le donner aux vrais travailleurs, dans le cadre d'ateliers sectionnaires. La même chose exactement se produit en 1871, pour l'habillement de la Garde nationale, quand la Commune commence à se préoccuper d'organisation du travail. Retenons particulièrement cette déclaration de la Société des Hommes libres, en brumaire an II : « Dans un état où règnent la liberté et l'égalité, les travaux publics sont la propriété de la classe indigente et laborieuse. » Ce sont des mots, presque les mêmes, qu'on entendra prononcer en 1871. Ils pourraient être, ils sont à peu près, non seulement dans la bouche du peuple, mais aussi dans celle de Frankel, délégué à la Commission du Travail.

Vivacité, fraîcheur étonnantes donc de la tradition de la Grande Révolution. D'autres d'ailleurs l'ont déjà fortement souligné : Jean Dubois dans son étude lexicologique, si précieuse aux historiens, du vocabulaire politique et social en France de 1869 à 1872, quoiqu'il s'en tienne à mon goût à un niveau de langue un peu élevé, celui des écrivains et journalistes -influents sûrement -, négligeant le parler (et la mémoire) de ceux « d'en bas » ; le sociologue Henri Lefebvre, analysant dans son livre sur la proclamation de la Commune la conscience historique comme élément de la conscience de classe ; le socio-historien, s'il permet que je le désigne sous ce terme barbare, André Decouflé dans son travail sur « révolution populaire et pouvoir révolutionnaire » en 1871. (17) Mais cette vivacité de la tradition, on la constate, on la décrit ; il reste à l'expliquer dans ses profondeurs, et il faut bien avouer que tout autant que les autres chercheurs es sciences humaines, l'historien lui-même trouve quelque embarras à le faire. Nous disons tous, depuis Daniel Halévy jusqu'au tout récent livre d'Alice Gérard (18), que la Révolution est devenue « foi » pour les Français, au XIXe siècle, et aussi bien après ; mais, et cela importe surtout au niveau populaire,sous quelles formes, comment, pourquoi ? Pour une telle explication, il faudrait une association étroite de toutes les disciplines, qui est esquissée, mais qui n'est pas vraiment encore en chemin.

J'avoue que je n'aime guère les justifications « millénaristes », comme celle qu'invoque, incidemment, André Decouflé, citant, après Halévy, ce texte d'E. Montégut, écrit en août 1871 :
« Il nous est arrivé d'écrire [...] que le peuple est toujours de nature millénaire. En tout temps, en tout lieu, il l'a été, mais nulle part au degré où il l'est en France depuis 89. La Révolution a été pour lui en toute réalité ce grand jugement des nations qui devait précéder le règne des mille années, et depuis lors, il attend l'apparition du Messie promis avec une constance que les plus cruels démentis n'ont pu ébranler [...]. ». (19)

Nous sommes, restons, même, si la chose doit être considérée comme un peu simpliste, dans le séculaire, et c'est plutôt sur ce « nulle part au degré où il l'est en France depuis 89 », sur cette situation historique précise que je préférerais qu'on s'attarde. A. Decouflé, dans sa Sociologie des Révolutions, décèle encore, dans tout mouvement révolutionnaire, des constantes, la spontanéité (ou la fête), un besoin de souveraineté, « pouvoir, dit-il, à la fois absolu et diffus », la vigilance, la violence, et en même temps qu'elles la bonhomie... Et cela assurément est exact. Mais qu'on pousse les choses un rien trop loin, s'agissant par exemple de cette souveraineté populaire spontanée, directe et diffuse, dont la part est si grande en 1871, on risque d'aboutir à des conclusions qui effraient un peu l'historien, homme du court et du moyen termes, aussi bien que du long. Telles celles d'Hannah Arendt, dans son Essai par ailleurs si suggestif sur la Révolution :
« Il s'ensuit que nulle tradition ni révolutionnaire ni prérévolutionnaire ne peut être invoquée pour rendre compte de l'apparition et de la réapparition depuis la Révolution française de ce système des « conseils » [...]. Les dates d'apparition de ces organismes et germes d'un Etat nouveau sont les suivantes : l'année 1870, où la capitale française assiégée, « spontanément, se réorganisa en un corps fédéral miniature » qui, alors, forma le noyau du gouvernement de la Commune [...] ; 1905, où la vague de grèves spontanées en Russie soudain se dote d'une direction politique propre [...] ; la Révolution de 1917 [...] ; les années 1918 et 1919 en Allemagne [...]. Le seul énuméré de ces dates ferait croire à une continuité qui, en fait, n'a jamais existé. C'est précisément cette absence de continuité, de tradition et d'influence organisée qui rend si frappante l'uniformité du phénomène. (20)

Discontinuité : un mot qu'il est difficile de faire admettre à l'historien ! il me heurte en tout cas dans le cas précis qui m'occupe, seulement, encore une fois, séculaire, et surtout parisien.
Vigilance et défiance, Terreur, Souveraineté du Peuple, ce sont tout de même les mots exacts, les mots communs de notre première Révolution. Si je me sens capable d'accepter, en très long terme,
les suggestions des sociologues, je suis malgré tout contraint, par-delà un immense niveau de base, de chercher en propre, à Paris - quatre-vingts ans, et dans le même milieu, c'est un trop court terme, « la vie d'un vieillard », disait Blanqui dans La Patrie en Danger, un site révolutionnaire trop circonscrit -, quels sont les moyens, les intermédiaires, quelles sont les « courroies de transmission » précises qui ont assuré dans ce cas particulier permanences et perpétuation de la mémoire. Car si les Communeux refont, si l'on préfère « rejouent » l'an II avec un tel degré d'exactitude, il doit bien y avoir quelque raison « historienne » à cela.

Et puis le Siège et ses misères ont ressuscité brutalement quelque chose que les progrès économiques du Second Empire, sa relative prospérité avaient tendu à faire disparaître, bien que le souvenir n'en soit pas si lointain, puisque la dernière remonte aux années 1853-1855 (voire à 1867, où le pain de deux livres était à cinquante centimes) : la très vieille crise de subsistances, avec elle tout son cortège de conséquences, cette « inégalité de pénurie », comme dit E. Labrousse, qui est ressentie plus violemment peut-être que l'inégalité dans la prospérité. Comment les « trente sous », comment ce peuple aux ressources dérisoires, n'auraient-ils pas retrouvé, et avec les mêmes mots qu'autrefois, leur haine toute proche du détenteur des subsistances, du marchand de denrées, de l'accapareur, du monopoleur ; du riche aussi qui avait les moyens de se fournir au marché parallèle, au « marché noir » ? Une vieille faim séculaire a réveillé de vieux instincts, rendu leur vie et leur force à de vieux mots traditionnels.

Paris, en outre, n'a pas beaucoup changé, depuis l'an II, dans ses structures sociales, industrielles, guère non plus dans ses structures urbaines, humaines. Je ne tiens pas spécialement à des explications que d'aucuns pourraient qualifier de pauvrement « mécanistes », mais enfin on se doit premièrement de répondre à cette question que soulevait A. Soboul à la dernière page de sa thèse sur
les Sans-culottes en l'an II (21). « Tout au cours du XIXe siècle, artisans et boutiquiers se cramponneront à leur condition. Il serait intéressant à ce titre de préciser quelle est la part qui, des journées de juin 48 à la Commune de 1871, revient soit au prolétariat proprement dit, soit aux catégories de type traditionnel [...]. » Ma réponse en l'occurrence est quasi formelle. De l'an II à 1871, Paris est resté Paris ; une telle ville, en dépit des apparences, pourrait-elle si vite se modifier, dans sa structure et, j'en ai dit quelques mots déjà, dans son comportement. Parlons chiffres d'abord ! Certes, ce qu'on appelle si mal la révolution industrielle l'a touchée déjà, de grosses fabriques, des usines- en réalité surtout sur son pourtour - sont apparues, la hiérarchie ou l'ordre respectifs des métiers industriels sont en train de se modifier. Mais si légèrement ! Je compare, pour ce qui touche les structures du travail, les grandes enquêtes effectuées par la Chambre de Commerce en 1848, 1860, 1872, éliminant pour obtenir une plus grande précision tout ce qui n'est pas à proprement parler métier industriel. En tête, viennent toujours les métiers les plus traditionnels (je n'aime pas le mot artisanal, pas davantage celui de prolétarien, car on est, on reste dans un entre-deux, qu'on peut, si l'on veut, nommer capitalisme commercial, avec ses entrepreneurs, ses sous-traitants, ses salariés, tantôt concentrés, plutôt à domicile : le vêtement, pour plus d'un tiers du total, puis les métiers de Paris, l'article de Paris, des travaux de précision à ceux des métaux précieux, au meuble, au livre... (un gros cinquième). C'est la majorité décisive. Viennent ensuite le bâtiment, actif, mais fluctuant sous le second Empire, traditionnel d'ailleurs aussi bien encore, le métal, le petit métal surtout, un dixième environ chacun... Totalisons ! En 1848, 346.000 salariés pour 58.500 patrons; pour comparaison, en 1860, dans un Paris à peu près équivalent, celui des douze premiers arrondissements nouveaux, 338.000 pour 55.000 ; dans le « grand » Paris, banlieue annexée comprise, 403.000 pour 68.000, et en 1872, 454.000 pour 80.000. Sur ces vingt-deux ans, le rapport des ouvriers aux patrons est toujours resté à peu près de six à un ; il aurait même légèrement décru en 1872. C'est à peu près la proportion qu'A. Soboul admettait dans le Paris travailleur de l'an II.
On m'objectera les travaux d'Haussmann, l'afflux considérable de population qui a entraîné l'annexion de 1860. Mais au vrai que s'est-il passé ? Haussmann n'a guère touché à l'Est de Paris, aux quartiers populaires, sauf pour y tracer ces quelques larges avenues qu'il dit stratégiques. La hausse des loyers aidant, il a voulu décongestionner le centre « dangereux de la capitale » ; de ce fait, il a contraint à l'exil en banlieue, toujours plus à l'Est, les vrais Parisiens, vers Belleville notamment.Mais Belleville, le quartier « rouge » par excellence, un des « Mont Aventin » de la Révolution, c'est le plus parisien, le plus traditionnel des quartiers de Paris (22) : il y a eu simplement transplantation, « transportation » d'une population qui, par ailleurs, regrette sa vraie ville, et cherche à la reconquérir.

L'afflux constant d'une population nouvelle ? Si l'on en croit les chiffres imparfaits, mais ici me semble-t-il acceptables, du Rapport Appert, un quart environ des individus arrêtés, soupçonnés d'insurrection, est de souche parisienne. Et les auteurs du temps - Maxime du Camp pour 1871, par exemple - présentent volontiers les insurrections parisiennes comme le fait principalement de ces redoutables immigrés, déclassés, qui sont venus chercher à Paris une chance qu'ils n'ont pas trouvée. Thème commun, mais qui ne répond guère à la réalité ! c'est très rarement de déclassés qu'il s'agit, bien au contraire, et c'est oublier avec quelle rapidité, quelle facilité l'ouvrier venu travailler dans la capitale est « naturalisé » parisien. Tous les auteurs le disent, des contemporains Audiganne ou Martin Nadaud à l'historien Louis Chevalier. (23) Venir à Paris, c'est déjà avoir choisi de rompre avec sa province ; puis le métier, le quartier vous absorbent très vite, la mémoire de la capitale devient vôtre. Quel plus bel exemple de Parisien que le maçon creusois Nadaud, qui a vu 1830, s'est affilié à la Société des Droits de l'Homme, a « fait 1848 », a été exilé par l'Empire, et qui, préfet de la Creuse après le 4 septembre, vient en avril 1871 retrouver Paris et demander à Delescluze de participer à sa Révolution. (24) Et l'on sait quel rôle « contagieux », important ici pour notre propos, ont eu ces migrants dont il est un écho privilégié peut-être, mais tout de même typique.

Je parlais de structures industrielles, humaines, mais aussi urbaines. La Ville même est mémoire, une mémoire collective s'enracine, comme le montrait si bien Halbwachs, dans les « pierres de la cité ». Paris, ce sont des pierres, des monuments, des voies qui perpétuent un souvenir : la Maison commune, l'Hôtel de Ville, coeur de la cité, la place de la Bastille à l'orée du Faubourg Saint-Antoine, avec sa colonne érigée aux martyrs de 1830 et de 1848, autour de laquelle précisément se font, à partir de février 1871, les grandes démonstrations populaires contre la mauvaise République et contre la paix ; le Panthéon, devant lequel, pendant le Siège, le maire républicain Bertillon faisait procéder cérémoniellement à des « enrôlements volontaires » ; les grands boulevards (même amputés) où l'on défile, sur la trace de bien des cortèges révolutionnaires d'autrefois (25), où l'on se bat aussi, où l'on promenait les cadavres de Février 1848. À l'opposé, l'abominable colonne mal dite Vendôme, la colonne Napoléon, pendant dans les quartiers bourgeois de la colonne populaire de la Bastille, l'infâme Palais, toujours, des Tuileries, la Chapelle expiatoire construite en réparation de l'exécution de Louis XVI... H. Lefebvre, avant lui les militants « situationnistes », ont eu raison de souligner que les monuments de Paris ne sont pas « innocents » (26) : les Communeux vont le montrer.
Preuve encore de cette perpétuation des souvenirs par les pierres, les rues, les quartiers. L'Internationale à Paris s'est formée depuis 1870 en « sections » - le mot même de la Révolution. Et nombre de ces sections portent les noms d'autrefois : rive droite, les sections du Roule, du Faubourg-Montmartre, du Faubourg-Saint-Denis, du Faubourg-du-Nord, Poissonnière, Popincourt ; rive gauche, la section du Jardin-des-Plantes, celle des Gobelins, celle du Panthéon...
On serait bien en peine de les localiser sur une carte du Paris nouveau des vingt arrondissements et des quatre-vingts quartiers, du Paris de 1860 : c'est à celle du Paris sectionnaire d'antan qu'il faut s'en rapporter.

Pour perpétuer les souvenirs, il y a aussi les hommes, les écrits, l'Histoire. On souligne volontiers que la décennie qui a précédé 1871 a été marquée par un très vif regain, une redécouverte de l'Histoire de la Révolution, avec L'Histoire de Saint-Just d'Ernest Hamel, en 1859, suivie de son Histoire de Robes- pierre, avec le Marat de Bougeart, en 1865, l'Anacharsis Cloots de d'Avenel, l'Histoire de la vie de Danton de Robinet, Les Génies de la Liberté de Benjamin Gastineau, Les derniers Montagnards publiés en 1868 par Jules Claretie, avec la réédition par Vermorel en 1866 et 1867 des Classiques de la Révolution, Robespierre, Danton, Vergniaud, Marat. On sait aussi la réhabilitation des Hébertistes par Tridon (et Blanqui) en 1864, puis les imprécations du premier contre la Gironde et les Girondins. Le signe est intéressant. Mais il va de soi qu'il faudrait pouvoir apprécier le degré de diffusion de ces livres. Qu'ils aient atteint une élite républicaine et révolutionnaire, c'est évident, élite non moins évidemment rayonnante (27). Mais les couches populaires ? je ne crois pas que ce soit ainsi qu'on puisse expliquer en profondeur et la mémoire qu'elles ont de la Grande Révolution, et surtout leur « comportement sans-culotte ». On entend pourtant, dans un club peuple, pendant le Siège, un assistant féliciter le citoyen Bougeart, présent à la tribune, d'avoir réhabilité Marat (mais n'en parle-t-il pas seulement par ouï-dire ?). Je suis sûr, en revanche, que l'ouvrier sellier Irénée Dauthier - mais c'est un militant de l'Internationale - a lu la petite brochure sur les Hébertistes de Tridon, sortie pourtant à quelque 1.500 ou 2.000 exemplaires seulement. Dauthier, en 1871, écrit au Père Duchêne pour le féliciter et lui dénoncer les calotins ; il reproduit à l'occasion une longue tirade d'Hébert sur ce sujet maudit. Ce n'est certes pas dans la feuille d'Hébert qu'il a pu la lire : elle est citée in extenso par Tridon (28). Cas extrêmes ? Je crois cependant que le livre d'Histoire n'est pas pour rien ou pour peu dans le maintien de la mémoire révolutionnaire. Dans la bibliothèque idéale qu'il propose à l'ouvrier, Agricol Perdiguier inclut une histoire de la Révolution. Ou bien prenons « l'ouvrier vrai » décrit par Denis Poulot dans Le Sublime : « Il a chez lui l'Histoire de la Grande Révolution, l'Histoire de Dix ans, les Girondins de Lamartine, l'Histoire du Deux Décembre ; on peut dire que l'histoire est sa lecture favorite. » (29)

Nous ne sommes pas très avancés malgré tout dans l'histoire de la culture politique populaire dans la période qui nous concerne, les deux premiers tiers du XIXe siècle. Mais, s'agissant encore d'écrits, il en est un dont on peut dire qu'il est largement connu et répandu, en dépit des ans ; on en parle en 1871 (on en parlait en 1848) dans tous les clubs populaires, on le commente, on l'étudié ; c'est la « Déclaration des droits de l'Homme » de Robespierre (que ce soit sous sa forme première, plutôt sans doute sous celle, remaniée, qu'a transmise la Société des Droits de l'Homme de la Monarchie de Juillet). Et là, il est expressément question de la souveraineté populaire totale, directe :

« La souveraineté réside dans le peuple [...]. Aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance du peuple entier [...]. Chaque citoyen a un droit égal de concourir à la formation de la loi et à la nomination de ses mandataires et de ses agents. Les fonctions publiques sont essentiellement temporaires [...]. Les délits des mandataires du peuple et de ses agents ne doivent jamais rester impunis [...]. »

Il y a là, ce me semble, des propositions (peu importent les intentions ou l'action qui furent celles de Robespierre) que le peuple sans-culotte de 1871 a prises réellement à la lettre, dont il a tiré toutes les conséquences. Il en avait d'ailleurs fait de même un moment en 1848.

Et enfin il y a les hommes. J'entends déjà ici, entre autres, très largement, toute forme de tradition, de transmissions orales, dont il n'est pas aisé parfois de retrouver les preuves (un livre pourtant comme les Mémoires de Léonard de Nadaud en fourmille), mais dont on décèle toujours les traces, et qui viennent compléter, qui font sûrement oeuvre plus efficace que l'écrit. Songeons particulièrement à la chanson dont l'histoire est déjà presque faite ! Très simplement : qui, en 1870 ou 1871, aurait oublié « La Marseillaise » - on greffe sur elle une « Marseillaise de la Commune » - ou Le Chant du Départ ? Combien de refrains nouveaux se chantent sur les airs anciens, et, par exemple et souvent, sur celui de « La Carmagnole » ? Tous les livres sur la Commune nous racontent la Bordas chantant « La Canaille » devant une salle qui la reprend en choeur ; on ne souligne pas que le couplet central en est celui-ci :

Ils fredonnaient la Marseillaise
Nos pères les vieux vagabonds
Attaquant en quatre-vingt-treize
Les bastilles dont les canons
Défendaient la vieille muraille [...].

J'entends, bien sûr encore, ceux qu'on pourrait appeler les révolutionnaires de profession, ceux qui incarnent en leur vie même toute cette tradition dont je parle. Point n'est besoin, je crois, de nous attarder sur un Blanqui, un Delescluze, ou les sociétés, secrètes ou non, qu'ils ont animées, qui ont, dans les années silencieuses, contribué pour leur part à la perpétuer, cette tradition. C'est à des moindres, plus peuple, que je préférerais si j'en avais le loisir m'attacher, tel l'ouvrier tapissier Théodore Six, combattant de 1830 puis du Cloître Saint-Merry, de 1848, membre de la Commission du Luxembourg, déporté de l'Empire, fondateur en 1867 de la Chambre syndicale des Tapissiers, appartenant sous la Commune à la Commission municipale du VIe arrondissement (et l'auteur d'un remarquable poème, « Le Peuple au Peuple », écrit en déportation en 1852, publié en 1871 seulement). De ces humbles combattants qui ont partagé tous les périls, nous avons commencé le recensement. Mais j'entends plus encore les hommes en révolution, plus largement même les révolutions elles-mêmes qui, en ce siècle, assurent en somme leur propre continuité, et, dirais-je, tout en la formant, l'expliquent. Chacune relançait la suivante, qui en était l'écho, et c'est un thème alors fréquent que « c'est toujours la même révolution qui recommence » - thème, qu'en partie bien sûr, on peut prendre au pied de la lettre. Je m'irritais du « millénarisme » d'un Montégut, mais il a aussi cette remarque, bien plus historique :
« L'irritation grandit à chaque déception. Ce fut d'abord un abattement taciturne et un mutisme soupçonneux, puis une scène de violents reproches mêlés de menaces [entendons 1830], puis une horrible crise nerveuse avec accompagnement de blasphèmes et de poings levés vers le ciel [1848], puis la résolution furieuse d'un espoir désespéré [...], et c'est à cette dernière scène que nous venons d'assister [...]. Voilà comment la révolution continue toujours [...]. » (30)

À chaque révolution naturellement ses causes propres, immédiates. Mais en 1830 - dont je parlerai à peine, car on ne la connaît pas assez en profondeur - on se bat pour le Peuple, pour la Nation, terme qui a encore toute une récente fraîcheur, pas la nation louis-philipparde bien sûr. En 1848, il y a certes, et d'importance, cette « création des ouvriers de Paris » dont nous a parlé Rémi Gossez. Il y a également ce poids très lourd d'une tradition qui n'est pas encore si lointaine, un poids que jauge fort bien, en 1850, Tocqueville, à mes yeux celui qui, avec Marx, a le mieux saisi ce XIXe siècle révolutionnaire français, cette révolution qui n'en finit jamais :
« L'imitation [de 1789] était si manifeste qu'elle cachait la terrible originalité des faits ; j'avais sans cesse l'impression qu'ils étaient en train de représenter la Révolution française bien plutôt que de la continuer [...]. » (31)

Dans la Revue des Deux-Mondes, E. Lavollée dira de même qu'il lui semblait qu'en 1871 les révolutionnaires n'avaient pas fait autre chose que de répéter 1848. Sous les habits anciens, il y a sans doute chaque fois quelque chose de neuf. Mais soulignons ce rôle particulièrement net de relais qu'a joué 1848, dans sa première période notamment de libération florissante. Clubs, journaux, affiches répètent à l'envi les anciens, les grands mots de la Révolution populaire, ceux qu'on retrouve en 1871 : sans-culottes, mandat, commis, vigilance, patriotisme, Comité de Salut public, et déjà Commune... La Société des Droits de l'Homme peut alors apparaître au grand jour, active, rayonnante, elle répand justement la « Déclaration des Droits de l'Homme », qu'elle voudrait imprimer à 90.000 exemplaires.

Voilà tout un faisceau d'arguments qu'essaie de livrer l'historien pour justifier ce « nulle part au degré où il l'est en France ».

Il n'est que temps que j'aborde la novation, ou la création. J'ai avoué déjà combien et pourquoi je saurais bien moins la voir.Existe-t-elle réellement en 1871 ou bien seulement dans sa postérité légendaire ? Ce qui peut sembler neuf n'est-il pas continuité ? Il est vrai qu'en Histoire, la continuité elle-même est créatrice ! J'aborderai, très simplement encore, le problème sous ce seul angle : la Commune a-t-elle été socialiste, gouvernement socialiste ou du moins si l'on veut « ouvrier » ?

J'avancerai d'abord les faits, quelques faits. Nous pourrons y réfléchir, en discuter ensuite. La Commune a, chacun le sait, pris diverses mesures sociales, non négligeables bien entendu, non essentielles non plus, me semble-t-il, peu caractéristiques au fond de ce qu'on a appelé pouvoir « d'un type nouveau » - la question des échéances, celle des loyers (un problème déjà pour les sans-culottes « impropriétaires »), celle du Mont-de-Piété (qu'elle n'a à vrai dire pas réellement résolu)... Il ne me semble pas tellement nécessaire d'y insister, car elles sont avant tout de circonstance (32). Sans vouloir non plus en diminuer l'importance, je passe vite également sur l'oeuvre à l'Instruction publique de Vaillant, écho des intentions des hommes de 92 et 93, annonciatrice un peu avant terme de ce qui sera l'oeuvre de la IIIe République à venir, dénaturée, disent certains, de son sens, alibi des questions sociales, mais malgré tout fondamentale. (33) C'est au socialisme, au socialisme daté, de 1871 (avec toutes ses réminiscences, et justement les traditions dont il est porteur) que je veux m'attacher. Socialisme, intentions socialisantes ! Se réfère-t-on au lexique dressé par J. Dubois, au vocabulaire des luttes sociales en ce temps, les antagonismes « de classes » peuvent paraître imprécis, indécis, incertains. Travail, travailleur, qui sont les termes les plus usités, ont encore, en apparence du moins, un contenu et une signification plutôt vagues : leurs synonymes (ou leurs connotations) sont misère, labeur, pauvres, déshérités, peuple, serf, citoyen. En face, le riche, le bourgeois, un peu plus clairement les « monopoles et les privilèges » - les privilèges, ce vieux mot toujours vivant, voire, et déjà souvent, les exploiteurs. Mots traditionnels, mots nouveaux. Cependant, toujours, l'opposition qui est la plus nette est celle qu'on fait entre l'ouvrier qui seul produit quelque chose, crée la valeur, et le parasite qui l'encombre, l'oisif, le fainéant, ou tout autres termes qu'on rencontre incessamment, désignant celui qui s'engraisse sans rien faire du labeur d'autrui. Le Travail est tout, est premier ; la société, le gouvernement et ses fonctionnaires, la bourgeoisie, le patron prélèvent chacun quelque chose sur ce qui est le « produit véritable », impôt, « prélibation » comme disait Proudhon, « dîme », comme on le désigne parfois ; en tout cas, dol et vol : on n'en est pas tout à fait encore à la plus-value de Marx, mais sur son chemin. L'homme du menu peuple travailleur se sait, se sent victime d'un prélèvement inadmissible sur ce qu'il sait avoir réellement produit. L'idée n'est pas neuve, mais elle est décidément de plus en plus vive, à la fabrique ou à l'usine (où de surcroît règne une discipline jugée « bagnarde »), dans les métiers anciens surtout, du vêtement, de la cordonnerie, où il apparaît avec la plus éclatante évidence que l'entrepreneur et l'entremetteur intermédiaire exploitent sans justification aucune ceux qu'ils font travailler : c'est là qu'il est peut-être le plus vif. C'est aux ouvriers tailleurs que j'emprunte cette citation exemplaire, fin avril 1871 :

« Le groupe des tailleurs recommence les travaux d'habillement de la garde nationale. Il donne directement le travail aux citoyennes, démontrant par ce fait l'inutilité du patronat [...]. Si le canon pouvait se taire un peu, la Commune ne nous ferait pas attendre [...]. » (34)

Inutilité du patronat, c'est ce dont de plus en plus d'ouvriers sont maintenant convaincus, et que les patrons, comme disent expressivement encore les tailleurs, ne sont là que pour « métalliser leur sueur », mais ceci reste à replacer dans une plus longue histoire.

La fin du second Empire a vu - a dû - tolérer une forte reviviscence des sociétés ouvrières, renaissant de l'expérience de 1848- 1851, mais qu'on peut déjà appeler syndicats. À la veille de l'écroulement du régime, j'en dénombre à Paris presque une centaine, au sens vrai du mot. (35) Et ce sont des sociétés inquiétantes, qui visent à un bouleversement de la société, pas seulement à des intérêts ou à des réformes passagères, dans l'immédiat. Vingt au moins sont expressément sections de l'Association internationale des Travailleurs, une soixantaine appartiennent à la Chambre fédérale des Sociétés ouvrières, qui n'est qu'une filiale de celle-ci. C'est un syndicalisme parisien qui est né, ou qui a reparu. Le but de ces sociétés ouvrières, que ce soit elles-mêmes qui le définissent ou qu'elles appartiennent à l'A.I.T. : la « résistance » d'abord bien sûr, la défense des salaires, l'exigence de tarifs appropriés ; le droit à une existence ouvrière qui ne soit pas diminuée, inférieure en droit, en qualité, en toutes choses, à celle des autres classes. Dans la foulée aussi, des projets aussi plus ambitieux.

« Les syndicats, disait Marx, sont les écoles du socialisme. C'est dans les syndicats que les ouvriers s'éduquent et deviennent socialistes ; parce que tous les jours se mène sous leurs yeux la lutte avec le capital [...]. La grande masse des ouvriers est arrivée à comprendre qu'il faut que sa situation matérielle soit améliorée.
Or, une fois la situation matérielle de l'ouvrier améliorée, il peut se consacrer à l'éducation de ses enfants, sa femme et ses enfants n'ont plus besoin d'aller à la fabrique, il peut lui-même davantage cultiver son esprit [...]. Il devient alors socialiste sans s'en douter [...]. (36)

Même idée chez E. Varlin, le meilleur sans doute des militants internationaux d'alors : il paya de la vie ses efforts socialistes pendant la Commune :

« Les sociétés corporatives [...] méritent surtout nos encouragements et nos sympathies, car ce sont elles qui forment les éléments naturels de l'édification sociale de l'avenir : ce sont elles qui pourront facilement se transformer en associations de producteurs ; ce sont elles qui pourront mettre en oeuvre l'outillage social et l'organisation de la production [...]. (37)

Le groupement des différentes corporations par ville forme la Commune de l'avenir [...]. Le gouvernement est remplacé par les conseils des corps de métier réunis, et par un comité de leurs délégués respectifs, réglant les rapports du travail qui remplaceront la politique [...]. » (38)

Voilà donc même le mot « Commune » prononcé ! Est-ce que, la Commune faite, on est allé dans ce sens, que j'appellerais en somme de « syndicalisation des moyens de production », pour passer ensuite au stade de la simple « administration des choses » ?

Malheureusement, les poursuites de l'Empire, et plus encore le Siège, ont démantelé en 1870 les organisations ouvrières. De « chambres syndicales » qui manifestent quelque activité, il ne reste qu'une dizaine, une vingtaine tout au plus. Mais la Commune a eu son ministère du Travail, la Commission du Travail et de l'Echange, exclusivement peuplée d'ailleurs de militants internationaux, sous la direction de Frankel, et celle-ci a activement travaillé. Les Archives historiques de la Guerre ont conservé suffisamment de documents pour qu'on puisse se faire une idée de son activité. La Commission se consacra d'abord aux humbles tâches de remise en route de la vie de la Ville, mais très vite on en venait aux questions ouvrières proprement dites. Pour faciliter la reprise du travail et, comme on disait, « égaliser » les rapports entre patrons et ouvriers, on assurait l'ouverture dans chaque mairie de sortes de bourses du travail recueillant offres et demandes d'emploi. Bientôt aussi affluaient les revendications proprement ouvrières. La plus essentielle : que la Commune donne préférentiellement, voire exclusivement, le travail dont elle disposait aux associations ouvrières de production (pour la plupart dépendantes des chambres syndicales) ; c'est ce que réclament relieurs, tailleurs et cordonniers, fondeurs en suif, travailleurs des cuirs et peaux... C'est déjà d'organisation du travail qu'il s'agit. Tailleurs ou cordonniers entendent se passer des confectionneurs et des intermédiaires. Et la Commission recevait d'en bas des propositions ouvrières pour une totale refonte sociale. J'ai déjà cité ailleurs plusieurs de ces projets, je ne retiens que quelques fragments principaux de celui du sculpteur Brismeur :
« Il faudrait que l'Internationale [...] établît à Paris [...] une ou deux corporations des plus indispensables et des plus nombreuses qui, une fois établies, s'empareraient de tous les travaux
à faire [...]. Cette corporation ou ces deux corporations travaillant et fonctionnant avec avantage pourraient aisément prélever sur le produit de leurs travaux une somme de dix à quinze pour cent qui servirait à établir d'autres corporations [...]. L'administration de la première [...] pourrait servir de modèle et de moyen pour établir tous les corps les uns après les autres et quand une fois nous aurions aboli toutes les exploitations particulières des patronages et que nous serions maîtres de nos travaux, nous réduirions facilement le commerce et le capital à nos lois [...]. » (39)

Concrètement, il faut et il suffit d'un point de départ, crédit ou capital, que la Commune est bien évidemment là pour fournir, permettant « d'établir » une, quelques associations ouvrières dans un, quelques métiers. Mieux gérées, puisque par les ouvriers eux-mêmes, leurs bénéfices revenant tout, entier aux travailleurs sans qu'intervienne le prélèvement d'un inutile patron, elles feront une concurrence décisive aux entreprises restées capitalistes, et s'étendant par contagion, annihileront progressivement celles-ci. La Commission du Travail a, si je puis dire, obtempéré : je recense au moins dix associations auxquelles elle a donné par référence l'ouvrage, et le mouvement devait continuer.

Ici un point particulier, mais d'importance, celui de l'organisation du travail des femmes, problème ancien, question toujours brûlante, et les femmes sont de loin la main-d'œuvre la plus déshéritée dans le Paris du XIXe siècle. La Commission y avait beaucoup travaillé, avait élaboré des projets, mais comme on se veut particulièrement « anti-autoritaire » en 1871, chez les Internationaux surtout, la réalisation fut bientôt confiée aux femmes elles-mêmes :

« Les comités de l'Union des femmes (l'organisation formée et dirigée par Elisabeth Dimitrieff et surtout l'ouvrière relieuse Nathalie Lemel) sont chargés par la Commission du Travail et de l'Echange de faire les études préparatoires pour l'organisation d'ateliers coopératifs [...]. » (40)

Une oeuvre socialiste était ici en cours, il est possible - on ne saurait cependant l'affirmer en toute certitude - que de premiers ateliers coopératifs et fédérés féminins aient vu le jour. Le temps manqua.

À mes yeux, il y eut enfin et surtout le décret de la Commune du 16 avril qui chargeait les chambres syndicales de confisquer les ateliers abandonnés et de prévoir leur « prompte mise en exploitation [...] par l'association coopérative des ouvriers qui y étaient employés ». Beaucoup jugent ce décret au fond insignifiant. Comment dès lors justifier l'enthousiasme incontestable qu'il soulève au sein des organisations ouvrières ?

Tailleurs
« Jamais occasion plus favorable n'a été offerte par un gouvernement à la classe des travailleurs. S'abstenir serait trahir la cause de l'émancipation du travail [...] »

Mécaniciens :
« Pour nous, travailleurs, voici une des grandes occasions de nous constituer définitivement et enfin de mettre en pratique nos études patientes et laborieuses de ces dernières années [...]. »

Bijoutiers :
« Au moment où le socialisme s'affirme avec une vigueur inconnue jusqu'alors, il est impossible que nous, ouvriers d'une profession qui subit au plus haut degré l'influence de l'exploitation et du capital, nous restions impassibles au mouvement d'émancipation qui s'exprime sous un gouvernement véritablement et sincèrement libéral [...]. »

Comment justifier l'élogieuse appréciation de Marx ?

« Oui, messieurs, la Commune entendait abolir cette propriété de classe qui fait du travail du grand nombre la richesse du petit. Elle visait à l'expropriation des expropriateurs [...]. Si la production coopérative ne doit pas rester une feinte et un piège ; si elle doit remplacer le système capitaliste : si des associations coopératives unies doivent régler la production nationale sur un point commun, la prenant ainsi sous leur propre contrôle et met- tant fin à l'anarchie constante et aux convulsions périodiques qui sont les fatalités de la production capitaliste, que serait-ce, mes- sieurs, sinon du communisme, du très « possible » communisme ? [...]. »

Il se peut que Marx enjolive, qu'il extrapole. Je n'en crois pas moins profondément que le décret du 16 avril était le début de la restitution aux travailleurs de leurs moyens de travail, qu'il faut l'inscrire comme une pièce maîtresse dans le processus de « syndicalisation » progressive et pacifique des moyens de production, qui était le but final. Ce qu'il subsiste de Chambres syndicales (et de nouvelles à l'occasion apparaissent) s'organise promptement en « Commission d'Enquête et d'Organisation du Travail », qui siège en mai ; le mandat qui est donné aux délégués est celui-ci : « Supprimer l'exploitation de l'homme par l'homme, dernière forme de l'esclavage. Organiser le travail par associations solidaires à capital collectif et inaliénable. »

Le temps manqua, encore une fois. Dix syndicats avaient entrepris le travail de recensement des ateliers abandonnés et la mise sur pied d'associations de production. Mais la séance où la Commission d'Enquête et d'Organisation se constitue définitivement, où elle se donne ses statuts, est du 18 mai ! Je ne trouve trace que d'un seul atelier confisqué et réellement remis en route.

Voilà l'œuvre, la petite œuvre des socialistes de 1871. Mais les intentions étaient vastes. Novation ! C'est bien là que je la vois. Constatons pourtant combien on est proche encore, combien on s'est peu éloigné des intentions créatrices des ouvriers de 1848. Que la distance n'est pas si grande d'avec la déclaration de la Société des Hommes libres que je rappelais plus haut. Au fond, l'argument des Sans-culottes était quasi le même que ceux des ouvriers de 1871 : que des ateliers fonctionneraient mieux et à meilleur profit, en se passant des entrepreneurs et des intermédiaires. Il y a cependant le syndicalisme en plus, ce syndicalisme qui a fait ses vrais premiers pas en 1848, et qui s'affermit. Tradition et création sont tellement entrecroisées, nouées ensemble que je ne veux plus jouer à les séparer : je n'offre que cette platitude que l'histoire est continuité progressive.

Je devrais parler ici de l'Etat, de l'Etat nouveau, partie prenante du moins les travailleurs de 1871 n'ont-ils jamais autrement considéré, imaginé leur Commune — dans l'oeuvre de régénération et de révolution sociale, socialiste, plus exactement peut-être de cette espèce de non-Etat,réduit à « l'administration des choses » du fait de cette régénération et de cette révolution. C'est à d'autres que je dois laisser le problème. Je rappelle pourtant ceci. En dépit de tous les Comités de Salut public ou formes de dictature auxquels on dut songer, quand la situation devenait grave, et tous les jours davantage, c'est un gouvernement de liberté, d'entière souveraineté populaire, une organisation, oserai-je dire, « libertaire » dont rêvaient les Communeux de 1871. On sait que l'idée a fait souche dans le mouvement socialiste. Vais-je, employant ce mot « libertaire », rompre indûment avec le refus que j'affirmais si haut des histoires rétroactives. Non pas ! cette rétroactivité, elle est ici, en 1871, lui-même. Les Communeux retrouvent alors les mots des Sans-culottes, directement, spontanément. S'agit-il d'ordonner ces mots et ces idées en système ? ou bien d'inventer la formule neuve du vrai gouvernement à venir ? Il y a bien sûr - des journalistes surtout - des révolutionnaires qui prétendent mettre en acte les travaux récents de Proudhon (porteurs eux-mêmes en fait d'une longue tradition). À leurs projets élevés, je préfère, je crois plus significatif, plus populaire, celui de l'obscur International Gaston Buffier, dit Nostag, paru encore dans La Révolution politique et sociale. (41)
La « forme enfin trouvée » du gouvernement ouvrier (si tant est qu'elle ait réellement été trouvée), ceux qui sont du peuple, ou au plus près du peuple, c'est chez les grands et lointains ancêtres qu'ils vont en chercher la source. Je ne voulais ajouter ceci, amorçant un autre débat, que pour dire combien, dans notre cycle du XIXe siècle, tradition, novation sont indissolubles, inséparablement entremêlées.

(1) Faut-il préciser que ce que j'appelle ici « cycle » n'a rien à voir avec la notion infiniment plus large - et discutable - de « Révolution atlantique ». Je ne parle que du cas singulier de l'énorme microcosme parisien, en « révolution ininterrompue » pendant quatre-vingts ans.
(2) Chacun saura aisément discerner tout ce que je dois, tout particulièrement, au travail précurseur de M. Louis GIRARD, Etude comparée des mouvements révolutionnaires en France en 1830, 1848 et 1870-1871, cours professé en Sorbonne en 1960 et 1961, édité au CDU, Paris, 1960, 1961.
Qu'on n'oublie pas enfin que ce que 1871 a voulu, a pu créer, est devenu à son tour tradition pour le mouvement révolutionnaire qui a suivi, ce qui n'a pas manqué (on sait mon peu de goût pour les
histoires rétroactives) de façonner, de gauchir, de transfigurer ce qui s'est passé exactement en l'an 71 du XIXe siècle, ou 79 de la République. J'entends m'en tenir à 1871 même ; d'autres vous conteront la suite de l'histoire, qui, elle aussi, est passionnante.
(3) Enquête parlementaire sur l'Insurrection du 18 mars 1871, Paris, 1872, p. 26 (pagination de l'édition en un seul volume).
(4) Ch. Rihs, La Commune de Paris, sa structure et ses doctrines (1871), Genève, Droz, 1955. On trouve une vue un peu plus mesurée des choses dans H. Koechlin, Die Pariser Commune im Bewusstsein ihrer Anhânger, Mulhouse, 1950.
(5) Le document est reproduit par A. Muller-Lehning, « The International Association (1855-1859) », International Review for Social History, vol. III, 1938 ; fac-similé de la proclamation de la « Commune révolutionnaire », signée de Félix Pyat, Caussidière et Roichot, en regard de la page 211.
(6) Procès-verbaux de la Commune de 1871, Edition critique par G. Bourgin et G. Henriot, Paris, 1924, t. I, p. 274, première séance du 18 avril 1871. Vallès déclare : « Vous avez chargé (une) Commission de faire un programme, elle l'a fait ; ce programme a été conçu, dans son ensemble et dans sa rédaction, par le citoyen Delescluze ; mais il a été adopté par le vote de la Commission. »
(7) Je vois là en tout cas quelque réminiscence de son discours : « [...] Les jeunes gens iront au combat ; les hommes mariés forgeront les armes et transporteront les subsistances ; les femmes feront des tentes, des habits et serviront dans les hôpitaux, les enfants mettront le vieux linge en charpie, les vieillards se feront porter sur les places publiques pour exciter le courage des guerriers [...]. »
(8) P. Martine, Mémoires, manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale de Paris, Nouvelles acquisitions françaises 12712-12717. Une partie de ces mémoires a été récemment publiée : Paul Martine, Souvenirs d'un insurgé, préface et notes de. J. Suffel, Paris, 1971 ; mais elle ne commence qu'au 18 mars, et la citation que je donne est empruntée à une période antérieure.
L'appartenance de Martine à l'Internationale est abondamment prouvée par son dossier aux Archives historiques de la Guerre (ci-après A.H.G.), IV » conseil de guerre, dossier n° 1656.
(9) La Révolution politique et sociale, organe des sections d'Ivry et Bercy réunies, n° 6, 8 mai 1871.
(10) Il y a naturellement - les hommes de 1871 n'en étaient pas encore aux analyses plus approfondies qui sont celles de nos historiens d'aujourd'hui - équivoque sur le mot « Commune » ; on ne distingue pas la Commune populaire, sans-culotte ou presque de 1792, puis la Commune devenue robespierriste plus tard, après sévère épuration. On n'a rien à dissocier encore vraiment (aux efforts de quelques blanquistes près), dans le peuple, au sein de l'héritage de la Grande Révolution. Cependant Commune en 1871 sonne volontiers « libertaire », est mémorisée comme auto ou « self-government » d'abord.
(11) Je renvoie ici à mon Procès des Communards, Paris, « Archives », 1964, réédition en 1971 (et qu'on me permette de préciser, étant donné que trop de gens font, volontairement ou non, un amalgame douteux entre un « procès » que j'aurais fait aux Communards, et les procès que la justice militaire leur a faits, que ce sont ces derniers seulement que je me suis efforcé de présenter et de raconter), ainsi qu'à Paris libre 1871, Paris, Seuil, 1971 ; j'y ai pu entrer, bien plus qu'ici, dans le détail.
(12) Si je ne donne pas davantage de précisions sur les XIe et XXe, ou tout autre arrondissement, c'est que, selon les sources dont je dispose, il n'est pas possible, comme c'est le cas dans le IIe, de faire la distinction – distinction qui ne manque pas d'importance – entre patrons et ouvriers. Mais si les sources deviennent trop souvent muettes sur ce point, c'est que, dans une large mesure, dans le Pars du petit travail d'alors, la différence entre patrons et ouvriers s'estompe.
(13) A. Soboul, Les Sans-Culottes parisiens en l'an II, Paris, 1958, p. 674.
(14) Ibid., particulièrement p. 674-675. En 1870, au club de la salle des Mille et un jeux, faubourg Saint-Antoine, « Le citoyen Tartaret, membre de l'Association internationale [...] constate que les ménages illégaux se forment plus facilement à Paris que dans les campagnes. C'est qu'à Paris, dans le peuple du moins, on obéit au « sentiment », tandis que, pour le paysan, le mariage est une association de morceaux de terre, et pour le bourgeois une association de capitaux [...]. Rangera-t-on les pères de famille non mariés dans la catégorie des célibataires ? Ne serait-il pas plus juste de consulter la nature plutôt que la loi ? » Propos rapportés par G. De Molinari, Les clubs rouges pendant le siège de Paris, Paris, 1871 ; ils sont probablement déformés, je ne
crois pas qu'ils soient dénaturés. En ce qui concerne les décisions des municipalités, elles abondent en 1871 : cf. Les Murailles politiques françaises, Paris, 1871, t. II, La Commune, passim
(15) A. Soboul, op. cit., p. 579 pour les propos de la femme Chalandon, p. 294 pour ceux de Sarrette. Je ne multiplierai plus les références : c'est tout le livre qu'il suffit de relire en somme, pour me suivre dans mon propos.
(16) Plusieurs militants révolutionnaires avaient lancé, début décembre 1870 — je ne saurais précisément la dater — une proclamation intitulée « Des districts. » (District, le mot de la Révolution qui est immédiatement antérieur à celui de section 1) Elle est signée de Bougeart, le biographe de Marat, d'hommes qu'on qualifie facilement de proudhoniens, comme E. Dupas, E. Leverdays, Ch. Longuet, pas encore marxiste, d'Internationaux très proches du blanquisme, Hamet, Marchand, et de Vaillant, qui n'est pas réellement blanquiste encore. Cet amalgame d'hommes de tendances si diverses renforce dans cette idée qu'il faut se garder d'abuser des étiquettes. La proclamation disait :
« [...] La première mesure à prendre, c'est de vous constituer en souveraineté [...]. Cette base n'est pas d'institution nouvelle : nos pères de 89 y avaient songé [...]. Cette mesure, c'est l'institution des districts, à Paris d'abord, puis dans toute la République [...].
À cet effet, les citoyens des différents quartiers choisissent immédiatement un local, ils s'y assemblent, forment, à l'élection directe, et toujours à haute voix, un bureau [...]. Ils fixent les heures et les jours d'assemblement [...].
Au bout de quelques jours, ils se connaissent tous, ils s'apprécient tous, ils se sentent unis, ils sont forts, les voilà citoyens et la souveraineté du peuple est à jamais constituée [...].
Autant de districts, autant de bataillons de gardes nationaux [...]. Ai-je besoin de vous dire que vous nommez vos chefs de tous ordres [...] ?
Chaque district est encore le bureau de police de chaque quartier [...]. Il tient registre de tous ses membres [...]. Il leur délivre une carte civique que tout citoyen porte toujours sur soi [...]. »
Proclamation de la « gauche » du Comité des vingt arrondissements, elle est de plus pur style classique. J'en retiens surtout qu'elle pose le problème, ici délicat, de l'influence qu'ont eue les militants « éclairés » sur les masses qui l'étaient moins de l'histoire de la Révolution. Assurément, comme le souligne J. Dubois, et j'en parle plus loin, il y a ce rôle des intermédiaires « instruits ». Mais les masses les entendent immédiatement. Spontanéisme, mais aussi souvenir, mémoire. Il y a influence et symbiose. Je vois d'abord pour ma part le comportement instinctif populaire, d'un instinct qui est historique. On n'apprend au peuple que ce qu'il sait déjà.
(17) J. Dubois, Le vocabulaire politique et social en France de 1869 à 1872, à travers les oeuvres des écrivains, les revues et les journaux, Paris, Larousse, 1962. J. Dubois n'a sûrement pas tort quand il souligne, en bonne diachronie, qu'il y a « une renaissance souvent artificielle du vocabulaire de la Révolution » p. 108 ; il ne m'en semble pas moins que le peuple a bien facilement écouté ces meneurs qui savaient leur histoire. Son attention était déjà à tout le moins sensiblement orientée.
H. Lefebvre, 26 mars 1871, La proclamation de la Commune, Paris, N.R.F., 1965. A. Decouflé, La Commune de Paris (1871), Révolution populaire et pouvoir révolutionnaire, Paris, Cujas, 1969.
(18) D. Halévy, Histoire d'une Histoire esquissée pour le troisième Cinquantenaire de la Révolution française, Paris, Grasset, 1939 ; p. 58 par exemple : « Au café Procope, les étudiants républicains se déclaraient encore, tels pour Danton, tels pour Robespierre. Ces jeunes gens, bourrés de lecture, retardaient : la Révolution était devenue un sentiment. » A. Gérard, La Révolution française, mythes et interprétations, 1789-1970. Et Georges Lefebvre ne parlait pas autrement. C'est, plus près de nous, un 14 juillet que sera prêté le serment de « Front populaire ».
(19) D. Halévy, op. cit., p. 35-37 ; A. Decouflé, op. cit., p. 53. Tous deux s'abritent derrière E. Montégut, « Où en est la Révolution française ? Simples propos sur la situation actuelle », Revue des Deux Mondes, livraison du 15 août 1871.
(20) Hannah Arendt, Essai sur la Révolution, Paris, N.R.F., p. 387-388. Je n'ai, et ne les proposerai que brièvement, que quelques hypothèses : mon souhait est qu'elles servent de quelque manière à des enquêtes plus serrées, plus approfondies, et ce, naturellement, « pluridisciplinairement ». Première suggestion, la plus simple ! il y a cette remarquable ressemblance des situations. De l'an II à 1871, l'Histoire se répète presque exactement, non pas seulement en farce, comme le disait Marx dans une boutade cruelle : c'est le même drame qui recommence. La Patrie en Danger - Patrie, Nation, République ne sont encore qu'un même mot, le Peuple de Paris une nouvelle fois affronté au Prussien, puis (ou en même temps) au royaliste : ici même, les coïncidences vont très loin, parmi les chefs de l'armée versaillaise, il y a un Charette, petit-neveu de celui de la Révolution, avec ses mobiles bretons, un Cathelineau ! Comment les mots de « chouans » et de « vendéens » ne reviendraient-ils pas tout naturellement sur les lèvres des Parisiens de 1871 ? Il reste qu'une étude diachronique approfondie reste à faire notamment, de 1792 à la Commune, de cette triade Patrie- Nation-République ! Elle est essentielle à une bonne compréhension de ce qu'était le « patriote » de 1871, l'insurgé vrai.
(21) A. Soboul, op. cit., p. 1035.
(22) C'est ce que j'ai tenté de démontrer pour « Belleville », dans Les Elections de 1869, Etudes
présentées par L. Girard, Bibliothèque de la Révolution de 1848, t. XXI, Paris, 1960. Je puis m'appuyer également sur les études sociales, fondées sur le dépouillement des listes électorales de 1871 que donnent les récents mémoires de maîtrise de Claire Arribaud, La Commune dans le XVIII° arrondissement, soutenu à l'Université de Nanterre, et de Renée Le Carrer, Le IV° arrondissement pendant la Commune, soutenu à Paris I, tous deux en juin 1971. Montmartre est aussi un quartier de « transportation » - il n'est que de se référer à L'Assommoir -, et le IVe arrondissement est des plus classiquement parisiens.
(23) L. Chevalier, Les Parisiens, Paris, 1967, et notamment, p. 362, Deux mots sur la naturalisation : « De cette existence collective intense, rassemblée sur elle-même et devenue indispensable, il résulte tout d'abord que les différences d'ethnie et même de race n'opposent pas à l'unité et à la continuité
ces obstacles que l'on observe ailleurs. Le sujet mérite un livre. [...] L'influence de la ville est d'autant plus facile que l'assimilation est à moitié faite avant d'être commencée et la partie gagnée avant d'être entamée ; par la seule décision d'aller vivre à Paris, en raison de ce que représente Paris en France et dans le monde, et que ne représente au même point aucune ville [...]. »
(24) M. Nadaud, Mémoires de Léonard, ancien garçon maçon, Bourganeuf, 1895. Une simple lecture du livre fournira d'innombrables preuves de tout ce que j'avance. Sur l'épisode de son entrevue avec Delescluze, cf. p. 408.
(25) Cf. Mona Ozouf, « Le Cortège et la Ville, les itinéraires parisiens des fêtes révolutionnaires », Annales E.S.C., 1971, septembre-octobre, p. 889 sq. Aussi bien l'historien de 1871 aimerait exactement redécouvrir ces « couloirs d'avalanche » que parcourent les révolutionnaires en émoi, selon le terme de Jean-Claude Perrot. Ce n'est pas toujours chose aisée. C'est sur les boulevards qu'on promena les premiers morts de février 1848.
(26) Manifeste de l'Internationale situationniste « Sur la Commune » : « La Commune représente jusqu'à nous la seule réalisation d'un urbanisme révolutionnaire, s'attaquant sur le terrain aux signes pétrifiés de l'organisation dominante de la vie, reconnaissant l'espace social en termes politiques, ne
croyant pas qu'un monument puisse être innocent [...]. » Le texte est de mars 1962.
(27) Mais aussi bien ces élites qui répandent la connaissance révolutionnaire semblent avoir bien besoin du contact populaire en contrepoint. Le Père Duchêne, de Vermersch, c'est pendant la Commune le journal peuple ou « sans-culotte ». Néanmoins, il reste à Vermersch beaucoup à apprendre du peuple sans-culotte de 1871, de l'expérience concrète de la Commune. Témoin ce qu'il écrit après coup, pendant l'exil, à Maxime Vuillaume, le 4 avril 1873 :
« Je me suis convaincu en lisant récemment les différentes histoires de la Révolution que tous ceux - sans exception - qui ont touché à cette période de notre histoire nationale, n'y ont absolument rien compris. Les uns sont fous de Danton, les autres de Robespierre, de Saint-Just, de Camille Desmoulins, et ils n'ont pas vu que la vraie Révolution n'a pas été le fait de quelques personnages plus ou moins célèbres, mais bien la manifestation du peuple insurgé, des soixante districts d'abord, des quarante-huit sections ensuite, de la Commune de Paris, d'Hébert de Cloots, de Chaumette, de Marat, du Club de l'Evêché, avec Dobsent, Carlet, Gusman et les autres qui émanaient directement des petites gens, du petit peuple, de la « vile multitude », de la « canaille » [...].
C'est pourquoi je voudrais une histoire de la Révolution, moi aussi, une histoire considérable - une vingtaine de volumes - qui racontât le peuple révolutionnant. On y verrait les faits sous un jour complètement différent [...]. » Lettre citée par M. Vuillaume, Mes Cahiers rouges, X, Proscrits, p. 45-46. C'était au tour du peuple d'inspirer les « professionnels ».
(28) Cf. les Lettres au « Père Duchêne » pendant la Commune de Paris, Institut Marx-Engels-Lénine, présentées par S. Sakharov, Paris, 1934, p. 55, lettre d'I. Dauthier du 27 avril 1871. « Te rappelles-tu, mon vieux Duchesne, cette tirade que tu écrivais contre les calotins (il y a à peu près 80 ans de cela) dans laquelle tu disais entre autres ; « Pourquoi est-ce que les évêques et les abbés ont des quatre cents et des deux cent cinquante mille livres de revenus ? Ce n'est-il pas pour avoir une table plus friande que celle du roi ? C'est pour avoir de beaux carrosses, c'est pour jouer un jeu d'enfer, c'est pour entretenir les danseuses d'Opéra qui se costument plus richement que les duchesses... », plus loin tu ajoutais : « Toutes ces frocailles se croient les premiers moutardiers du pape, pour avoir tout quitté pour ne rien faire et dire avec le nez quelques patenôtres que ne font ni croître le blé ni diminuer le pain », etc., etc.. et bien d'autres encore [...]. »
(29) D.-P. [Denis Poulot], Le Sublime, Paris, 1872, p. 33. L'ouvrier vrai ne boit pas, ou presque. Quant au « sublime » qui, dans l'échelle de l'auteur, est au dernier degré de l'alcoolisme (encore une fois peu nous importe ici) : « Il lit les ouvrages politiques, les Châtiments, les Martyrs de la liberté, par Esquiros, la Révolution par Louis Blanc, l'Icarie de Cabet, Napoléon le Petit. Il ne comprend rien au système de Proudhon [...]. Il lit le journal et surtout très ardemment les articles et brochures venant des exilés [...]. Son fort, c'est !a loi, le décret, la force en un mot. Les géants de 93 ont fait comme ça, voilà tout », op. cit., p. 110-113. Toute une culture populaire, livresque, orale aussi, comme en témoigne la dernière remarque, reste à scruter.
(30) E. Montégut, article cité.
(31) Hannah Arendt cite ce texte expressif dans son Essai sur la Révolution, p. 386 ; et, en effet, une analyse approfondie des textes de 1848 confirmerait l'affirmation de Tocqueville qui constate aussi en 1850 : « Ce qui est clair pour moi, c'est qu'on s'est trompé depuis soixante ans en croyant voir le bout de la Révolution [...]. Il est évident [...] que le flot continue à marcher, que la mer monte ; que non seulement nous n'avons pas vu la fin de l'immense révolution qui a commencé avant nous, mais que l'enfant qui naît aujourd'hui ne verra probablement pas [...]. » Avec Tocqueville, Marx, on dépasse évidemment - et c'est un des points sur lesquels l'idée de ce cycle révèle en somme ses imperfections - nos horizons parisiens, vers une onde longue qui n'est peut-être pas terminée. Les discussions qui suivront nous en diront les modes et les raisons. depuis 1789 » : faisceau, réseau incomplet sûrement, où les choses non plus ne sont pas particulièrement bien mises en bon ordre, que je ne propose que dans le but que la réflexion soit critiquée, continuée, approfondie, mêlée surtout, d'un vrai mélange, d'un mélange harmonieux et équilibré où prendront leur juste place les recherches de nos disciplines sœurs. Avec la tradition, j'en terminerai en rappelant qu'en toute révolution française du XIXe siècle, il est au moins un journal qui prend pour titre Le Réveil.
(32) Dans l'Espagne « libertaire » aussi, la question des Monts-de-Piété était, en 1936, à l'ordre du jour. Ressemblances immédiates, similarités de longue durée.
(33) Pour cette oeuvre d'éducation, je renvoie naturellement à la Déclaration des Droits de l'Homme de 1793, article XXI : « L'instruction est le besoin de tous. La Société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique et mettre l'instruction à la portée de tous les citoyens. » L'idée a fait
son chemin au XIXe siècle, et s'est agrandie : on consultera sur ce point les nombreux travaux de M. Dommanget, ainsi que le précieux recueil de textes commentés de S. frumov, La Commune de Paris et la démocratisation de l'Ecole, Moscou, 1971. Ceci m'épargne de commenter longuement.
(34) La Révolution politique et sociale, 31 avril 1871.
(35) Dénombrement qui serait encore inférieur à la réalité si l'on en croit Denis Poulot, op. cit., p. 294 : « Nous avons à Paris, en 1870, trois ou quatre cents sociétés coopératives de consommation, plus de cent sociétés coopératives de production ; - deux .cents sociétés d'épargne et de prêt mutuel ; - une soixantaine de sociétés de résistance ou de solidarité ; — soixante chambres syndicales d'ouvriers, et beaucoup d'autres groupements, bibliothèques populaires, cercles d'enseignement, etc., etc.. ».
(36) Extrait d'une conversation entre Marx et le fonctionnaire syndical Hamann, du syndicat des métallurgistes allemands, citée en année à Travail salarié et Capital, Paris, Ed. sociales, p. 120.
(37) La Marseillaise, 11 mars 1870. Je donne le texte in extenso de l'article de Varlin, dans mon rapport Les sections françaises de l'Association internationale des Travailleurs, colloque La Première Internationale, l'institution, l'implantation, le rayonnement, Paris, 1968, p. 126-127.
(38) Voir le rapport de Pindy sur les sociétés de résistance, présenté à la séance du 11 septembre 1869 dans La Première Internationale, Recueil de documents présentés sous la direction de J.Freymond, Genève, Droz, 1962, t. II, p. 108-109.
(39) Voir de plus larges extraits de ce projet dans mon Procès des Communards, p. 217-219.
(40) A.H.G., Ly 23.
(41) Nostag commence, dans les six numéros qui ont pu être publiés de ce journal, à construire un projet de France « communalisée » que les temps ne lui laisseront pas la possibilité d'achever. Pour le reste, chacun connaît les multiples articles publiés sur le thème de « Paris libre » par le proudhonien Pierre Denis dans les colonnes du Cri du Peuple ou du Vengeur.
Et pour le nouveau régime qu'il s'essaie à bâtir et qui est, ma foi, cohérent, ce n'est pas Proudhon qu'il invoque, c'est à Rousseau qu'il revient, au Contrat social. « À l'instant qu'un peuple se donne des représentants, il n'est plus libre, il n'est plus. » Un collectivisme communal apportera toute solution utile à ce problème de fond. N'y a-t-il de gouvernement démocratique possible que dans « un état très petit ou le peuple soit facile à rassembler » ? La distribution de la collectivité en groupes ou états communaux remplit entièrement ce but. La Commune [...] formera un état à part jouissant de lois particulières, mais obéissant au pacte fondamental [...].

Le Peuple de 1870/1871

Puisqu’il paraît bien que nous avons épuisé désormais les vertus d’une sociologie dite quantitative, on choisira ici l’approche par la notion, de mode et de règle aujourd’hui, de représentation. S’il s’agit de désigner ces « classes inférieures » parisiennes qui se rebellaient contre l’Empire finissant, proclament la République en septembre 1870, s’insurgent le 18 mars 1871 pour une révolution qu’on a trop facilement dite plus tard ouvrière ou socialiste, « Peuple » est bien alors la représentation sociale la plus répandue, « modale », celle qui fait poids et force. [i] Point besoin d’un décompte des mots. « Le peuple » tient la une des journaux. Des feuilles radicales, ou simplement républicaines : « C’est bien là cette fois une révolution pour tout de bon, faite par le peuple et pour le peuple » ; « La France du peuple date du 18 mars. Ère nouvelle comme son drapeau. La France du droit, la France du devoir, la France du Travail, la France du Peuple. » (Vengeur, 30 mars 1871), jusqu’aux plus petites feuilles ouvrières : « Le peuple a ressaisi son pouvoir. (...) Le peuple a ressaisi son droit. » (Révolution politique et sociale, 23 avril 1871).

La presse, si rouge soit-elle, qui veut s’adresser à l’ensemble de la population parisienne, n’offre qu’un point de vue singulier. Mais toutes les sources concordent. On pourrait se référer à l’envi aux écrits, histoires, mémoires de Communards. Entre tant de titres possibles, on a choisi ici de citer souvent l'Histoire populaire d'A. Arnould, tout imprégnée d'une mentalité « peuple » : « La Révolution, c’est le peuple ; la Commune, c’est le peuple ; la démocratie, le socialisme, c’est le peuple ! »

Il est d’autres angles de vue possibles. Dans leurs histoires de la Commune, un Lissagaray, tardif, plus politique - il anima pourtant pendant quelques jours sous l’insurrection un éphémère Tribun du Peuple -, Malon, membre de l’Internationale, n’usent pas ou plus du terme, et le second privilégie évidemment ouvriers, « classe ouvrière ». Ceux-là sont malgré tout minoritaires : Proudhon, qui évoquait naguère des premiers la Capacité politique des classes ouvrières ne précisait-il pas aussitôt : « capacité politique des ouvriers, ou, pour me servir d’une expression plus générique, du Peuple » ?

Ce qu’on souhaiterait, c’est atteindre les représentations de ce peuple par ceux d’« en bas ». On peut puiser dans les recueils de chansons, fades il est vrai en 1871, donnant trop facilement dans une rhétorique habituelle et passéiste ; ou dans les innombrables essais poétiques ou politiques auxquels se sont livrés les hommes de 1871 et que recèlent leurs dossiers de répression. C'est dans les clubs, « théâtres et salons du peuple » de 1871, qu'on va en chercher l’expression la plus commode et la moins médiocre, quoique souvent rudimentaire ; et, en parallèle, aux discours prononcés dans les réunions publiques de la fin de l’Empire ou du siège qui les ont précédés et préparés. On n'a là certes que propos de porte-parole, « beaux parleurs » qui peuvent donner parfois dans l’amplification littéraire : « Nous sommes le prolétariat, c’est-à-dire cet homme-peuple ne cherchant que la lumière, que l’honnête, le juste, et la vérité (...). Nous sommes ces Maudits, ces Titans, ces éternels Sisyphes, n’ayant jamais cessé de remonter ce rocher infernal, retombant éternellement sur nos épaules, ne se lassant jamais. »(Le Prolétaire, 10 mai). II faut supposer qu’ils ne sont pas trop infidèles.

L’important n’est pas tant de constater cette prééminence immédiatement évidente du terme, que d’en rechercher le contenu en 1871.

Le Peuple, ce sont bien sûr les « classes malheureuses », « l’innombrable légion des déshérités », « la classe proscrite », c'est « l’asservissement du plus grand nombre ». « L’ouvrier est toujours le bœuf et il est mangé par des gens qui ont bon appétit et qui vont ensuite se vautrer le ventre au soleil. ” (1869). Pour le typographe montmartrois Sabourdy, membre de l’Internationale, les prolétaires sont, dans un amalgame littéraire un peu surprenant, les “ moutons de la fable ” qui seront “ toujours sucés de tous côtés par la pieuvre de Victor Hugo. ”

Peuple, mais le vrai peuple. “ Nous entendons par Peuple le peuple intelligent, le peuple qui sait lire et qui peut comprendre, le peuple éclairé et actif des villes, non le peuple ignare et inerte des campagnes ; dans le corps social, nous voyons le cerveau et le cœur qui régissent l’organisme, non les membres qui leur obéissent ” (Rappel, 30 mars). « J’entends parler évidemment de cette portion du peuple qui pense, qui raisonne, qui agit, et non de cette masse ignorante et indifférente, qui reste soumise par habitude, par absence de lumière, à de vieilles superstitions » (A. Arnould). Idéalement, pour le même Arnould, ce Peuple est toute vertu, toute morale :

« Parce qu’il s’appelle la Civilisation, et que vous vous appelez la Barbarie.

Parce qu’il est le Droit et que vous êtes la Force.

Parce qu’il est la Justice et que vous êtes le Crime.

Parce qu’il est l’Avenir et que vous êtes le Passé.

Parce qu’il représente un Principe et que vous êtes le privilège. »

Qualités qu'assurément un homme du peuple revendiquerait, en termes sûrement moins choisis.

Peuple recouvre, englobe d'autres identités. Peuple, Paris, prolétaires, producteurs, citoyens s’équivalent ou à peu près, comme classes laborieuses, travailleurs, peuple travailleur. Dans Le Secret du peuple de Paris (1863), Corbon utilisait indifféremment « peuple, classe populaire parisienne, classe laborieuse de Paris, masses ouvrières, ma propre classe, la population appelée communément classe ouvrière. » ». L’identification est plus qu’une banalité et peuple n’est pas le terme trop commodément ambigu qu’on dit souvent : il faut réellement l’entendre dans une acception plus large que les autres désignants.

Ce qui le définit au premier chef, comme tout au long du premier XIXe siècle, c’est le Travail. « Nous sommes de l’avis du grand philosophe Rousseau, nous pensons que tous les hommes devraient connaître un métier [...]. Un métier, c’est la colonne vertébrale de la dignité. » (Denis Poulot) : « Le peuple, ce roi du devoir et du droit, du combat et du travail [...]. Le peuple qui produit, qui se marie, qui élève, qui nourrit. » (Vengeur, 29 avril). « Je me crois un travailleur », dit en 1869 Napoléon Gaillard, le cordonnier barricadier de la Commune, “ artiste chaussurier ” comme il aime à se présenter, « et quoique faisant des chaussures, j’ai droit au respect des hommes autant que ceux qui croient travailler en tenant une plume. » « Je suis travailleur, le travail est le seul bonheur de l’homme, ceux qui ne travaillent pas sont les plus misérables de la terre. [...] Le travail doit être tout et non l’argent. Il faut que le producteur soit tout. » (1869). En voici un écho en 1871, assurément littéraire, qui n’est peut-être pas tout à fait inexact quantitativement : “ Ils sont (à Paris) trente mille riches qui détiennent sur une surface de trente lieues carrées le sol de la patrie. Nous sommes un million quatre cent mille qu’ils exploitent et qu’ils ruinent. Ils y ont mis tant de patience ! Mais aujourd’hui les pauvres savent ce qu’ils valent, et que le travail est tout, et qu’il n’est pas une fortune qui n’ait ses racines dans la boue féconde des faubourgs. ” (Cri du Peuple, 8 mars).

Ce n’est que secondement qu’intervient, au sein du peuple premier, le clivage en « classes » : Peuple prime classe qui n’a guère encore généralement que le sens faible de catégorie. L’ouvrier chapelier Amouroux, futur membre de la Commune, utilise le terme « caste ». La société (est) composée de trois castes : la bourgeoisie, le valet, les suppliciés. Les suppliciés, c’est nous [...], c’est le peuple qu’on appelle la vile multitude. Le valet est celui qui a la force dans les mains, nous opprime, un poignard d’une main et un crucifix de l’autre » (1869). Plus précisément, chez un autre orateur : « La société s’est partagée en deux classes : ceux qui produisent sans rien posséder, ceux qui possèdent sans rien produire. » Peuple s’oppose fondamentalement à bourgeoisie. « Citoyens, la bourgeoisie est toute puissante dans l’ordre social. Elle a la propriété du sol, la jouissance du capital et le crédit. Le peuple, lui, est trop ignorant ; il frémit, il souffre sous le joug de l’ordre social » (Bachellery, 1869). « Les citoyens sont encore obligés de nourrir une classe bourgeoise qui les exploite et qui les ronge. » (Lucipia, 1869)» Le peuple est toute l’intelligence éclairée d’une nation. Le capital n’est pas aux mains des travailleurs, mais à celles des femmes perdues et des exacteurs. Aussi ai-je voué à la bourgeoisie une haine profonde. » (Peyrouton, 1869. « Nous voulons le travail, mais pour en garder le produit. Plus d'exploiteurs, plus de maîtres. Le travail et le bien-être pour tous. Le gouvernement du peuple par lui-même », proclame dans son manifeste de 1871 l’Union des Femmes.

Il faut pourtant aussitôt préciser, et nuancer. Dans les bouches populaires, bourgeois s’affaiblit très vite simplement en « riches », ce qui en atténue sensiblement la portée. « Desnouette s’éleva contre les riches et dit que les gros cochons de riches mangeaient du bœuf tandis que les prolétaires mangeaient du cheval. » (1869). Le vieux thème revient, toujours plein de force :“ Pour faire monter le pauvre, il faut abaisser le riche ” (N. Gaillard). « Il faut que le château soit abaissé un peu et la chaumière élevée beaucoup. » (réunion de la rue Jean-Lantier, novembre 1870) ”. On entend constamment dans les clubs de 1871 : « Tous les riches doivent y passer » ; « il faut faire rendre gorge aux richards ». C’est qu’il ne s'agit là que d’une mauvaise bourgeoisie, celle des « bourgeois béats ». Ils sont à ranger dans la classe, la catégorie plus générale des « parasites ».

Si le peuple se définit par le travail (et par travail, on entendra essentiellement, presque seulement le travail manuel : « ceux qui croient travailler en tenant une plume », l’employé, le petit fonctionnaire ne sont jamais que des « chieurs d’encre »), qui ne travaille pas est un parasite. « Parasites sont les rentiers, propriétaires, boursiers et spéculateurs de tous rangs ; les rentiers font comme le clergé, ils ne produisent rien, ils prélèvent un impôt sur le travail et c’est la rente ; les propriétaires et boursiers sont dans les mêmes conditions ; dans cette catégorie de buveurs de sueur, il se trouve des gens qui crient : ‘J’ai acquis ce que je possède par mon travail et mes économies’. Comme si de nos jours on pouvait devenir millionnaire à moins d’avoir des ouvriers sur lesquels on gagne. » (Duval, ouvrier fondeur, international et blanquiste, 1869). Parasites, aussi bien que « les femmes perdues ou les exacteurs », l’armée, les administrations, le clergé. « Pichon traita les fonctionnaires de l’État comme vivant du produit des grosses sinécures aux dépens du peuple » (1869). Le citoyen G. « invite le peuple à manifester ses volontés, c'est-à-dire d'exiger la Commune, l'incarcération de tous les fonctionnaires de l'Empire, (...) de l'ancienne magistrature. » (Passage Raoul, octobre 1870). « Le clergé est toujours sous main dans les conspirations contre la liberté et l’indépendance des peuples. ”. Les trois parasitismes fondamentaux sont encore en 1871, autant sinon plus que le parasitisme bourgeois ou plutôt propriétaire, ceux que désignait en 1870 le petit patron républicain Denis Poulot : le sabre, la toge, la soutane. « Le sabre, parce que l'armée prend au peuple ses enfants, les enlève au travail, démoralise la famille et augmente le nombre des déclassés. La soutane, parce que la grande association le domine et l'abêtit. La toge, parce que la justice est trop chère et ne possède pas la parfaite indépendance que donne l'élection, et que le favoritisme est encore une puissance. » [ii] Hugo ne dira pas autre chose dans Quatrevingt Treize : « d’abord supprimer les parasitismes ; le parasitisme du prêtre, le parasitisme du juge, le parasitisme du soldat. »

On est de ce fait vite ramené au niveau du politique. Dans l’immédiat : « Presque tous les riches ont voté pour l’Empire et l’ont constamment appuyé ; ils ont amené la guerre. » La détestation du « bourgeois » se confond étroitement avec celle de l’Empire, et l’oppression bourgeoise pourrait bien n’être que seconde. « Millière dit que le peuple avait deux ennemis, mais que le principal n’était plus à redouter car il tombait en décomposition, qu’il était pourri et qu’on ne voyait plus autour de lui que ceux qui vivaient de ses émanations putrides et nauséabondes. [...] Il développa cette thèse que le second ennemi du peuple était la bourgeoisie » (1869.) Dans le passé : le peuple a été la victime des journées de Juin, et surtout du 2 décembre, qui semble bien faire oublier le précédent et qu'évoque immédiatement le “ coup ” du 18 mars. Ce 2 Décembre, « on a versé le sang du peuple dans une nuit ténébreuse »(1869). Peuple naturellement implique souveraineté du Peuple, donc République. « Nous ne voulons qu’un maître, le Peuple. » Le Peuple doit être “ maître à son tour ” (1869). « La Commune, c’est le peuple même manifestant sa volonté par la délibération légale sur les actes de ses agents. »(Club des Prolétaires). Souveraineté immédiate, totale, imprescriptible, « démocratie directe » constamment réclamée en bas : les antagonismes politiques paraissent bien primer les antagonismes sociaux.

Avant tout, surtout, Peuple est et reste un terme ouvert. Il existe dans Paris de fortes tensions sociales, mais les hommes du peuple reconnaissent en même temps en la bourgeoisie « leur aînée » dans l’affranchissement, et ils disent constamment ne souhaiter que la réconciliation. Si pour Vallès « la coupable s’appelle la bourgeoisie », il précise aussitôt : « Il y a la bourgeoisie travailleuse et la bourgeoisie parasite. Celle que le Cri du Peuple attaque, (...) c’est la fainéante, celle qui fait des places un commerce et de la politique un métier » (Cri du Peuple, 22 mars). On retrouve le thème trop souvent pour qu’il soit seulement littéraire. Dans Le Père Duchêne, ou La Révolution politique et sociale, organe de l’Internationale ouvrière : « Quant à vous, citoyens de la bourgeoisie travailleuse, vous qui restez, non pas tous, mais quelques-uns, indifférents au mouvement qui se produit en ce moment, pourquoi cette abstention, pourquoi ces frayeurs ? N’êtes-vous pas, au même titre que les salariés, aussi directement intéressés au triomphe des idées communales ? (...) Allons, que le malentendu cesse ! Peuple et bourgeoisie travailleuse ne font qu’un ; le servage du dix-neuvième siècle, le capitalisme, s’effondre ; égarés, tendez-nous les mains. Et, nous donnant le baiser de frères - frères par le travail, qu’un seul cri s’élance de nos poitrines, menace éternelle jetée à la face de nos ennemis. Vive la Sociale ! » De l’insurgé Gérard encore, homme de lettres de fraîche date mais ancien ouvrier teinturier : « Rassurez-vous, frères qui possédez la richesse, nous n’avons nulle intention de vous ravir votre bien-être. Nous venons au contraire vous en garantir la durée. »

Il y a là une tension que l’on constate, un problème qu’il faut résoudre ; la bourgeoisie qui s’isole depuis 1848 et surtout avec l’Empire devrait réintégrer le sein du Peuple. La solution n’est pas seulement rhétorique. Peuple est et doit rester malgré tout fraternité ; il est requête, exigence de l’unité. C’est ce que je vois remarquablement traduit par A. Arnould. Le 4 septembre fut une première fois la réunion espérée. « Tout un peuple poussait un long soupir de soulagement. [...] C’est qu’en effet l’œuvre la plus néfaste du despotisme, c’est de séparer les citoyens, de les isoler les uns des autres, de les amener à la défiance, au mépris réciproque. [...] Depuis juin 1848, le peuple et la bourgeoisie s’étaient séparés sur des monceaux de cadavres... De cette scission était né l’Empire, et il en avait vécu. L’Empire succomba juste le jour où, sous le coup d’une grande douleur patriotique, d’une grande honte nationale, retombant sur tout le monde, la scission [...] disparut au milieu du deuil public et de l’indignation universelle. » Il est vrai que « le lendemain, la bourgeoisie, n’ayant plus rien à craindre que du côté du peuple, se réunit tout entière contre lui. » Mais quelques mois plus tard, à la veille de l'insurrection, les manifestations autour de la colonne de Juillet du 24 février 1871 (anniversaire de la proclamation de la Seconde République), et des jours suivants, rassemblent, réunissent à nouveau sur le thème du deuil de la défaite et de la défense de la République. Une grosse centaine de bataillons de la Garde nationale, bien plus de la moitié du total, sont présents, bataillons bourgeois comme bataillons peuple. Se refait ce qui s’était défait sitôt après le 4 septembre. D’Arnould encore : « La majorité de la population bourgeoise était d’ailleurs plutôt favorable qu’hostile à ce mouvement puissant et paisible (...). Les boutiquiers, devant leurs portes, regardaient défiler les bataillons d’un air bienveillant. Le soir, la boutique fermée, ils se rendaient, avec leurs femmes et leurs enfants, sur la place de la Bastille, se mêlaient aux groupes populaires, y prenaient part aux discussions, et pas une voix ne s’élevait pour défendre Trochu et ses collègues de l’Hôtel de ville ou de l’Assemblée de Bordeaux. » Ce sera là tout le sens, toute la portée populaire de la Fédération de la Garde nationale qui a fait le 18 mars, c’est cela qu’est d’abord 1871. L’ennemi, pour un Paris pratiquement unanime en mars, est Versailles royaliste, non la bourgeoisie parisienne, sauf la partie de celle-ci qui se ferait complice du parasitisme autrefois bonapartiste, maintenant royaliste. Et l’inverse est vrai : « C’est à Paris tout entier que Versailles en veut, c’est à ce peuple qu’on peut vaincre, mais qu’on ne peut abrutir, qu’on peut enchaîner mais qui garde dans la défaite, comme sous le joug sa libre pensée, son mépris, et sa haine de qui l’écrase. Pour ce peuple, il n’y a pas de pardon, pour cette cité, tête et bras de la Révolution moderne, il n’y a pas de merci à espérer » (Arnould). Assurément je me limite ici aux beaux moments initiaux de l’insurrection, mais on ne peut ignorer un aspect fondamental de la signification du 18 mars, et la fin tragique de l’insurrection ne doit pas occulter les espérances (les illusions) des débuts de la “ Révolution ”. Ne serait-ce là que consensus circonstanciel ? Certainement pour une part. Les années soixante avaient vu incontestablement naître (ou renaître après 1848) et s’affirmer dans les milieux travailleurs une conscience proprement ouvrière (qu’on se gardera de dire déjà conscience de classe). Avec la crise majeure de la guerre et de la défaite, Peuple fait retour, la vieille unité populaire l’emporte sur un clivage social pourtant naguère fortement ressenti. Mais on touche ici aussi malgré tout à quelque chose de profond et l'événement insurrectionnel est justement ici révélateur. I On touche à cette identité urbaine, à cette « nationalité parisienne », étonnante quant on sait à quel rythme rapide la population se renouvelle, dans ce Paris où trois-quarts au moins des adultes sont nés en province. Il faut ici invoquer la mémoire, la remémoration de la Révolution qui n’est pas si lointaine, des récentes luttes communes en février 1848 (en dépit de juin), et, plus près encore, contre le despotisme impérial, quoi qu’en dise Arnould. Unité de Paris tout notamment contre la province rétrograde, aussitôt assimilée aux campagnes « réactionnaires », contre « les Chouans de Charette et les Vendéens de Cathelineau », les « culs terreux », « les Croquants de Bagnolet qui ont empêché la Commune dans leur village » (J.-B. Clément, Cri, 3 mai). « Vous êtes les cris des plébiscites impériaux, les écrevisses du progrès, les déserteurs de la justice, les réfractaires de la liberté. » Le seul peuple de Paris représente le « vrai » peuple de France. Certes, il existe, par bien des aspects, qui se sont accentués avec Haussmann deux villes « sociales » dans la ville. Le thème vient d’être récemment remis en lumière par les sociologues américains qui redécouvrent l’idée autrefois développée par Henri Lefèvre, que j’ai à mon tour souvent suivi, de la « reconquête de la vile par la ville ». Il y a bien opposition forte entre le Paris du centre et le Paris de la périphérie récemment développée. Il ne faut pas outrer l'opposition. Dans le IIe arrondissement central, mêlé, une nette frontière passe bien par la rue Montmartre (l’actuelle rue Notre-Dame des Victoires) entre les quartiers aisés de l'Ouest et à l'Est le quartier peuple de Bonne-Nouvelle. Aux élections du 26 mars, l'ouest de l’arrondissement a nettement préféré la liste modérée du maire républicain Tirard, l'est la gauche communeuse emmenée par Eugène Pottier. Une unité certaine subsiste pendant l'insurrection, par « esprit de corps », par républicanisme partagé, qui se marquent par une forte solidarité au sein de chaque bataillon de la garde nationale, qu’on ne quitte pas, et aussi bien entre les bataillons aussi de ces quartiers divers, même s'il faut aller (prudemment dans les deux cas) au combat, surtout s'il faut défendre l'arrondissement. [iii] L'ennemi, social, politique, n’est pas le proche ; c’est toujours un être quelque peu abstrait et lointain. Une Association républicaine de la Garde nationale de Paris, fondée en tout cas dans l'arrondissement, « presque exclusivement composée de commerçants » - et il s’agit là de gros négociants et entrepreneurs du textile de l’habillement, spécialité du quartier - déclare le 3 mai « adhérer sans réserve à la Commune de Paris. » Arnould le confirme pour le IVe arrondissement voisin qu’il représente à la Commune, les vrais quartiers bourgeois, à la vérité « aristocratiques », de l’Ouest faisant exception : « Dans le quatrième arrondissement, les plus riches comme les plus humbles magasins restèrent ouverts, ainsi qu’aux jours de la plus grande confiance, depuis le changeur, le bijoutier et l’horloger, qui étalent des fortunes dans leurs vitrines, jusqu’au magasin de nouveauté, dont les innombrables vêtements semblaient une ironie, une provocation aux bataillons allant aux tranchées [...]. Dans quelques quartiers aristocratiques, dont les habitants avaient été porter leur peur et leur haine à Versailles, les magasins furent, au contraire, fermés et abandonnés par leurs propriétaires, et ces devantures closes qui bordaient les rues comme autant d’insultes, comme autant de menaces au peuple victorieux, restèrent respectées. Pas une ne fut enfoncée. Pas une n’eut à compter avec la colère, avec la justice de ce peuple tout puissant et poussé à bout. »

Tout spécialement intéressant ici le témoignage de Xavier-Édouard Lejeune, employé dans un magasin de nouveautés, (il est de ceux qu'on appelle alors les “ calicots ”). Il a vingt-six ans, habite le « bourgeois » Ier arrondissement. Homme d’ordre, il ne s’engagera pas dans l’insurrection, fuira même Paris le 5 avril pour ne pas combattre. Il en comprend néanmoins, en approuve les raisons. Comme il l’écrit à un ami sitôt après l’insurrection : « On ergotera tant qu'on voudra sur le mouvement du 18 mars. La vérité est que sans lui, la République aurait fait place à un monarque. Les actes du gouvernement de Monsieur Thiers furent assez significatifs à cet égard. Projet de décapitaliser Paris. Versailles, évacué par les Prussiens, deviendrait la capitale de la France. Les Chambres y siégeraient ; toutes les lignes de chemin de fer y convergeraient, toutes les administrations de l'État y seraient transportées (...). Loi sur les échéances obligeant tous les commerçants à payer sans délai suffisant leurs dettes contractées depuis le commencement de la guerre, ce qui revenait à les acculer à la faillite [...]. Désarmement immédiat de toutes les gardes nationales de Paris et de la province. Enlèvement des canons appartenant aux bataillons de Paris [...]. Toutes ces mesures brutales excitèrent la plus vive indignation parmi toutes les classes de la société. Calicot sait ou sent bien que, par son métier notamment, « objectivement », il n'est pas peuple ; ses collègues de travail sont promis à un bel avenir : « La plupart de ces calicots étaient de futurs commerçants en herbe et fondaient, plus tard, des maisons de premier ordre à Paris ou en province. » Mais il sait ou mieux sent tout aussi bien qu’il lui appartient profondément : « Car je ne suis qu’un individu pris dans la masse du peuple. [...]. Les prolétaires, les gens de rien comme nous, la ville multitude, comme Thiers nous avait caractérisés... » Sa famille, tout entière peuple, sa mémoire (l’oncle Jules est un vieux quarante-huitard qui a charmé son enfance des récits des luttes héroïques du Faubourg Saint-Antoine), sa culture d’autodidacte insatiable, sa faiblesse de caractère même, qu’il constate mélancoliquement, et qui fait qu’il ne sait avoir la force, l’opiniâtreté nécessaires pour s’établir - but trop souvent inaccessible de tout travailleur, le font assurément peuple. [iv]

D’où cette représentation puise-t-elle sa force, sa « réalité » ? Il faudrait pouvoir décrire ici tout le processus de construction, puis l’évolution de cette catégorie « peuple » sur une durée longue, partant au moins de la Révolution, jusqu’au moment où, désindusrialisant l’ancien Paris, la dépression économique majeure de la fin du XIXe siècle met un terme à cette vision ou représentation macro sociale, pour laisser place peut-être, et pour un temps seulement, à « classe ouvrière ». Et ces solidarités d’habitat, de voisinage, d’habitudes qu’on vient de constater si fortes dans le vieux Paris central. Mais aussi de ce qu’il existe toujours, dans la majorité des métiers parisiens une grande proximité sociale entre les statuts divers dans le travail. Selon l’Enquête de la Chambre de Commerce de 1860 - l'observation reste valable dix ans après, on dénombre 127.413 « patrons » faisant travailler 416.811 ouvriers et ouvrières. Sur cette grosse centaine de milliers de patrons, 26.242 sont clairement désignés comme « façonniers », comme doivent l’être aussi bien une large partie des 62.199 patrons travaillant seuls ou avec un seul ouvrier. Ceux-là sont à la fois dépendants et indépendants, avec un va-et-vient fréquent de l’une à l’autre condition. Il n’y a pas de limite claire, sauf dans le cas des entreprises au sens exact du terme, rares encore, entre indépendance patronale et dépendance salariale. La seule vraie distinction se fait entre le patron ou l’entrepreneur qui accomplit sa part de travail : celui-ci est respectable, il est peuple comme les autres ; mais non l’entrepreneur commercial, simple donneur d’ouvrage, percevant sa « prélibation », à ranger parmi les parasites. On ne saurait bien sûr se contenter de ces chiffres secs : il faut lire, métier par métier, les commentaires de l’enquête qui confirment ceci à l'envi. Le « peuple travailleur » existe économiquement : c’est 500.000 « industrieux », comme aurait dit Saint-Simon, qu’il faut compter. Avec leur famille, bien près des trois-quarts des deux millions de « citoyens » que compte Paris. Et le souci fondamental de l’ouvrier parisien est la recherche, même si elle n’est presque jamais fructueuse, de l’indépendance qui confère la dignité.

Dans ce petit monde cependant, un suspect peut-être en 1870/1871, le « boutiquier » (à l'exception, naturellement du marchand de vin). Hostilité à l’encontre de « l’intermédiaire » précisément entre entrepreneur et travailleur ; hostilité due aussi bien aux difficultés du rationnement du siège ? À eux aussi tout de même, Le Père Duchêne lance l'appel : « Viens avec nous, ô boutiquier ! » En 1871, s’il y a bien reconnaissance de l’existence de classes antagonistes et de tensions entre elles, elles doivent, la Révolution faite, se fondre dans un peuple réunifié. La Révolution, c’est, du moins ce devrait être la fin de toute lutte des classes, non par extinction de l’une, mais par la réconciliation de toutes, le peuple réconcilié dans l’égalité vraie. 1871 l’affirme de bout en bout. « Plus de castes, plus de classes » (Vengeur, 30 mars). « Aujourd’hui le drapeau rouge flotte dans les airs. L'application du principe de l'égalité de tous les citoyens devant la loi politique avec les conséquences sociales qu'il implique finira par confondre tous les Français dans une seule classe, celle des travailleurs. » (Journal Officiel de la Commune, 31 mars). « (La Commune) seule peut combler le fossé ou l’abîme qui sépare le peuple de la bourgeoisie, les villes des hameaux, les industrieux des ruraux, effacer les castes, les classes, les partis en associant les intérêts... » (Cri du Peuple 26 avril). « Il n'y aura plus d'oppresseurs ni d'opprimés ; plus de distinctions de classes entre les citoyens ; plus de barrières entre les peuples. » (Exposé de principes du comité du XIe, mars 1871). La Révolution politique et sociale, s’adresse aux bourgeois le 23 avril : « La révolution sociale qui s’effectue en ce moment (...) ne doit-elle pas, par la mise immédiate en pratique des solutions sociales librement discutées, par l’avènement décisif et le triomphe alors inébranlable de la République, fermer à jamais l’ère des émeutes sanglantes, détruire les antagonismes qui divisent les deux classes du prolétariat et du capitalisme, vous soustraire enfin au joug écrasant de ce dernier, votre ennemi autant que le nôtre. » La Révolution, ou autrement dit la République, c’est alors doit être la fin de la « lutte des classes », thème courant en ce premier XIXe siècle, mais, et cela est en même temps toujours constamment affirmé, non par extinction de l’une, mais par la réconciliation de toutes, la réunification définitive du peuple réconcilié dans l’égalité vraie.

[i][i] Les références principales sont ici : A. Arnould, Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, Lugano, 1878, mais écrite en 1871. Le Vengeur (Félix Pyat), Le Cri du Peuple (Vallès). La Révolution politique et sociale, organe des sections (de l’Internationale) d’Ivry et de Bercy réunies. Le Prolétaire, organe du Club Saint-Ambroise et du Comité de vigilance du XIe arrondissement. Les autres citations des réunions de 1869, 1870 ou 1871 proviennent d’archives.

[ii] D(enis). P(oulot). ,Le Sublime, 1870.

[iii] R. Tombs, « 'Prudent rebels’ : the 2nd arrondissement during the Paris Commune of 1871 », French History, 1991.

[iv] Xavier-Édouard Lejeune, Calicot, Enquête de Michel et Philippe Lejeune, Arthaud, 1984.

Les femmes de 1871

La Révolution avec ou sans la femme ?; La Commune de 1871

Encyclopédie politique et historique des Femmes, Christine Fauré dir., PUF, 1997.

Le 4 septembre 1870, quand est proclamée pour la troisième fois la République, peut-être plus encore le 18 mars 1871, jour où commence la Commune, brève et dernière des insurrections parisiennes, paraît s’ouvrir à nouveau un « temps du possible ». Alors la romancière et citoyenne André Léo dans un article qu’elle donne au journal de Vallès, Le Cri du Peuple, le 12 avril 1871, peut se laisser aller à d’immenses espérances : « Toutes avec tous. [...] C’est par les femmes surtout que, jusqu’ici, la démocratie a été vaincue, et la démocratie ne triomphera que par elles. »

Deux opinions discordantes

La Commune constitue-t-elle réellement une étape dans la longue, l’interminable quête des femmes pour leur droit ? On l’a écrit. Voici pourtant deux figures éminentes de la révolution de 1871, deux personnalités pourtant très proches, Benoît Malon et André Léo, qui nous proposent des témoignages exactement contraires. La romancière a rencontré l’ouvrier teinturier en juin 1868, au moment du second procès de l’Association Internationale de Travailleurs à Paris ; elle a contribué à parfaire son éducation politique, engagé avec lui une relation à demi maternelle, à demi amoureuse : ils s’épouseront dans l’exil suisse en juin 1873.

Pour Malon, membre de la Commune : « Un fait important entre tous, qu’a mis en lumière la révolution de Paris, c’est l’entrée des femmes dans la vie politique. Sous la pression des circonstances, par la diffusion des idées socialistes, par la propagande des clubs, elles ont senti que le concours de la femme est indispensable au triomphe de la révolution sociale arrivée à sa période de combat ; que la femme et le prolétaire, ces derniers opprimés de l’ordre ancien, ne peuvent espérer leur affranchissement qu’en s’unissant fortement contre toutes les formes du passé. » (La Troisième Défaite du Prolétariat).

André Léo, écrivant le 8 mai 1871 dans le journal La Sociale un article cette fois désabusé « La Révolution sans la femme », lui avait comme répondu par avance : « Une fois de plus les femmes n’ont rien à gagner à l’avenir immédiat de cette révolution, car le but est maintenant l’émancipation des hommes, non des femmes. [...] On pourrait d’un certain point de vue écrire depuis 89 sous ce titre une Histoire des inconséquences du parti révolutionnaire. La question des femmes en ferait le plus gros chapitre, et l’on y verrait comment ce parti trouva moyen de faire passer du côté de l’ennemi la moitié de ses troupes qui ne demandait qu’à marcher avec lui. »

La révolution parisienne de 1871, on ne l’oublie que trop, a été un événement à coup sûr tragique mais extrêmement bref ; elle a duré soixante-douze jours. Et, s’agissant du rôle qu’y tinrent les femmes, on ne trouve dans les archives que des traces infimes Pour mieux comprendre le rôle qu’y tinrent assurément celles-ci, on replacera d’abord le problème dans une perspective plus vaste.

Regard sur le mouvement féminin à la fin de l’Empire

« Le droit des femmes, [...] depuis le mouvement socialiste de 1848 [...] était tombé en oubli », note Maria Deraismes en 1868. Après la période de silence des dix premières années du Second Empire, qui avait mis fin à toute forme d’opposition, et du même coup au progrès du mouvement féminin, la revendication du droit des femmes refait timidement surface au début des années soixante, quand s’assouplit le despotisme impérial. Le salon de Charles Fauvety et de Maxime sa femme est un lieu privilégié de rencontre des militantes, de l’ancienne génération de 1848 et d’une nouvelle génération mêlées. Y fréquentaient Jenny d’Héricourt, Juliette Lamber, Mme Auguste Comte, Angélique Arnaud, alors collaboratrice de la Revue philosophique et religieuse de Fauvety, Eugénie Niboyet, Élisa Lemonnier, avec son mari Charles, fondateur de la Ligue internationale de la Paix et de la Liberté. On y voyait Clémence Royer, compagne du républicain Pascal Duprat, connue pour sa traduction en 1862 de L’Origine des espèces de Darwin.

C’est déjà une troisième génération qui entre en scène dans les dernières années du Second Empire. Ses figures marquantes : Julie Daubié, André Léo, Adèle Esquiros, Paule Minck, de père saint-simonien, Élisa Gagneur, femme de Wladimir Gagneur, de la revue coopérative L’Association, fouriériste, Maria Deraismes, quelques autres. Maria Deraismes publie en 1865 Thérésa et son époque et Aux femmes riches, participe en 1869 et 1870 aux cycles de conférences « littéraires » qu’organise le Grand Orient, sous l’égide d’Adolphe Guéroult et de Léon Richer, de L’Opinion nationale. Elle y traite de morale indépendante, de politique (la femme et le droit, la femme dans la société); de vie privée (la femme dans la famille), de l’éducation, du progrès...

Toutes ces femmes sont femmes de lettres, vivant - semble-t-il assez bien - de leur plume. Leur mouvement est mouvement de « lettrées », de « bourgeoises » si l’on veut, alors que le mouvement féminin de 1870 et 1871 qu’on veut explorer ici est tout populaire, et il est vrai que nous ne retrouverons pas alors ces grandes militantes à l’œuvre. Mais ce mouvement populaire, ou « prolétaire », n’est pas sans liens, ni sans affinités, directes ou non, avec le mouvement féminin antérieur, qu’on proposera d’abord comme une nécessaire toile de fond.

André Léo et la revendication des droits de la femme

Parmi ces « grandes », la seule André Léo ou presque va jouer un rôle remarquable dans le mouvement révolutionnaire de 1871. On lui donnera ici une plus large place qu’on n’a fait jusqu’à présent.

Elle a quarante-quatre ans en 1868 (elle s’en donnait coquettement trente-neuf, parfois trente-six ; tout comme fait Louise Michel, elle se rajeunit : c’est que Malon n’en a que vingt-cinq). Elle habite le quartier des Batignolles depuis 1866. Ses romans, Un mariage scandaleux en 1862, en 1866 Un divorce, lui ont apporté la notoriété. Républicaine, elle a signé le manifeste du journal La Réforme de 1868, collabore à L’Opinion nationale de Guéroult. On notera les influences saint-simoniennes qui s’exercent encore: Guéroult est un des derniers de la « secte » qui soient restés dans le camp de « la gauche ». Socialisante, elle publie en 1868 Communisme et propriété. Militante de la cause des femmes, elle écrit en 1869 La Femme et les mœurs, liberté ou monarchie. Fait encore qui vaut d’être relevé : elle tente de lancer un journal, mort-né, L’Agriculteur. C’est à elle qu’on devra, de même, le Manifeste de la Commune aux paysans. C’est qu’elle assimile l’infériorité sociale et civique de la femme à celle du paysan dominé par l’Empire.

Elle sait la difficulté de son combat : « La plupart des démocrates sont les derniers à se rendre compte que tous les droits sont solidaires et ont un berceau, un principe commun. Aussi n’est-ce pas parmi eux que la femme trouve ses adversaires les moins âpres. » Elle le redit durement en 1871 : « Beaucoup de républicains - je ne parle pas des vrais -, n’ont détrôné l’Empereur et le bon Dieu [...] que pour se mettre à leur place. Et naturellement, dans cette intention, il faut des sujets ou au moins des sujettes. La femme ne doit plus obéir aux prêtres ; mais elle ne doit pas non plus relever d’elle-même. Elle doit demeurer neutre et passive sous la direction de l’homme, elle n’aura fait que changer de confesseur. »

La première organisation féminine qui ait pris quelque importance en cette fin de l’Empire est la « Ligue en faveur des droits des Femmes » qu’elle crée en 1868. Dans ses numéros du 20 juillet 1868 et jours suivants, L’Opinion nationale publie le manifeste d’une vingtaine de « citoyennes », annonçant la formation d’une « ligue pour une nouvelle déclaration des droits, non plus seulement ceux de l’homme, mais ceux de l’humanité et pour leur réalisation sociale. » Droits de l’humanité », c’est la formule qu’André Léo préfère à celle de Droits de l’Homme. Cette poignée de citoyennes réclame « la liberté dans l’ordre religieux, civil, politique et moral », l’égalité devant la loi dans le mariage et dans le travail : « dans le mariage comme garantie de moralité, d’amour et de bonheur », « dans le travail selon les capacités de chacun », invoquant « la fraternité qui doit servir la loi des rapports entre les hommes et les femmes, en dehors de ceux que constitue le mariage ». On retiendra ce terme de fraternité. Cause socialiste et cause des femmes enfin doivent être défendues ensemble: la femme est opprimée en tant qu’ouvrière comme en tant que femme.

Définitivement constituée au début du mois d’août 1868, la Ligue tient une première réunion le 24 janvier 1869. On peut être surpris que ses buts soient aussitôt strictement limités : « La majorité des présentes se prononce contre la réclamation de l’inscription des femmes sur les listes électorales » ; qu’on n’oublie pas que toute activité politique d’opposition est impossible sous l’Empire, même libéralisé. On progressera sagement, et on décide de commencer par la fondation d’une école primaire de filles. « Les hommes peuvent en faire partie aussi bien que les femmes. » (L’Opinion nationale, 30 janvier 1869).

La Ligue se développe avec lenteur, publie un second manifeste le 18 avril 1869 dans le journal Le Droit des Femmes. Il est signé de trente-huit citoyennes qui revendiquent cette fois beaucoup plus clairement les droits civils « refusés à une moitié de la nation », l’accès à une instruction secondaire, le droit au travail, l’égalité des salaires. « C’est le devoir et l’intérêt de tous ceux qui jugent l’instruction préférable à l’ignorance, la liberté à l’oppression et la justice au hasard. » Manifeste que Malon, dans une lettre de mars, trouve cependant d’ambition trop modeste : « Vous voulez suivre une ligne de conduite sagement progressive et vous vous trouvez prise entre deux obstacles. Pour ceux qui s’accommodent du régime actuel et font de la politique par distraction, c’est trop ; pour ceux qui souffrent, ce n’est pas assez. [...] Du reste, dans un pays comme la France, où le système autoritaire est inoculé partout, ces grandes idées d’affranchissement ne peuvent être efficacement professées que dans les jours d’effervescence, ou tout au moins après les grandes secousses, si ce n’est bien entendu par ceux qui luttent comme nous et ont, d’ores et déjà, rompu avec le passé. » Mais ces jours d’effervescence, ne sont-ils pas justement à venir ?
Le 10 juillet 1869 enfin André Léo annonce la fondation de la Société pour la revendication des droits civils de la femme, dite plus simplement la Revendication des droits de la femme, dont les statuts sont déposés le 30 septembre. La Revendication s’occupera de la création d’une école libre primaire démocratique laïque de filles. Une souscription aussitôt ouverte donne 10.000 francs, placés à la banque saint-simonienne Arlès-Dufour. On reviendra sur l’histoire de cette école.

Un petit mais solide réseau de militantes s’est formé autour d’André Léo et de Malon. Les liens sont évidents - ne serait-ce que par le titre - entre la Revendication des droits de la femme et la Société coopérative des ouvriers et ouvrières de Puteaux, Suresnes et pays environnants, dite la Revendication de Puteaux qu’a constituée Malon peu auparavant. Sur les dix-huit qui avaient signé le premier manifeste de la Ligue des femmes, huit habitaient Puteaux et sont membres de la coopérative, dont Aglaé Jarry, épouse d’un teinturier, Amélie Rahon, femme du secrétaire de la société. Trois compagnes de militants coopérateurs ont également signé : Mme Rebierre, Aglaé Bedouch, de Puteaux toujours, épouse d’un cordonnier coopérateur, Mme Kneip, femme de Louis Kneip, facteur de pianos, l’un des fondateurs de la Société du Crédit au Travail. Signe aussi une citoyenne Poirier, peut-être Sophie Poirier qui sera l’une des collaboratrices de Louise Michel dans le XVIIIe arrondissement.

Du petit cercle encore, venant du côté d’André Léo, Marthe-Noémie Reclus, Maria Verdure, Élisa Gagneur, Louise Michel, Marie David, institutrice, Julie Toussaint, Caroline Demars, piqueuse mécanicienne, ont signé les statuts de la Revendication. Des hommes y étaient associés, dont le vieux professeur Gustave Francolin, le « docteur Francolinus », ami de Louise Michel depuis le séminaire d’institutrices républicaines de la rue Hautefeuille, Augustin Verdure, futur membre de la Commune ; Hippolyte Leval, monteur en bronze à Belleville et sa femme, piqueuse de bottines, Élie Reclus... On est dans un très petit monde : on retrouve une Caroline Petit-Demars directrice sous la Commune d’un hospice dans le Xe arrondissement.

Léon Richer et Le Droit des Femmes

Parallèlement, Léon Richer, « l’homme des femmes », et Maria Deraismes créaient en 1869 une Société pour l’amélioration du sort de la femme et la revendication de ses droits. C’est celle-ci qui publie le journal Le Droit des femmes, qui aura 68 numéros du 10 avril 1869 au 11 août 1870. Il compte parmi ses collaboratrices toutes les grandes du moment: Maria Deraismes, Marie-Louise Gagneur, Amélie Bosquet, Angélique Arnaud, d’autres moins connues, Euphémie Garçin, Stella Blandy. Plus épisodiquement Marie Goegg, Julie Daubié, Jenny d’Héricourt, alors aux États-Unis d’où elle correspond avec André Léo. Cette dernière n’y n’assurera que les comptes rendus des premières réunions populaires consacrées au travail des femmes, en juillet et août 1868.

Puis Léon Richer forme le 16 avril 1870 une Association pour le droit des femmes qui se donnait pour but de « proclamer hautement l’égalité des sexes devant la loi et les mœurs » (Droit des Femmes, 24 avril 1870), revendiquait l’égalité des droits dans la famille, le travail, la recherche de la paternité ; l’accès à l’instruction secondaire et supérieure ; la mise en place d’une éducation professionnelle - on retrouve les mêmes thèmes. L’organisation aurait compté une centaine d’adhérentes (et adhérents).

Alors qu’approche une révolution que tous les vrais républicains attendent, on trouve dans Le Droit des Femmes une analyse approfondie et longuement discutée de la condition féminine. « Nous ne pouvons nous contenter d’être sous-entendues » (Angélique Arnaud, 10 12 1869). « Ce que veulent les femmes, c’est leur juste part de droit et de liberté » (Maria Deraismes, 10 4 1869). « Droit » : celui-ci est de nature, inscrit dans la Déclaration des Droits de l’Homme, et non issu des devoirs (de famille ou de ménage). « Le devoir est l’obligation née de l’exercice d’un droit. » (Angélique Arnaud, 4 8 1869). L’oppression des femmes n’est que fait de culture, l’inégalité des sexes est « fiction sociale, invention humaine ». Et le journal procède à une longue étude du Code civil et des incapacités qu’il impose à la femme. On admet cependant que celle-ci a ses spécificités. Il y a des tâches féminines ; on valorise son rôle privé: elle est le ministre des finances du ménage. La femme surtout est d’abord une mère éducatrice. La maternité est un « travail », probablement le travail le plus important et le plus respectable. La femme doit être mère, et mère mariée; le mariage, le « bon » mariage, qui constitue un couple équilibré est une institution nécessaire. Pour André Léo « La démocratie doit exister, elle n’est qu’à l’état de rêve dans le vieux corps monarchique où elle gît encore et par le cerveau duquel elle pense. [...] Elle attend la matrice qui doit la former, la mère libre qui l’enfantera. » Ironique pourtant elle ajoute : « Ainsi, nos démocrates conservateurs quand même de la monarchie au foyer, qui n’ont été jusqu’ici vis-à-vis des femmes ni plus polis que l’Église, ni moins despotiques, font-ils des concessions ; il est sérieusement question de rendre les femmes capables d’élever des petits démocrates pour le salut de la société. »

Les attitudes touchant aux droits politiques de la femme telles qu’elles s’expriment dans le journal sont diverses et parfois divergentes. Maria Deraismes avait eu cette forte formule : « Les démocrates ont créé l’universel à leur usage, universel sans précédent, universel de poche, laissant de côté la moitié de l’humanité. » (« La Femme dans la démocratie», Droit des Femmes, 18 2 1870). Elle ne croit guère cependant aux vertus de la politique, et surtout si elle est révolutionnaire. « Qu’on modifie le gouvernement, qu’on promulgue des senatus-consulte, que les ministres soient rendus responsables, la société n’en demeurera pas moins très malade ; elle légalise simultanément avec la justice et l’iniquité. » (Droit des Femmes, 11 9 1869). Olympe Audouard revendique l’égalité complète, y comprenant les droits de vote et d’éligibilité ; d’un autre côté, elle souhaiterait éloigner les femmes d’une politique qui ne saurait être que corruptrice. De toute façon, le droit de vote est soumis au préalable de l’éducation. L’assimilation est faite, - on l’a rencontrée chez André Léo - de la femme et du paysan diminué. La politique en tout cas est un domaine où on n’agira qu’avec une extrême prudence. Comment voteront en effet les femmes ? C’est le problème qu’avait soulevé Michelet en 1850 : « accorder aux femmes le droit de vote immédiatement, ce serait faire tomber dans l’urne 80.000 bulletins pour les prêtres. » Léon Richer souligne que « leur éducation ne les a pas préparées aux vertus spéciales qu’exige l’action politique »; il est pourtant au journal le plus vigoureux partisan des droits politiques des femmes. On est très sensiblement en retrait sur les programmes féminins clairement énoncés en 1848: ne faut-il pas y voir l’un des effets de l’écrasant despotisme impérial?

La femme et le prolétaire

Un problème se pose à ces femmes. Doivent-elles revendiquer leur affranchissement « en tant que tel », ou comme simple partie de l’affranchissement révolutionnaire général ? « La femme n’est-elle pas, par les lois et le préjugé, le dernier anneau de l’esclavage, l’opprimée de l’opprimé ? ». « Elle est le membre malade d’un corps malade ; une solidarité étroite et fatale veut qu’ils se sauvent ou périssent ensemble. » (Maxime Breuil). D’où une assimilation pour nous intéressante. On apprécie au Droit des Femmes la lutte ouvrière qui s’amplifie alors : « Qu’elle serve d’exemple aux femmes qui demandent l’affranchissement de la femme » (Léon Richer, 18 12 1869). « Qu’est-ce donc après tout que cette « question des femmes » sinon un aspect de la question sociale - peut-être le plus important - parce qu’il ne touche pas seulement une classe déterminée d’individus ; il intéresse la société entière. ».[...] « La loi qui les asservit - fille, épouse, mère - pèse aussi lourdement sur les femmes riches que sur les femmes pauvres. Le Code a des injustices particulières pour toutes. » (Léon Richer, 25 12 1869).

Tout ceci, ce sont évidemment propos et problèmes de femmes de lettres, indépendantes. On ne peut déjà manquer de se demander ce que pouvaient comprendre à ces analyses et ces débats les femmes « prolétaires »? Elles s’inquiètent alors sûrement peu de l’article 213 du code qui exige l’obéissance à l’époux, du 214 sur la cohabitation obligatoire, du 340 sur la recherche interdite de la paternité, des articles sur la séparation des biens, le droit d’aliéner et d’acquérir pour la femme mariée, le problème de la dot et de sa libre gestion testamentaire par la femme. Et assurément, certaines analyses de la condition populaire faites par ces « lettrées » révèlent une assez grande incompréhension. Le mouvement féminin est très attaché à la famille. Celle-ci « n’est point d’invention sociale, elle est d’ordre naturel. Nous la rencontrons même à l’état rudimentaire chez les animaux. ». Elle est « cause efficiente de la société, [...]la société de principe, c’est-à-dire la plus ancienne de toutes, (et) elle sert de fondement à la société nationale. C’est la société embryonnaire de laquelle sortent toutes les autres. » (Maria Deraismes). On ne saurait en conséquence admettre la prostitution, à laquelle l’ouvrière est perçue comme trop souvent destinée, à laquelle surtout est trop facilement assimilé le concubinage populaire. Louise Michel elle-même est maladroite, ou médiocre observatrice d’un milieu populaire qu’elle connaît pourtant et affectionne : « Pourquoi tant de femmes ne travaillent-elles pas ? Il y a deux raisons. Les unes ne trouvent pas de travail ; les autres aiment mieux crever de faim [... ] que de faire un travail qui rapporte tout juste le fil qu’elles y mettent. Il y en a qui tiennent à la vie. Alors [...] les malheureuses se laissent enrégimenter dans l’armée lugubre qui traîne de Saint-Lazare à la Morgue. » On ne souhaite en somme que marier les filles mères. D’un bon mariage: puisque le mariage aussi bien peut être prostitution légale, par laquelle, dans la bourgeoisie, la femme se vend.

La nécessaire éducation des filles

Toutes sont d’accord sur la nécessité de l’éducation. « L’ignorance de la femme, c’est la déchéance de la mère, c’est la mort morale de l’enfant. » (Léon Richer, 15 5 1869). « Alors que le fond de l’éducation de l’homme, c’est la science, le fond de l’éducation de le femme, c’est la foi » (Léon Richer, La part des femmes, 3 7 1869). Julie Daubié pose ce problème comme majeur dans L’Émancipation des femmes qu’elle publie en 1871: « Quand notre instruction aura été aussi solide et aussi forte qu’elle est faible et incohérente, quand notre curiosité aura été tournée vers les idées générales, alors seulement on pourra se prononcer en meilleure connaissance de cause sur nos facultés. » Rénover l’enseignement féminin est donc la tâche fondamentale. Le Droit des Femmes consacre une série d’articles à l’enseignement des filles, qui vise à la formation d’un être libre. C’est un problème cher au parti républicain que celui de l’éducation de la génération nouvelle, et, tout autant, peut-être plus encore que celui de l’éducation des garçons, celui de l’éducation des filles, qui seront des mères. On le trouvera posé premièrement pendant la Commune, révolution qui fut d’abord républicaine.

On ne part pas de rien et on se doit de rappeler l’œuvre pionnière et majeure d’Élisa Lemonnier, qui vient de mourir le 5 juin 1865, fondatrice en 1862 de la Société pour l’enseignement professionnel des femmes. La société comptait parmi ses membres Mmes Jules Simon, Trélat, Vinçard. Élisa Lemonnier a ouvert, avec Mme Allard, qui lui succède, et l’institutrice Mlle Marcheff-Girard, la première école professionnelle pour les jeunes filles, 23 rue de Turenne. Il existe cinq de ces écoles en 1870. Elles offrent des cours de commerce, de couture, d’arts industriels de luxe, de musique. Libre, leur enseignement n’est malheureusement pas gratuit, par conséquent difficilement accessible aux filles du peuple. D’autres écoles plus modestes ont été créées par des républicaines. Mme Cohadon, femme du maçon coopérateur, est à la tête d’un pensionnat avec atelier d’apprentissage de brunissage dont le journal La Mutualité fait une description presque idyllique: les élèves y sont logées, nourries, habillées, elles ont droit aux soins médicaux. Leur journée de travail y est de onze heures, mais, le travail étant aux pièces, la plupart ont terminé avant le temps et peuvent profiter de leurs loisirs. L’éducation leur est donnée dans des cours du soir. La moitié de leur salaire est placée au Crédit au travail, la banque populaire des sociétés coopératives ouvrières.

Comme toutes, André Léo donne une place prépondérante à l’éducation. « La femme esclave ne peut élever que des esclaves. » D’où son projet d’école démocratique de filles. Il vaut bien celui qu’avaient formulé Pauline Roland et Lefrançais en 1850 : « le travail rendu attrayant », un enseignement concret « par l’objet », une discipline souple, le développement de l’initiative, de la raison et de la force chez l’enfant. Outre les bases usuelles, enseignement de la gymnastique, des sciences naturelles, du dessin, de l’histoire, de la musique, de l’économie domestique (éléments de comptabilité et de droit usuel). Le tout se fondait sur une morale, « étude du droit individuel qui donne des devoirs à l’égard d’autrui ». Une lettre d’André Léo à Verdure, directeur du journal républicain-socialiste La Marseillaise, vers la fin de 1869, en précise les objectifs, qui sont aussi bien politiques. « Vous savez que cette conquête de l’égalité que nous poursuivons et qui tend à la réforme des mœurs, nous a paru ne pouvoir être mieux obtenue que par la réforme de l’éducation des filles. Il s’agit de fonder l’éducation sur la liberté, la science, la justice et l’égalité, [...] de former les citoyennes libres d’un pays libre. » Cette école sera le type de l’école démocratique à venir, également applicable aux filles et aux garçons, à tous les membres de la future République. « L’école devrait développer l’enfant et elle le comprime.[...] Elle devrait l’apprendre (sic) à penser, elle l’en empêche, tant par des enseignements faux et absurdes que par des méthodes autoritaires.[...] Nous voulons fonder la République dans l’être lui-même, seul terrain d’où elle ne puisse jamais être arrachée. »

D’autres organisations féminines ont encore vu le jour, dont on sait peu de choses. Paule Minck, professeur de langues et lingère, a créé une Société fraternelle de l’ouvrière. Eugénie Niboyet aurait fondé en 1870 une Société de protection mutuelle pour les femmes: elle s’occupe alors spécialement de « la classe si intéressante et si nombreuses des dames enseignantes » et propose de construire une « Cité des dames », dans un style très fouriériste. Marie Goegg a créé en Suisse une Association internationale des Femmes, - liée probablement à la Ligue internationale de la Paix et la Liberté, dont Armand Goegg est vice-président -, qui a demandé son adhésion, d’ailleurs refusée, à l’Association Internationale des Travailleurs lors du Congrès de Bruxelles de 1867. Léon Richer aurait voulu la répandre en France: le projet ne semble pas avoir eu de suite.

Femmes et républicaines

Les liens sont étroits de tous ces mouvements féminins avec le parti républicain, la libre pensée, la franc-maçonnerie. Angélique Arnaud a défendu dans le Monde maçonnique les droits de la femme ; elle y donne le compte rendu élogieux d’Un divorce d’André Léo. Les loges ont appuyé l’œuvre d’Élisa Lemonnier. Celle des Élus d’Hiram se préoccupe de l’éducation des jeunes filles. Le Temple des familles organise des tenues mixtes et a initié des femmes ; il est vrai que les hautes instances l’ont désavouée. A la loge la Solidarité, à l’Orient d’Issy, on accepte la présence des « sœurs » : « La femme est faite pour concevoir et pratiquer les grandes pensées philanthropiques de la Franc-maçonnerie, pour s’associer à nos nobles travaux et embellir nos temples. »

Le mouvement d’émancipation laïque semble d’ailleurs avoir fait des progrès jusque dans les rangs populaires. Le 4 mai 1870 a lieu l’enterrement civil d’Émélie Dumesnil, vingt-trois ans, ouvrière de Puteaux, qui avait organisé à dix-huit ans une grève de blanchisseuses. En juillet 1870, c’est celui, solennel, suivi par 2.000 personnes, de la compagne de Ranvier, mère d’Adrien, le futur féministe, qui a de qui tenir, mère aussi du petit Henri Joseph, communard en herbe, arrêté en 1871, à treize ans. Retenons la définition de la citoyenne que donne à son propos le journal La Cloche : elle fut « une de ces rares et courageuses filles du peuple qui savent combattre les préjugés et les abus de toute sorte et qui encouragent leur mari dans la revendication incessante de leurs droits, contre l’absolutisme et la tyrannie des despotes. Elle fut une des toutes premières qui revendiqua les droits de la femme, elle s’associa de tout cœur à toutes les protestations, contre les abus et les injustices. Elle sut secouer le joug abrutissant de l’idiotisme religieux et mériter le titre de citoyenne et de libre penseur. Elle mourut dans ses principes comme elle avait vécu. Bonne épouse, bonne mère et regrettée de tous ceux qui l’ont connue. »

Femmes dans le mouvement ouvrier

Nous approchons dès lors le niveau proprement « prolétaire ». On sait l’hostilité féroce que manifestait Proudhon à l’égard des femmes. Lors du Premier Congrès de l’Internationale tenu à Genève en 1866, la question du travail des femmes avait été soulevée. On insiste volontiers sur l’hostilité à ce travail, plus largement d’ailleurs aux droits des femmes, manifestée par la délégation française - à l’exception du relieur Varlin et du graveur Bourdon dans son « Mémoire » fortement inspiré des idées de celui qui fut le maître à penser de la première génération ouvrière à relever la tête. « La nature a indiqué nettement à quelles fonctions la femme est destinée; sa constitution, ses facultés, la sensibilité qui la caractérise sont, avec l’égoïsme familial qui lui est propre, le plus puissant moyen de conservation qui ait pu être accordé à l’être humain. [...] Si le dévouement à la chose publique, si la préoccupation des intérêts collectifs sont chez l’homme des qualités, ils sont chez la femme une aberration dont la science a depuis longtemps constaté les conséquences inévitables pour l’enfant, étiolement, rachitisme, et finalement impuissance. » Argumentation - combien scientifiquement appuyée - au demeurant alors banale ; des militants ouvriers parmi les plus éclairés partagent le « masculinisme » ambiant. Cependant, après 1866, au sein du groupe directeur de l’Internationale parisienne, les positions ont très sensiblement évolué, sous l’influence de Varlin, mais tout autant de Malon, conquis à la cause par André Léo. Il lui écrit le 6 septembre 1868, alors qu’il est emprisonné à Sainte-Pélagie : « Nous ne laissons pas dormir la ligue de l’émancipation de la femme et nous recevons tous les jours de nouvelles adhésions ; nous avons amené presque toute l’Association internationale à l’idée ; seuls les pontifes de Proudhon restent à l’écart. » Malon admire La Femme et les mœurs : « J’ai lu La Femme et les mœurs, écrit-il en 1869. Vous avez par une suite de raisonnements très clairs et très concluants percé à jour tous les sophismes qu’on emploie au soutien de l’inégalité. Je crois que ce livre fait faire un grand pas à la question. »

Qu’en est-il « en bas » ? On compte des femmes dans les sociétés ouvrières, quoique rarement encore. On les accepte dans la Société de Crédit mutuel des ouvriers de la céramique, la Société de crédit mutuel et de solidarité des ouvriers et ouvrières relieuses, animée par Varlin, toujours donnée en exemple, n’est pas la seule ; ce n’est d’ailleurs pas Varlin qui a ouvert aux femmes cette très petite société (une centaine de membres à peine à la fin de l’Empire) - on les y admet depuis sa création en 1857 ; le métier de relieur est principalement féminin: 2.500 travailleuses contre 1.300 travailleurs. Ajoutons pourtant qu’il est précisé dans son règlement que « les femmes sociétaires ont les mêmes droits que les hommes, excepté la participation aux fonctions administratives. » La Chambre syndicale des tapissiers, selon ses statuts de 1868, admet les ouvrières, mais celle-ci « n’assistant pas aux réunions générales, doivent adresser leurs demandes ou leurs réclamations au Syndicat (le groupe des syndics de la société), qui, après avoir entendu les explications des réclamantes, les soumet à l’appréciation de l’assemblée générale. » Doit-on y voir une compensation? tandis que la cotisation pour les hommes est de deux francs, elle n’est que d'un franc pour les femmes. La Revendication de Puteaux admet les femmes, semble-t-il, plus égalitairement : Aglaé Jarry tient l’un des « stores » de la coopérative. Deux femmes sont en bonne place parmi les organisateurs de la Marmite, restaurant coopératif créé en 1868 par Varlin : Nathalie Lemel, qui en est la secrétaire, et une relieuse obscure, Melle Rozier. Marie Vinçard en était membre. Ce sont de jeunes brocheuses sans travail qui assurent le service du restaurant. Nathalie Lemel, quarante-cinq ans, mère de trois enfants, séparée de son mari, ancienne libraire à Quimper puis ouvrière relieuse à Paris, est, depuis 1865, membre de la Société des relieurs et relieuses, puis secrétaire directrice de la Marmite. « La citoyenne Lemel philosophait et résolvait les grands problèmes avec une simplicité et une facilité extraordinaires. Nous l’aimions tous ; elle était déjà la doyenne » (Charles Keller). La société coopérative les Équitables de Paris eut un moment pour secrétaire Marguerite Tinayre.

Varlin mérite qu’on s’attarde sur son cas. Assurément séduisant, « il avait autour de lui un véritable escadron de jeune Amazones, qui littéralement vivaient de sa parole ; c’étaient pour la plupart des ouvrières brocheuses ». Il est partisan affirmé du droit des femmes, se déclare « ennemi du mariage ». Son « féminisme » paraît être allé jusqu’à la création (du moins en fut-il un des inspirateurs) de ce qu’on peut bien appeler un « milieu libre », si l’on en croit le témoignage qu’apporte en 1907 à Lucien Descaves Ralf de Nériet, jeune apprenti à Puteaux à la fin de l’Empire qui avait côtoyé de très près les membres de l’Internationale. On ne peut que le citer ici :

« Dans ce milieu régnait un véritable esprit phalanstérien, on ne le raisonnait pas, on le pratiquait d’instinct [...] Comme exemple, je vous citerai dans les environs du passage du Dragon, rue Taranne, une maison ; [...] (y) habitaient (sic) un groupe d’une association assez curieuse. Chaque groupe se composait de six adhérents mâles et d’une présidente, dame ou demoiselle, cela importait peu et vous allez voir pourquoi. Le logement comprenait une chambre avec six petits lits en fer pour une personne, cette pièce servait aussi de cuisine et de salle à manger, pendant le jour, et d’une autre chambre avec un grand lit à deux personnes où chaque soir et à tour de rôle un associé différent venait prendre place aux côtés de la présidente. Celle-ci, outre ce service spécial de la nuit, devait surveiller le linge et les vêtements des associés et confectionner leurs repas. Une caisse commune constituée par les apports de tous lui était confiée. [...] Aucune autre femme qu’elle ne pouvait pénétrer dans l’appartement, l’admission, le renvoi étaient réglés par des clauses très sévères et cependant respectées. [...] Les associés, des relieurs, des typographes, se trouvaient très bien de ce régime. J’ajouterai aussi qu’en dehors de leur nuit obligatoire, ils n’étaient pas tenus à la fidélité vis-à-vis de la présidente, bien que certaines précautions d’hygiène leur fussent imposées. C’est dans ce milieu qu’évoluait Varlin, lequel en était du reste quelque peu le fondateur et l’apôtre. »

Le document a un parfum un peu scandaleux qui a parfois choqué. Il est cependant d’importance. Dans le petit groupe communautaire, le rôle premier, (la décision sexuelle) n’est-il pas accordé à la femme « présidente »? On est dans une continuité directe avec le « communisme » des années 1840, qui prônait aussi ce que seuls ses adversaires ont improprement appelé la « communauté » ou le « communisme des femmes », qui était , au delà de la simple union libre volontiers pratiquée dans le peuple (et si mal nommée aussi concubinage), la liberté sexuelle. De cette tradition communiste, on trouve d’autres traces (estompées par la censure) dans les débats des réunions publiques des années 1869 et 1870.

Le problème du travail des femmes

On aborde un terrain réellement « populaire » avec les débats de ces réunions, que tolère le régime à partir de juin 1868. On y traita une foule de thèmes qui touchaient la question féminine, réelle préoccupation du moment. On y entendit quelques-unes des grandes militantes, qui y côtoyaient des inconnues, plus proches sûrement des femmes du peuple : Mmes Désirée, Piré. Étaient-elles écoutées ? Gustave Lefrançais est catégoriquement sévère: « Toute cette rhétorique de Mmes André Léo, Maxime Breuil, Maria Deraismes et autres, qui seules, jusqu’alors, ont abordé la tribune avec leurs manuscrits sur la question, n’offre qu’un médiocre intérêt. Le public ouvrier reste froid, cela se comprend. »

Pourquoi pas ? Les débats furent parfois houleux, du côté masculin. Point besoin de s’attarder sur l’hostilité masculine: les arguments en sont connus et communs. Pour l’ébéniste Tartaret : « Si la femme acquérait les droits politiques, elle y perdrait plus qu’elle n’y gagnerait [...]. Je voudrais que nous eussions toujours vingt ans, et elles ne demanderaient par leur égalité. » Il admet pourtant que « le salaire de la femme est insuffisant ; [...] il y a beaucoup à faire. Nous oublions souvent que nous devons aide et protection à la femme et qu’elle nous doit obéissance et fidélité. » Cette dernière phrase suscite malgré tout des « rumeurs prolongées ». Chemalé, qui n’est plus de l’Internationale, résume bien la position de ces rétrogrades : « Que les femmes soient femmes avant d’être hommes ».

C’est du travail des femmes qu’on avait choisi de traiter en premier, principalement au casino du Vaux-Hall, rue de la Douane, de juillet à novembre 1868. Le thème avait été proposé par l’économiste libéral Horn. De 1.000 à 1.500 personnes assistaient aux discussions, dont un cinquième de femmes, ce qui est peu. Olympe Audouard intervint, et surtout Paule Minck, le 13 juillet 1868, ainsi qu’une dame Piré pour qui « la meilleure société sera celle où tout le monde sera assujetti au travail. Là est le fondement de l’égalité même. ». La discussion fut confuse, et surtout en porte-à-faux. Horn défendait le travail féminin au nom des principes de l’économie libérale, ce qui ne manqua pas de hérisser les intervenants populaires. Fribourg, de l’aile droite de l’Internationale « veut que la femme reste dans son intérieur, qu’elle n’abandonne pas son foyer et qu’elle ne soit pas exposée aux dangers moraux et physiques des ateliers. [...]. Le travail de la femme conduit au communisme parce qu’il détruit la famille ». Pour Tolain, « la prostitution augmente chez les nations industrielles chez lesquelles la femme est descendue dans l’atelier. La santé de la femme s’altère, les ateliers produisent l’hystérie »: Briosne, « communiste », défend pour sa part avec étroitesse le travail à domicile. « Le citoyen Pierron pense que la femme ne doit pas travailler dans les fabriques, sa place est à la maison. Il reconnaît cependant que dans l’état actuel, grâce à la misère de la classe ouvrière, la femme est obligée de travailler. » Point intéressant cependant, « il invite à ce propos les femmes à suivre l’exemple des hommes et à former des chambres syndicales. »

Il y a unanimité chez les orateurs contre le travail féminin en fabrique ou en usine (rare de toute façon à Paris), qui pose en effet un problème humain et moral : qu’on se souvienne des descriptions de Villermé, récemment rajeunies et vérifiées pour une part encore par Louis Reybaud. Paule Minck s’est prononcée contre: il faut des travaux conformes à la nature des femmes. Le droit à « n’importe quel travail » que revendiquaient plusieurs collaboratrices du Droit des Femmes est une conception trop abstraite. On aboutit à une motion en neuf points du 31 août 1868 qui réalise un compromis qui n’est pas si « réactionnaire » qu’il pourrait paraître. « Égalité des droits donc des devoirs » [...] « Dans une société démocratique et sociale, le travail est un devoir ». Cependant les femmes ne sauraient exercer tous les travaux, elles pratiqueraient seulement ceux qui sont conformes à leurs aptitudes, notamment dans les carrières libérales (mais non pourtant dans la fonction publique). On conclut que « toute occupation utile est du travail. La femme qui consacre son temps à être épouse et mère travaille dans le sens le plus noble et le plus fécond. Toute occupation qui préjudicierait à ce travail serait une nuisance sociale ». Le travail ménager est « le plus noble et le plus fécond ». Quelqu’un - qui n’était pas nécessairement un facétieux - propose qu’une part du salaire du mari soit, par contrat, versé à la femme pour sa rétribution et aussi pour celle de « l’assouvissement de ses besoins ».

On tint encore au Pré-aux-Clercs huit réunions du 14 juillet au 1er septembre 1868 sur le problème de « L’enfant né hors mariage ». On consacra dix semaines au thème du Mariage et du divorce, du 15 septembre au 17 novembre 1868, salle de la Redoute. Aux Folies-Belleville et au Pré-aux-Clercs on traitait « Du mariage et de l’union libre », « Du célibat et de la famille », aux Folies-Belleville du divorce. La discussion fut ici encore sensiblement dévoyée par l’intervention maximaliste des « communistes », y compris féminines, qui se prononçaient de façon provocante pour l’union libre. Lefrançais est « contre le divorce, parce qu’il est contre le mariage » - théoriquement semble-t-il, puisque, s’il faut en croire un observateur de police qui n’a probablement pas tout à fait tort, il était « révolutionnaire au-dehors et père de famille au dedans ». Briosne se prononce contre « cette famille qui s’écroule, je voudrais la voir crouler ». Les femmes lettrées, on s’en souvient, tenaient elles aussi à la famille et au bon, au vrai mariage. On parlait de tout. Melle Breuil (Maxime Breuil ?) proclame « la femme égale à des titres différents », demande l’égalité devant la loi, le mariage, le travail ; elle veut « une régénération complète de la femme ». D’autres dénoncent l’asservissement à l’homme, les coups ; « la femme doit secouer le joug de l’homme ». Mme Désirée demande « que la femme ait autant de droits que l’homme », et en outre, puisqu’elle est communiste, le partage des terres, la propriété pour tous, propose plus concrètement une grève générale des loyers pour avril 1870. Paule Minck se taille de francs succès, non sans démagogie: elle invoque volontiers 93, ce qui lui assure les applaudissements du public masculin, demande l’abolition de l’héritage, assure que « quand la femme aura des droits politiques, il n’y aura plus de chassepots ». Elle subordonne pour sa part la lutte des femmes à la lutte sociale. Sur la nécessité est de développer l’instruction féminine laïque et notamment professionnelle, toutes et tous sont d’accord.

Révolution à Paris

Paris avait le 4 septembre proclamé la République. Mais on allait, dans la guerre contre la Prusse, de défaite en défaite. La capitale est assiégée le 19 septembre 1870. Le siège dure jusqu’à l’armistice du 28 janvier 1871, prélude à une paix déshonorante, insupportable aux Parisiens qui ont résisté sans faiblir jusqu’au bout.

Le 18 mars, Paris populaire et républicain s’insurge contre l’Assemblée nationale élue le 8 février 1871 et le gouvernement de Thiers qui viennent de décider la paix , qu’on peut bien surtout suspecter de préparer une restauration royaliste. Tout commença à Montmartre, où une foule, dans laquelle classiquement les femmes (dont Louise Michel) étaient nombreuses, reprit de haute lutte les canons de la garde nationale dont les troupes gouvernementales tentaient de s’emparer. Ce fut l’incident qui déclencha la révolte de la Ville. Le gouvernement s’enfuit à Versailles, et le 26 mars Paris élisait une Commune, municipalité révolutionnaire qui se transformait aussitôt en un véritable petit gouvernement de la Ville, utopique, et surtout éphémère. La « Ville libre » projetait de se donner des institutions républicaines neuves, dans une France fédérale, et socialement plus justes. Une Commission du Travail et de l’Échange, animée par l’international hongrois Frankel, s’y attelait. Une autre commission entreprenait de réformer l’enseignement. Mais le temps était à se battre et à mourir plutôt qu’à construire. Paris était dès le début d’avril cerné par l’armée régulière. Tout s’achève dans la sanglante semaine du 21 au 28 mai, qui fit une vingtaine de milliers victimes. Il y aura quarante mille arrestations, dont un millier de femmes, pour participation présumée à l’insurrection.

« Les femmes à Paris sont fort turbulentes »

La femme du peuple à Paris n’est pas politiquement passive. Zola a vu les femmes de la Commune à l’œuvre ; journaliste pour La Cloche et pour Le Sémaphore de Marseille, il faisait la navette entre Paris et Versailles et a laissé une remarquable série d’articles sur les événements de 1871. Il leur reconnaît la «capacité politique». Son témoignage, presque sympathique, ce qui alors est rare, est assez précieux pour qu’on le cite un peu longuement :

« Les femmes, à Paris, sont fort turbulentes. Dans presque tous les ménages d’ouvriers, le soir, la femme dit tout haut son opinion politique et souvent l’impose à son mari. On lit le journal en commun, et généralement on est très dur pour le pouvoir quel qu’il soit Cet esprit frondeur qui fait de Paris une ville d’opposition quand même, une ville révolutionnaire par excellence. [...] Dans aucune autre ville je n’ai entendu le sexe faible trancher si impérieusement les questions gouvernementales.

Il m’est souvent arrivé de causer politique avec une de ces dames, par haute curiosité littéraire. Je m’empresse de déclarer d’ailleurs, que beaucoup d’entre elles sont de parfaites honnêtes femmes, un peu bavardes, mais bonnes mères et bonnes épouses. Seulement elles sont nées dans la grande ville ; elles ont été élevées au milieu des discussions politiques de la rue ; elles soignent leur pot-au-feu, en parlant de la dernière séance de la Chambre ou du prochain changement de cabinet. C’est dans leur sang, dans l’air qu’elles respirent, dans ces hautes maisons parisiennes toutes vibrantes des échos de la cité. Les femmes dont je vous parle connaissant les personnalités politiques, M. Thiers, M. Guizot, M. Rouher, M. Émile Ollivier, et il y en a qui admirent ou qui détestent encore Lamartine. J’appuie sur cette classe de citoyennes parce que vous en ignorez à peu près complètement l’espèce en province et que vous pourriez prendre pour des femmes perdues des femmes qui n’ont en temps ordinaire, que le défaut de se mêler de ce qui ne les regarde pas. Il faut entendre leurs raisonnements. Elles sont, comme a dit Michelet, l’exaspération du juste [...].Quand l’homme prend un fusil, la femme sent sa langue qui lui démange et pour peu qu’elle aille perdre la tête dans un club, elle ne tarde pas à prendre elle aussi un fusil, un sabre, un simple couteau.» (Lettres de Paris, 14 5 1871). Joli contrepoint républicain à tant de caricatures versaillaises.

1.051 femmes ont été déférées aux conseils de guerre - 80% ont été renvoyées par non lieu. Ces «femelles de la Commune», comme dira Dumas fils, ne pouvaient être naturellement selon la justice militaire que des prostituées ou des pétroleuses. « Presque toutes les prévenues joignaient à une ignorance la plus complète le manque de sens moral.[...] Toutes, ou à peu près, sont perdues de mœurs, même les femmes mariées. ». Si l’on défalque 246 prostituées « vraies » qu’on a raflées à l’occasion, cette coupe dans la population féminine renseigne cependant assez exactement - mais est-ce neuf? - sur la profession des présumées communardes : 37% des inculpées travaillent dans le vêtement et le textile, 8% dans la chaussure et les gants, 4% dans l’article de Paris ; 13% sont blanchisseuses ou repasseuses, 10% des journalières, 11% des domestiques ; 8% tiennent de petits commerces. Ce sont à peu près les proportions qu’on trouverait dans une population « normale ».

On sait assez mal ce qu’il en est à Paris des ménages populaires, et de la place qu’y tient la femme. Le groupe du Droit des Femmes s’était fait une image idéalisée de la femme ouvrière et plus généralement de la condition féminine dans le monde ouvrier. Elle est la bonne compagne qui partage tout de la vie. Tout dans le ménage populaire n’est que fraternité, solidarité, dévouement. « Encore une fois, que ceci serve d’exemple aux femmes qui demandent l’affranchissement de la femme.» (Léon Richer).Un assez bon témoignage est celui de Denis Poulot, dans Le Sublime , paru en 1870; ce répertoire des ouvriers buveurs, dont Zola s’est largement inspiré pour écrire L’Assommoir, noircissant d’ailleurs singulièrement le tableau, est riche de détails concrets.

La femme du peuple est vouée évidemment d’abord aux soins du ménage. Ménage fréquemment « irrégulier »: le concubinage est largement répandu dans les milieux populaires. L’ouvrier « s’acoquine » écrit D. Poulot. « Il donne facilement dans la blanchisseuse, la femme de chambre ou le tablier blanc (la bonne d’enfants) ». « Il y a aussi le collage, qui se pratique avec assez de facilité entre travailleur et travailleuses ; les enfants arrivent, la société de Saint-François-Régis, après bien des efforts, en les aidant, parvient à régulariser la position des innocents.». Un peu moins d’un tiers des naissances à Paris sont illégitimes ; on peut raisonnablement avancer qu’un gros tiers des ménages populaires sont irréguliers, ou davantage: 60% des femmes arrêtées en 1871 vivaient en concubinage, trois-quarts des célibataires, la presque totalité des veuves, un tiers au moins des femmes séparées légalement de leur mari. Cette forme d’union libre tient pour une large part à l’impossibilité du divorce. De surcroît la venue à la ville déstabilise. Beaucoup d’ouvriers migrants, mariés en province, nouent dans la capitale une autre union. Celle-ci qui peut être tout à fait stable ; généralement, semble-t-il, après une assez longue phase de « collage » incertain, intervient la mise en ménage, avec mariage ou non. La femme pourtant, et avec elle les enfants restent à la merci d’un abandon. Parfois l’ouvrier venu de province « un beau jour [...] lâche tout et se marie dans son pays. » C’est pourquoi la très catholique Société de Saint-François-Régis s’active depuis la fin de la Restauration à régulariser les unions populaires.

L’ouvrier parisien boit, moins que ne dit Poulot, et parfois aussi sa femme : « Les sublimes, un grand nombre du moins, ont déteint sur leurs femmes ; il y en a parmi elles qui boivent bien ». Les coups ne sont sûrement pas l’exception. La femme attrape vite un « poche œil », et Victorine Brochon rappelle que son mari, quoique de « tempérament doux », alcoolique, la battait. Mais les coups peuvent être aussi bien réciproques : toujours selon Poulot, trompée par son mari sur sa paie qu’il a bue au cabaret, « si elle pinçait son faignant, vlan, une limande sur la figure. ». « Elle tient le sac», bien que l’ouvrier la « carotte » fréquemment
Ménagère point nécessairement docile, la femme peut avoir « retourné » le code civil : façon XIXè siècle et en somme plus politique d’exprimer qu’elle « porte la culotte ». Il en va ainsi dans le ménage - illégitime, cela va de soi - du cordonnier Napoléon Gaillard, grand barricadier de la Commune. Il vit avec Augustine Clavelon, âgée de trente ans (il en a cinquante-cinq). « Ses idées révolutionnaires étaient admirablement servies, sinon surexcitées par sa concubine, femme exaltée qui avait un certain empire sur lui. »

Le travail de la femme n’est très souvent qu’un travail d’appoint. « Il y a beaucoup d’ouvriers [...] qui établissent leur femme crémière, épicière, marchande de vins, blanchisseuse. Beaucoup, presque tous réussissent. La paie du compagnon vivifie le commerce».[...] « Il y en a qui sont concierges ; la femme tient la loge » (D. Poulot). Le nombre des femmes au travail n’a pas, semble-t-il, augmenté sous l’Empire, proportionnellement. L’enquête de la Chambre de commerce de 1860 en dénombrait 170.000 ; celle de 1872 178.000, dans une industrie entendue au sens large. Deux tiers à peu près travaillent en atelier, un tiers « en chambre ». Plus complets, les recensements dénombrent environ 350.000 travailleuses, dont 80.000 domestiques, et sans compter 20.000 concierges, alors qu’il y a approximativement 700.000 femmes en âge de travailler. On n’en conclura pas au caractère limité du travail féminin : les recensements ne peuvent tenir qu’un compte imparfait du travail à domicile.

Comme, et plus encore que dans le cas du travail masculin se pose le problème de la sous-traitance des travaux par des entrepreneurs. Les grands magasins qui apparaissent sous l’Empire font travailler de plus en plus de couturières. Godillot, rue Rochechouart, fait travailler à la confection d’uniformes jusque pendant la Commune. Dans le métier du vêtement, les femmes sont soumises à la concurrence sévère du travail dans les couvents et les prisons. A travail analogue, leur salaire est toujours de moitié du salaire masculin.

« Nous sommes humaines, voilà tout »

Pendant le Siège, la femme du peuple est celle qui fait la queue pendant que son mari fait le service de la garde nationale, ou, aussi souvent, est au cabaret. Victorine Brochon a décrit sa grande misère en cet hiver glacial, en ces temps de rationnement mal organisé. La misère a continué sous la Commune: « Qui souffre le plus de la crise actuelle, de la cherté des vivres, de la cessation du travail ? - la femme ; et surtout la femme isolée dont ne s’occupe pas plus le régime nouveau que ne s’en occupèrent jamais les anciens » (André Léo, La Sociale, 8 5 1871). Des femmes ont été employées, au même titre que les hommes, dans les associations de tailleurs qui, pendant le siège, sous l’égide de la Chambre syndicale de la profession, travaillaient à l’habillement de la Garde nationale. Sophie Poirier avait organisé à Montmartre un atelier de couture et confection, avec participation aux bénéfices: il pouvait occuper une centaine de femmes.

Quelques femmes en vue s’étaient mêlées déjà de politique révolutionnaire à la fin de l’Empire: André Léo, Louise Michel avaient assisté aux funérailles solennelles faites par Paris républicain, le 12 janvier 1870, à Victor Noir, assassiné à la suite d’une querelle par le prince Pierre Bonaparte: la bonne Louise en fut extrêmement déçue, qui eût souhaité qu’on en profitât pour renverser l’Empire. Une vingtaine de femmes avait signé le manifeste de protestation de l’Internationale contre la guerre, début juillet 1870: obscures dont on ne sait le plus souvent que le nom. Avec la République, on voit de dessiner une activité féminine qu’on peut dire de caractère politique.

On ne retiendra que pour mémoire Félix Belly et les Amazones de 1870. Belly avait formé le projet de constituer dix bataillons de chacun huit compagnies de 150 guerrières. Cette réédition des « Vésuviennes » de 1848 - celles-ci pour une large part imaginaires - n’eut pas de lendemain. On doit noter pourtant qu’il s’agissait que les femmes puissent « mériter ainsi leur émancipation et leur égalité civile ».

« Nous n’avons pas de politique à faire, nous sommes humaines, voilà tout », déclare André Léo lors d’une conférence, le 13 novembre 1870. Se formèrent en effet pour l’essentiel pendant le siège des sociétés de secours et d’ambulancières, à l’exemple de ce que venaient de faire les femmes américaines pendant la guerre de Sécession. La Société de secours aux victimes de la Guerre est présidée par Mme Jules Simon ; y appartiennent les républicaines Mmes Paul Meurice, Goudchaux, et André Léo. La société a organisé cinq fourneaux économiques qui distribuent des repas aux enfants, installé un atelier de travail qui peut occuper six cents femmes qui confectionnent des vêtement pour les nécessiteux. Au mois si froid de décembre, elle procède à des distributions de bons de chauffage, de nourriture, de vêtements, de médicaments. Olympe Audouard et Maria Deraismes avaient organisé à leurs frais une ambulance. Ceci n’est pas charité « bourgeoise », mais philanthropie républicaine.

Le 8 septembre 1870 paraissait un appel « Aux femmes de Paris » signé de plusieurs citoyennes, dont Mmes Dereure, femme du futur membre de la Commune, Lebéhot, épouse d’un pharmacien blanquiste, Louise Michel, pour le XVIIIè arrondissement, Octavie Tardif, qu’on retrouvera, pour le XIIIè. Il n’était question encore que de soins aux blessés et d’aide aux indigents. Bonnes patriotes, des femmes manifestaient le 22 septembre pour réclamer le droit d’aller aux remparts relever les blessés, dont Adèle Esquiros, André Léo, Louise Michel, Blanche Lefèvre, modiste, qu’on retrouvera sous la Commune, Cécile Fanfernot, femme (ou fille) d’un vieux militant de 1848, peut-être apparentée à la Julie Fanfernot qui fut une héroïne de juillet 1830, Jeanne Alombert. L’appel et la manifestation ont été semble-t-il à l’origine de la formation du Comité de vigilance des femmes de Montmartre, constitué à l’imitation des comités de vigilance masculins d’arrondissement, filiales du Comité central des Vingt arrondissement. Il est vrai que ce comité fut unique en son genre. Animé par Louise Michel, il comptait en novembre dans ses rangs Adèle Esquiros, André Léo, Jeanne Alombert, Sophie Poirier. L’activité féminine était importante encore dans le XVIIè, autour d’André Léo, depuis que début novembre Benoît Malon avait été élu maire-adjoint de l’arrondissement, chargé spécialement de la gestion de l’assistance. Une veuve Fernandez dirigeait les activités de bienfaisance de la « Solidarité des Batignolles ». Là s’était reconstituée, avec Malon et Varlin, la plus importante alors des sections de l’Internationale, dont André Léo paraît avoir été membre. Pourtant le programme du journal de la section La République des Travailleurs, paru dans le numéro du 8 janvier 1871, ne comportait qu’une brève phrase, qui est probablement d’elle : « Il est temps d’appeler à la démocratie la femme, dont on a fait l’adversaire par une exclusion insensée ». Des femmes des Batignolles et de Montmartre, avec Louise Michel, ont participé à l’ultime émeute du siège devant l’Hôtel de Ville, le 22 janvier 1871.

Notons quelques manifestations encore de libres penseuses, qu’on connaît par de rares allusions : le 21 septembre, manifestation au pied de la statue de Strasbourg - qui venait d’être prise par les Prussiens - des « citoyennes de la Libre pensée et des citoyennes des remparts ». Une cinquantaine de femmes, « toutes libres penseuses », assistaient début mars 1871 à l’enterrement civil de Léon Bousquet, l’une des victimes du 22 janvier.

Jules Allix et le Comité de la rue d’Arras

Il y eut une organisation de vaste envergure, le Comité des femmes dit de la rue d’Arras, dont l’inspirateur et créateur était le futur membre de la Commune Jules Allix. S’il est vrai qu’il était un rien illuminé, il était aussi un éducateur républicain-socialiste et un partisan vigoureux de la cause des femmes. Dans la première quinzaine d’octobre, son comité se réclamait de 160 comités de quartiers actifs et de 1.800 adhérentes. L’affirmation n’est pas vérifiable : on possède seulement la liste des vingt déléguées d’arrondissement. Anna Korvin-Kroukovskaia, vingt-neuf ans, en était. Jeune aristocrate russe émigrée, très liée à André Léo, elle était du petit « réseau » qu’on a décrit plus haut. Populiste - au sens russe du terme -, elle était « allée au peuple », s’était fait ouvrière typographe en Suisse, où elle avait adhéré à la section russe de l’Internationale, puis en France . Elle venait d’épouser Victor Jaclard, et par lui elle était liée également aux milieux blanquistes, influents au nord de Paris. Le siège du Comité était chez l’institutrice Geneviève Vivien, 14 rue du Cloître Notre-Dame ; il avait permanence 8 rue des Ecoles, à l’Ambulance Monge qu’il avait organisée. On sait encore qu’il tint en novembre des assemblées « générales et publiques, tous les jeudis, rue du Grenier-sur-L’Eau, à l’école des filles près de la mairie du IVe arrondissement. »

Le projet d’Allix était vaste. Il visait à la réalisation de la « solidarité sociale » au sein d’une « Commune sociale » de Paris, « non communiste, non révolutionnaire, la commune socialiste par la liberté », d’inspiration plutôt fouriériste. On créerait des ateliers communaux, on allait constituer un comité d’éducation. Allix en avait autrefois, dès 1869 défendu le projet aux réunions des Folies-Belleville: « Le progrès ne peut être réalisé d’une manière complète que par la commune sociale, laquelle devra être basée sur la liberté et donne à l’homme, à la femme et à l’enfant la satisfaction complète de tous leurs besoins en assurant le plein exercice de leurs droits. »

La Commune instituée s’est-elle vraiment préoccupée du sort des femmes ? Elle a fait pour elles au vrai peu de choses. On insiste sur l’importance décret du 10 avril qui accorde une pension de 600 francs à la femme, légitime ou non, de tout garde national tué au combat, et une de 365 francs aux enfants, reconnus ou non ; leur éducation se fera aux frais de la Commune. « Reconnus ou non, légitimes ou non, par ces six mots, dira plus tard Arthur Arnould, la Commune fit plus pour l’affranchissement de la femme, pour sa dignité, qu’aucun de moralistes et des législateurs du passé [...]. Elle tranchait ainsi radicalement une question de morale et jetait le jalon d’une modification profonde de la constitution actuelle de la famille. » L’historienne Édith Thomas y voit à son tour « l’une des mesures les plus révolutionnaires (du) règne éphémère » de la Commune. C’est probablement beaucoup dire, mais il est vrai que la mesure - eut-on le temps de l’appliquer ? - fut fort appréciée des « communardes ». Se trouvait posé, sinon résolu, le problème du statut des enfants réputés illégitimes (ils ne l’étaient pas tous, et de loin, au yeux populaires) déjà longuement débattu dans les réunions publiques de l’Empire.

L’Union des Femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés

On attachera une attention particulière à l’Union des femmes, constituée le 11 avril par « un groupe de citoyennes » dont la très jeune émigrée russe Élisabeth Dmitrieff, vingt et un ans, et Nathalie Lemel. Le titre en était apparemment anodin : « Union des Femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés ». Et l’on pourrait arguer que son rôle n’eut rien de très neuf : il avait été largement préparé par les activités féminines lors du siège et l’Union pourrait bien n’être en somme qu’un essaimage « de gauche » du comité de la rue d’Arras. A l’ampleur peut-être, ou aux « principes » près; encore est-ce discutable puisque l’Union n’eut le temps de rien accomplir.

L’Union publiait le 11 avril un manifeste, et quelques jours après une adresse à la commission exécutive. Le 8 mai, elle désignait un comité central de sept membres, lançait un second manifeste, celui-ci de combat. La vie de l’organisation sera brève - six semaines au plus, mais son activité fut intense; des réunions se tenaient quotidiennement, dans tous les arrondissements successivement. Le comité central s’établit à la mairie du Xè arrondissement au début de mai: Élisabeth Dmitrieff - dont on sait à la vérité peu de choses - en était la secrétaire. Manifestes et adresse à la Commission exécutive sont des textes de « travailleuses et de citoyennes » - les membres de l’Union se proclamaient « citoyennes patriotes ». Elles avaient pris pour devise celle même de l’Internationale : « Pas de devoirs sans droits, pas de droits sans devoirs. » Leur but : « Nous voulons le travail, mais pour en garder le produit. Plus d’exploiteurs, plus de maîtres. Le travail et le bien-être pour tous. Le gouvernement du peuple par lui-même. » On voit bien le sens fort que ces femmes donnent à la Commune, « représentante du grand principe, proclamant l’anéantissement de tout privilège, de toute inégalité, - (qui) par là même est engagée à tenir compte des justes réclamations de la population entière sans distinction de sexe - distinction créée et maintenue par le besoin de l’antagonisme sur lequel reposent les privilèges des classes gouvernantes [...]. Le triomphe de la lutte actuelle - ayant pour but la suppression des abus, et dans un avenir prochain la rénovation sociale tout entière assurant le règne du travail et de la justice, a par conséquent le même intérêt pour les citoyennes que pour les citoyens. » Texte fort ; on n’en trouve peu d’aussi radicaux parmi les innombrables proclamations masculines. Les femmes entendent « travailler en commun au triomphe de la cause du peuple », « combattre et vaincre ou mourir pour la défense de nos droits communs », et dans un immédiat prosaïque d’obtenir un bureau dans chaque mairie d’arrondissement pour « une organisation sérieuse de cet élément révolutionnaire en une force capable de donner un soutien effectif et vigoureux à la Commune de Paris», ainsi que d’« un grand local pour y organiser des réunions publiques. » Le but est une « rénovation sociale » générale. D’un autre côté, aucune revendication ici encore n’est formulée touchant les droits des femmes au sens propre, et notamment le droit de vote, qu’on aurait pu attendre.

L’émancipation des travailleuses

La grande question dans l’esprit de ces citoyennes du peuple, n’est alors pas là. Au départ, il n’avait paru s’agir, comme lors du siège, que de formation d’ambulances, et de visiter les malades et blessés dans les combats. Mais on en vint très vite à un problème autrement sérieux, celui de l’organisation du travail féminin. Élisabeth Dmitrieff mettait à juste raison la Commune en garde: « En présence des événements actuels, la misère croissant en proportion effrayante, [...] il est à craindre que l’élément féminin de la population parisienne, momentanément révolutionnaire, va retourner, grâce aux privations continues, à l’état passif plus ou moins réactionnaire que l’ordre social du passé lui avait créé - retour funeste et dangereux pour les intérêts révolutionnaires et internationaux des peuples, et par conséquent pour la Commune. » La république « des avocats et des capitulards » avait déjà organisé le travail des femmes pendant le siège : 32.000 femmes auraient reçu du travail pour la confection d’uniformes de la garde nationale. On pouvait lui reprocher les longues queues que devaient faire les ouvrières pour obtenir ou rapporter leur travail, et, depuis l’armistice, toute activité était interrompue. Il fallait de toute façon faire mieux que le gouvernement « bourgeois ».
Le 6 mai, Frankel, délégué à la Commission du Travail, amoureux déçu de Dmitrieff, si bien qu’il exagérera plus tard volontiers son rôle, avait publié un long rapport: « Le travail de la femme étant le plus exploité, sa réorganisation immédiate est donc de toute urgence. » A partir du 10 mai, le comité de l’Union élabore un projet minutieux d’« associations productives libres » dans le cadre de l’organisation générale du travail prévue par la Commission du Travail. La Commission d’enquête et d’organisation formée par celle-ci compte des « délégués des corporations ouvrières des deux sexes » : deux femmes y appartiennent à partir du 15 mai : Aline Jacquier et Nathalie Lemel, deux brocheuses, déléguées par la corporation des relieurs, seule représentée encore. L’Union participe, en vertu du décret de la Commune du 16 avril de réquisition des ateliers abandonnés, au recensement de ceux-ci. Cette tâche achevée, on ferait choix d’un ou de plusieurs locaux pour la distribution et la réception des marchandises confectionnées. Des comités d’arrondissement de onze membres (théoriquement) étaient formés, auxquels succéderaient dans l’avenir des chambres syndicales féminines. On organisait principalement les métiers du vêtement, et pour commencer la confection des uniformes de la garde nationale. On visait en réalité beaucoup plus large, à une réorganisation générale. « La lingerie grosse et fine est d’une importance considérable comme commerce à Paris ; supprimant les couvents et l’entreprise des prisons, il sera possible d’en augmenter les salaires. La consommation de Paris alimentera les magasins. Peu de citoyens et de citoyennes ne voudront aider à supprimer les intermédiaires et leurs exploiteurs. L’exportation viendra aussi demander à la fédération ses produits, car la province et l’étranger sont privés depuis longtemps des articles de Paris. [...] Bien que les plumes et fleurs soient articles de luxe, il est important de préparer un bel avenir pour cette industrie. [...] D’autres industries exploitées spécialement par des femmes demandent à être organisées, l’étude sen fera au fur et à mesure que les ressources le permettront. »

Les buts étaient évidemment les mêmes que dans le cas de la « socialisation » du travail masculin alors projetée.« Réorganisation du travail tendant à assurer le produit au producteur [...] en soustrayant le travail au joug du capital exploiteur »; assurer « aux travailleurs la direction de leurs propres affaires » , la « diminution des heures de travail », « l’anéantissement de toute concurrence entre travailleurs des deux sexes, leurs intérêts étant absolument identiques. » L’organisation devait comprendre un atelier de coupe central, un magasin général de vente. Deux déléguées seraient désignées pour le choix des modèles ; une commission de caissières comptables serait chargée d’établir les prix de revient et le tarif des ouvrières, après entente préalable avec l’Intendance et avec la Chambre syndicale des ouvriers tailleurs. Il ne s’agissait pas d’une « étatisation » du travail. « Il devra entrer dans ce prix la comparaison de ceux des magasins les plus connus de Paris afin que la concurrence ne puisse nuire aux associations. » Les travaux à réaliser seraient répartis entre les arrondissements, avec des magasins de distribution et de réception « afin que le salaire ne soit pas diminué par une perte de temps considérable ». Il y aurait « répartition égale du salaire pour un nombre égal d’heures de travail » [...] « Le travail sera livré à domicile à celles qui pour raisons sérieuses ne pourraient faire partie d’un atelier [...]. La distribution du travail à domicile se fait tous les deux jours et dans la stricte proportion de 8 heures par jour [...] Le travail d’atelier se fera à la journée et aux pièces ». Une association productrice fonctionnerait par arrondissement. « La direction de chaque association est assurée par une commission librement élue par les sociétaires. » [...] « Chaque association conserve son autonomie pour ses règlements intérieurs conformes aux principes généraux de l’Union. » Les membres devaient adhérer à l’Internationale. Puis « les associations, par l’entremise du comité central, se mettront en rapport avec les associations de même genre de la France et de l’étranger pour faciliter l’exportation et l’échange des produits ; à cet effet seront employées des placeuses et des commis-voyageuses ». Dans un avenir évidemment indéterminé, le projet s’élargirait : « Les associations se fédèrent entre elles par corporation et forment des sections de métiers ; elles sont tenues de se réunir hebdomadairement en assemblée générale de toutes les sections de l’arrondissement. » L’ensemble des associations productives parisiennes, puis provinciales constituerait une « fédération locale et internationale des sections de métiers pour faciliter l’échange des produits en centralisant les intérêts internationaux des producteurs ».

Jusqu’où allèrent les réalisations dans la courte période où vécut l’Union ? On commençait d’installer une commission chargée de l’organisation du « travail libre » des femmes au Palais de l’Industrie: elle effectuerait les achats de matières premières, fixerait les prix, la répartition des bénéfices, assurerait la distribution du travail dans les vingt mairies. Un magasin central était ouvert le 21 mai 31 rue des Francs-Bourgeois, sous la direction de la déléguée Mathilde Picot, rémunérée à raison de deux francs par jour « à titre d’expert pour les étoffes et fournitures y entrant ». Depuis le 15 mai, l’Union effectuait un recensement des femmes sans travail dans les Xè et XIè arrondissements. Quelques ateliers féminins reçurent, modestement, des commandes de sacs de sable à coudre pour les barricades. Il était tard. La 24è et dernière réunion des citoyennes patriotes de l’Union se tint le 24 mai à l’école de garçons, rue de la Bienfaisance; sans doute étant donné les circonstances, il était précisé que « les citoyens sont admis.»

Et quelle fut l’importance réelle du mouvement ? L’historien anglais E. Schulkind a pu repérer un peu plus de 300 femmes ayant appartenu à l’Union ; une trentaine seulement peut être identifiée et leurs dossiers sont trop souvent minces de contenu. Peu de « militantes » avaient été systématiquement recherchées par la justice versaillaise qui, victime de ses propres stéréotypes, était en quête de pétroleuses et de criminelles. La plupart des membres de l’Union sont, cela va de soi, des ouvrières du vêtement : couturières, lingères, mécaniciennes (couturières sur machine à coudre, rares encore à Paris), piqueuses de bottines... La blanchisseuse Alice Bontemps est déléguée pour le XVIIIè, Aline Jacquier pour le XVIIè, Blanche Lefebvre, modiste, pour le Xè. Six femmes déléguées d’arrondissement au moins venaient du comité de la rue d’Arras, dont Marie Leloup, du XIè, Octavie Vataire, lingère, du VIIè ; Mathilde Picot, du VIIIè. Une détenue témoignera qu’elle a entendu Mme Hardouin, institutrice, parler à une assemblée de l’Union : « Elle traita la question du travail par l’échange et celle de l’éducation des enfants. Elle dit en outre, qu’il ne fallait pas se servir des prêtres pour élever les enfants attendu qu’il n’étaient bons qu’à fausser les idées et le caractère de ceux qui les approchaient.» On notera que l’Union n’obtint pas l’adhésion de toutes les femmes « républicaines-socialistes », pour des raisons qui ne sont pas vraiment claires. André Léo, qui s’occupait du journal La Sociale auquel elle donna quelques articles socialisants, paraît n’y avoir fait qu’un court séjour, et réticent. Anna Jaclard n’en était pas, quoique militant activement dans le XVIIè aux côtés d’André Léo. Louise Michel, on le sait, préférait combattre aux côtés de ses camarades masculins.

Quelques obscures

Il y eut également une foule de petits groupes de quartiers, qu’on connaît par les quelques traces qu’ils laissent çà ou là, appels dans la presse, notes allusives dans les dossiers des conseils de guerre. Des comités s’étaient formés pour recueillir les offrandes destinées aux gardes nationaux blessés, à leurs veuves et leurs orphelins. Vers la mi-avril, une « Société de solidarité des Dames du VIe arrondissement », probablement peu prolétaire celle-ci, organisait « l’aide à leurs frères blessés et malheureux »; une Société de l’Union des Travailleuses était formée dans le Xe arrondissement. On ne sait presque rien de l’activité locale de bien des militantes obscures. Elles sont en général femmes de militants masculins. La citoyenne Marie Bertin avait organisé pendant le siège un conseil de famille pour recueillir et distribuer les secours de la mairie, créé en novembre un club républicain des citoyennes du XIVè, rue de la Maison Dieu; le 14 décembre 1870 : la femme Page y rendit compte de l’organisation d’un « comité de femmes pour aller quêter chez les riches ». Une association d’ouvrières de la confection fonctionnait dans l’arrondissement. Sous la Commune, ces obscures se montrent plus actives encore. Octavie Tardif, « tailleuse », femme d’un membre de l’Internationale dont elle est membre elle-même, qui avait été secrétaire en 1870 d’une commission de citoyennes pour l’instruction laïque et d’un groupe de libres penseuses, est en avril 1871 secrétaire du Comité des Républicaines du XIIIè. Déléguée aux écritures, elle rédige une protestation contre la médiocre organisation du travail dans l’arrondissement, signée de neuf autres femmes, la veuve du général Duval, Julie Beauchery, épouse du secrétaire de la section locale de l’Internationale, les citoyennes Pouillet, Chantereine... Elles disaient vouloir « travailler sous la haute direction de vos généreuses aspirations à l’affranchissement des Travailleurs et à la régénération des citoyennes, car pour nous la question du Progrès et de l’Immobilisme de notre sexe est attaché (sic) à votre concour (sic) ». Dans la famille Piganiol, qui habite le Vè, toutes les femmes étaient des politiques acharnées: la grand-mère, soixante-douze ans, qu’on accuse d’avoir dit qu’il fallait « jeter dans la merde les membres de l’Assemblée nationale », la mère, quarante-deux ans, ouvrière casquetière, « terreur de la maison », 84 rue d’Enfer : « Tous les jours elle se mettait à la fenêtre pour lire le Cri du Peuple à haute voix, appuyant sur les passages les plus violents [...]. Elle disait qu’il fallait pendre les curés et les bonnes sœurs, brûler les couvents, [...] qu’on se bat pour l’égalité, qu’il n’y aura plus de riches, plus de propriétaires ; il y a 40 ans qu’on y travaille »; la petite-fille, dix-neuf ans, « assistait sa mère dans la lecture du Cri du Peuple ».

Toujours l’éducation des filles

L’œuvre à l’enseignement de la Commune fut, on le rappellera encore ici, avant tout œuvre laïque. Il n’y a pas réellement de problème de scolarisation à Paris ; à peu près toutes les filles comme les garçons de sept à treize ans vont à l’école. Il y a eu progrès récent de l’enseignement féminin à Paris, moindre en province, où les filles reçoivent une éducation encore largement cléricale. Le vrai problème, pour les révolutionnaires de 1871, est celui de la laïcité, et l’enseignement des filles est encore pour une large part aux mains des congréganistes : soit, vers 1870, près des deux tiers des filles scolarisées dans les écoles publiques ; les écoles alors dites « libres » - on se gardera de la confusion - où le personnel enseignant n’est pas astreint au serment d’obéissance à l’Empire, sont généralement laïques. Vaillant, délégué à l’enseignement, mobilisa pour les tâches de réorganisation et surtout de laïcisation les institutrices républicaines. Marguerite Tinayre était inspectrice des écoles de filles du XIIè arrondissement; Hortense Urbain, sœur du membre de la Commune, réformait l’enseignement dans le VIIè. Vaillant constitua une commission pour organiser et surveiller l’éducation dans les écoles de filles, qui comptait André Léo, Anna Jaclard, Mmes Reclus, Sapia (Journal officiel, 22 mai).

Les réformes réelles ont été réalisées ponctuellement, au niveau des arrondissements, au gré des commissions municipales. Dans le VIIè arrondissement où subsiste localement l’ancien comité de la rue d’Arras, Allix s’occupe activement de l’enseignement Il ouvre une « école nouvelle » des filles, 14 rue de la Bienfaisance, dont la direction est confiée le 8 mai à l’institutrice Geneviève Vivien, la secrétaire du comité. En outre, le local affecté à La Commune Sociale, 24 rue Monceau, « sera organisé en atelier de travail pour les femmes en même temps qu’une école asile pour les orphelines et les jeunes personnes sans travail. Cet atelier est déjà organisé. »

Apparaît le 26 mars une Société dite de l’Éducation nouvelle, qui nomme ses délégués au cours d’une réunion à l’école Turgot : aux côtés de deux hommes, Rama, instituteur révoqué par l’Empire, et Manier, Maria Verdure, Henriette Garoste, Louise Laffitte. Les deux dernières méritent qu’on retienne leurs noms : on les retrouvera dans les organisations féminines après la Commune - La société tenait réunion tous les dimanches et jeudis à l’école Turgot ; elle y convoquait le 6 avril « les instituteurs, institutrices, professeurs, ainsi que les parents ». Elle proposa à la Commune une refonte générale des programmes, l’utilisation de méthodes pédagogiques neuves, analogues à celles proposées déjà par la Revendication des Droits de la Femme.(Journal Officiel, 26 4 1871). Le 23 avril, Comité des femmes de la Commune Sociale de Paris et société l’Éducation nouvelle ont de concert une réunion pour « une communication sur prévoyance sociale et éducation ».

Fonctionne encore sous la Commune une Société des Amis de l’Enseignement, qu’anime Maria Verdure, du XIe arrondissement. Celle-ci projette de mettre enfin sur pied un enseignement professionnel gratuit, préparant à la vie active. Mme Manière est institutrice-directrice d’un « atelier école » 38 rue de Turenne, qu’elle a ouvert début avril « pour un enseignement professionnel sérieux », avec un personnel qu’« on formerait par voie d’élection parmi des groupes d’ouvrières, puis des groupes d’institutrices ou femmes suffisamment instruites, ayant plus d’aptitude aux travaux intellectuels qu’aux travaux matériels. » C’est se situer exactement dans la continuité de l’œuvre majeure évoquée plus haut d’Élisa Lemonnier. Et l’école spéciale de dessin de la rue Dupuytren, rouverte - gratuitement cette fois - le 12 mai 1871 comme école « d’art industriel » pour jeunes filles est un établissement déjà existant qu’avait dirigé Rosa Bonheur.

Des femmes prennent la parole et les armes

Tout ceci est beaucoup, et d’un autre côté singulièrement peu. On ne voit jamais, on l’a dit, les femmes de 1871 réclamer leurs droits politiques, que de toute façon les hommes leur auraient probablement refusés. Aucune ne fait partie d’un de comités qui géraient les arrondissements et le comité féminin de vigilance de Montmartre n’était qu’un petit cercle de discussion. Elles prirent pourtant fermement la parole dans les clubs, qui, à partir de la fin du mois d’avril s’étaient installés dans les églises - on avait procédé simplement à l’ablation du mot saint. Nous savons ce qui s’y passait par des descriptions versaillaises malveillantes, mais qui ne peuvent être totalement inexactes ; elles sont confirmées par les bribes de procès-verbaux qui ont été conservés, et par le témoignage ici encore de Zola, qui a assistée à des réunions. Un brin amusé, il a quelque difficulté à mettre au féminin le mot «orateur » - le néologisme« oratrice », est en effet récent, né semble-t-il sous la plume d’André Léo rendant compte des réunions publiques dans L’Opinion nationale.

« Chaque club a ses «oratrices». Un club où une femme ne parlerait pas ressemblerait à une comédie où tous les rôles seraient confiés à des hommes. Rien de plus fastidieux. Il faut toujours qu’une jupe ou deux vienne égayer l’auditoire. Aussi je soupçonne les organisateurs de clubs de ménager toujours, à un moment donné, l’apparition du sexe enchanteur, comme les dramaturges ménagent les ballets. J’ai vu deux ou trois de ces «oratrices». Elles sont, pour la plupart, jeunes et jolies. Elles lisent d’habitude leur bout de discours, mais avec cet aplomb des femmes qui se savent plus regardées encore qu’écoutées. Elles n’ont, d’ailleurs, que changé de catéchisme, elles croient à la République avec la même ferveur dévote, le même aveuglement mystique qu’elles mettaient à croire au bon Dieu, quand elles étaient petites. »

Les femmes n’ont pas manqué là encore de se heurter la mauvaise volonté masculine: le communard n’est pas meilleur que les autres. Au départ, dans plusieurs clubs, elles se voyaient refuser le droit de vote : à (Saint) Nicolas-des-Champs, « elles pouvaient assister aux séances mais il leur était interdit de prendre part aux délibérations » ; elles devaient être munies d’une carte d’identité. Sur leurs vigoureuses protestations, on revint sur la mesure. Dans certains clubs, on n’approuvait pas que les femmes aillent au combat ; il y avait mieux à faire, disaient les hommes, dans les hôpitaux. La plupart des clubs devinrent donc mixtes, à (Saint) Jacques-du-Haut-Pas, à (Saint) Séverin. A (Saint) Sulpice, l’assemblée « est généralement constituée par une majorité des femmes ». A (Saint) Germain-l’Auxerrois se tient un « club mixte des libres penseurs »: on y prit le 9 mai une résolution en faveur du divorce, question qu’eut à peine le temps d’effleurer la Commune. Il y avait plusieurs clubs spécifiquement féminins : celui de La Délivrance, en l’église de la Trinité, le club des « femmes patriotes » à l’église Lambert de Vaugirard, celui de Notre-Dame de la Croix à Belleville. Le Club des femmes de la Boule noire, rue des Acacias, avait été organisé par le comité de vigilance des citoyennes du XVIIIè. La présidente en était Sophie Poirier, la vice-présidente Béatrix Excoffon, dite « la Républicaine », sans profession connue: elle n’avait que vingt ans. Même le bourgeois quartier de Passy avait son Club des citoyennes.

Les grandes militantes, apparemment occupées à d’autres tâches, intervinrent peu dans ces assemblées populaires. André Léo parut une fois à Saint-Michel des Batignolles. Nathalie Lemel vint dans les derniers jours au club de la Trinité pour appeler aux barricades. « Toutes au combat ! Toutes au devoir ! »Mais quelques-unes des « oratrices » populaires sont célèbres, particulièrement présentes ou particulièrement bavardes : la citoyenne veuve Thyou, du Club des Prolétaires à (Saint) Ambroise, qui ne tolérait pas l’usage des termes « Messieurs et Dames » qu’elle avait entendu bourgeoisement employer place de la Concorde; au Club de la Révolution la femme Lefèvre, dite la Blanchisseuse, du lavoir Sainte-Marie rue Legendre, (qui n’est pas la modiste Blanche Lefebvre, organisatrice de l’Union des Femme). Une femme André, blanchisseuse elle aussi, était secrétaire du Club Ambroise, où « règne par la parole » la « Matelassière.»

L’anticléricalisme déchristianisateur des militantes se révèle plus virulent encore, s’il est possible, que celui des hommes. A (Saint) Michel des Batignolles, le thème de discussion était : « La femme par l’église et par la révolution » - c’est probablement là que Mme Hardouin avait développé les propos qu’on a cités plus haut. La Matelassière aurait proposé le 15 mai « qu’on fusille dans les 24 heures tous les gens d’église, depuis le donneur d’eau bénite jusqu’au curé ». « Son sujet favori était l’assassinat des prêtres ». [...] « Il ne faut pas arrêter les prêtres, il faut les déclarer hors la loi, afin que chaque citoyen puisse les tuer comme on tue un chien enragé. » Elle discourait contre le mariage et pour l’union libre, « ayant une fille de seize ans qu’elle se refusait à marier ». A Nicolas-des-Champs, une obscure, le 20 mai, proposa pour la défense de Paris de remplacer les sacs à terre par les cadavres des soixante mille prêtres et des soixante mille religieuses qu’elle se chargeait de trouver dans Paris. Le 26 avril au Club des femmes patriotes, à Lambert de Vaugirard, dépendant de l’Union des Femmes, « une citoyenne traita la sainte Vierge de catin et affirma que toutes les communautés de femmes étaient des repaires de prostitution. »A (Saint) Christophe de La Villette, une vieille, la petite Augustine, discourait vaillamment: « Il n’y a plus de religion, ni prières, ni Dieu. Donc chantons la Marseillaise et le Çà ira. Ce sont les cantiques des bons bougres ».

Citoyennes révolutionnaires ?

La femme révolutionnaire de 1871 entend tout partager avec l’homme. Des femmes furent cantinières de bataillon, ambulancières, et enfin combattantes. Combattantes donc « citoyennes ». Citoyenne, le mot est de grande force en 1871 : il faut prendre ici la notion de citoyenneté en un sens vaste, différent de l’acception purement, étroitement politique. Il s’agissait de participer à l’œuvre de « régénération », et s’il le fallait, combattre pour elle. Le programme de l’Union des femmes le prévoyait : « C’est à nous que, par une virile énergie, il appartient de prêter un appui moral à ces hommes qui défendent pied à pied, au prix de leur sang, le sol de notre chère patrie. » [...] « Nous voulons la République européenne ! Avec la République universelle, tous les peuples sont frères, ils se donnent la main... Vous, mères, qui arrosez chaque jour de vos sueurs le pain de vos enfants, il vous sera réservé une vieillesse heureuse au milieu de vos petits-fils. Et nos fils diront : nos mères nous ont conquis la liberté. ». Victorine Brochon, femme d’un cordonnier, simplement républicaine, était ambulancière aux Turcos de la Commune et, toute à son bataillon,, ne voulut jamais avoir aucun contact avec les organisations féminines. Le 14 mai, une centaine de femmes vinrent demander des armes à la Commune. La citoyenne Reidenreth du club (Saint)-Lambert avait proposé de constituer un bataillon de « Carabinières de la Mort » qui ne vit pas le jour. Mais il y eut un bataillon de femmes, la » Légion des fédérées » du XIIè arrondissement, organisé par le Comité des Républicaines de l’arrondissement. Le bataillon avait formé dans la première quinzaine de mai. Adélaïde Valentin, dont on sait seulement qu’elle était « ouvrière » et l’une des fondatrices de l’Union des Femmes, en était colonelle, Louise Neckbecker, faiseuse de lacets, capitaine, Catherine Rogissart, couturière, porte-drapeau. Toutes trois appartenaient au Club Éloi où Adélaïde Valentin aurait tenu des propos d’une « rare énergie »: « J’engage toutes les femmes à dénoncer leurs maris et à leur faire prendre les armes. S’ils refusent, fusillez-les. ». Le 20 mai, elle invitait « toutes les citoyennes à se rendre utiles à la cause que nous défendons aujourd’hui ; elle dit de garder les postes dans Paris tandis que les hommes iront au combat. » Catherine Rogissart, « quoique sans instruction, avait la parole des plus facile et elle en abusait pour causer politique. » Elle avait fait arrêter deux réfractaires.»; le rôle du bataillon féminin était en effet la recherche des « francs-fileurs » , et il vaudra à ces combattantes de sévères condamnations. Pendant la Semaine sanglante des femmes - quelques femmes, dont Nathalie Lemel - participèrent à la défense des barricades de la place Blanche et de la place Pigalle, plus en ambulancières qu’en combattantes; on les vit également, et probablement plus nombreuses place du Panthéon, où se battaient « les femmes fédérées qui siégeaient à l’École de Droit ». Blanche Lefebvre, la modiste, s’est fait tuer sur une barricade à Montmartre.

Combattantes dont le rôle militaire ne doit bien entendu pas être surestimé. Mais il est fortement symbolique. Les femmes se considèrent comme citoyennes dans la fraternité patriotique (E. Schulkind propose - imprudemment ? - « sororité », sorority) avec les hommes. Est-ce là la vision révolutionnaire de la citoyenneté ? Priorité est donnée au problème - urgent, majeur - , du travail, et, par la force des choses, bientôt au combat. On l’a lu plus haut sous une plume d’obscure ; la « régénération des citoyennes » est indissolublement liée à l’« émancipation des Travailleurs ». On a cité plus haut la définition de la bonne citoyenne que donnait La Cloche à propos d’Alexandrine Ranvier. Pour le Père Duchêne , de même, « Une bonne citoyenne qui est instruite, qui sait son affaire et qui ne se laisse pas mener par le bout du nez par les jean-foutres de calotins - une vraie citoyenne en un mot, est une bonne mère de famille. » On n’est pas si loin des conceptions des militantes « lettrées » de l’Empire. Le problème des droits politiques était-il reporté à plus tard ? On ne voit tout de même qu’André Léo qui l’ait vraiment posé, et sans véritable écho.

Lendemains ?

L’aventure de 1871 ne fut-elle qu’une brève échappée belle ? La Commune, dit E. Schulkind, fut le premier gouvernement révolutionnaire qui ait donné des responsabilités réelles aux femmes. C’est peut-être à souligner, mais ce ne pouvait être que sans grandes conséquences. La Commune n’a pas été « la Révolution sans la femme »; on peut douter qu’elle ait vraiment marqué « l’entrée des femmes dans la vie politique ».

On aperçoit en revanche une continuité certaine, par et à travers 1871. La Commune a tenté de résoudre plusieurs des problèmes soulevés dès la fin de l’Empire. Aussitôt après l’insurrection reparaît le journal Le Droit des femmes sous le nouveau titre L’Avenir des Femmes, avec à peu près les mêmes collaboratrices. A une exception : André Léo en exil venait de justifier la Commune dans un discours passionné au Congrès de la Paix de 1871 à Genève; elle est désavouée par ses anciennes compagnes du Droit des Femmes : Amélie Bosquet exigea qu’on interdise sa collaboration au journal. Dès juin 1872, à l’occasion d’un banquet pour lequel ses animatrices demandent le patronage de Victor Hugo, on voit réapparaître une Société pour l’amélioration du sort des femmes, avec Maria Deraismes, Hubertine Auclert, Jeanne et Léon Richer, Henriette Garoste, Louise Laffitte, Julie Thomas - les trois dernières ont appartenu au Comité de la rue d’Arras et à la société l’Éducation nouvelle. On sait le destin de la nouvelle venue, Hubertine Auclert. Madame Hardouin et la citoyenne Manière, institutrices, seront présentes au Congrès ouvrier de 1876, qui a mis en débat les deux grands problèmes que posait déjà 1871, le travail des femmes et l’éducation. Mme Manière y déclare encore : « Nous voulons remplacer la charité par la fraternité »; la question reste formulée dans les mêmes termes, tandis que les hommes se montrent toujours autant « masculinistes »: « la place naturelle de la femme est au foyer domestique ». En 1870-1871, l’égalité était bien « en marche », comme on a dit, par des voies encore comme détournées, indirectes, ici datées, situées, et nécessaires. Les temps sont venus pour une nouvelle génération : la République acquise, lentement affermie, le combat des femmes va prendre d’autres formes.

Sources

Femmes et mouvement féminin laissent, sauf exception, peu de traces dans les archives au XIXè siècle, et il n’est pas facile de rompre ce silence significatif. Les dossiers des insurgés de 1871 jugés en Conseils de Guerre sont conservés aux Archives historiques de l’armée (SHAT) à Vincennes; une centaine seulement concernent des femmes ayant joué un rôle réel dans l’insurrection. L’Internationaal Instituut voor Sociale Geschiedenis, à Amsterdam, possède les papiers patiemment rassemblés à la fin du XIXè siècle par Lucien Descaves, et tout particulièrement ceux qui concernent les. relations entre Benoît Malon et André Léo, dont Descaves projetait d’écrire deux « biographies jumelles » (manuscrit largement inachevé), ainsi que de nombreux textes de Louise Michel.

On doit pour l’essentiel s’en tenir aux sources imprimées.

Travaux

On doit pour l’essentiel s’en tenir aux sources imprimées.

Travaux

La première Internationale à Paris 1871 Documents

DOCUMENTS
LE XVIle ARRONDISSEMENT ET LA SECTION DES BATIGNOLLES PENDANT LE SIEGE ET LA COMMUNE

A dire vrai, les documents proposés et reproduits ici pourraient sans inconvénient se passer de commentaire: ils ne sont là que pour illustrer l'étude qui précède, permettre d'en vérifier, sur pièces, la (relative) exactitude, s’agissant d’une section- celle des Batignolles pour laquelle - on possède des renseignements assez substantiels
La section des Batignolles, elle aussi, a rédigé en septembre son manifeste au peuple allemand. Elle a eu brièvement un journal, La République des Travailleurs, bâti sur un programme précis, qui reflète en large part celui de l'A .I.T. parisienne, et plusieurs correspondants lui ont dit leur sentiment à ce sujet. B. Malon est un des rares élus internationaux du 8 février 1871 : il a reçu de ce fait une abondante correspondance, qui peut contribuer à éclairer ou bien sur ce qu'était la situation, ou bien sur ce qu'en pensaient ses amis. La section a tenu pratiquement en ses mains toute une municipalité, celle du XVIIe, non seulement pendant la Commune, mais aussi pendant le Siège, du moins à partir des élections municipales de novembre 1870, dans des conditions que j'ai dites ci-dessus. On voit dès lors des Internationaux aux prises avec les problèmes «de base» du mouvement populaire et communaliste, en proie aux tracas innombrables, quelquefois les plus humbles, terre-à-terre, que suscite toute administration locale. On a peu de procès-verbaux des séances de la section elle-même: c'est chance rarissime que d'en retrouver, et ils ne sont pas toujours eux non plus passionnants. À travers ces textes divers, une chose apparaît au moins à l'évidence, ce double langage, neuf, et héritier des grands souvenirs de la tradition révolutionnaire, ce mélange, cette synthèse, harmonieux ou malhabiles, en tout cas propres à 1871. Voici un coin de Paris, une section, dans ce qu'on peut retrouver de leur vie concrète.1

1 L'orthographe des documents manuscrits a fait l'objet de quelques rectifications, en vérité la plupart du temps minimes. J'ai de même procédé à quelques rares corrections lorsque l'oubli d'un mot, sa déformation, pouvaient entraîner certaines difficultés de compréhension des textes.
I
Les membres de la Section des Batignolles aux signataires du manifeste du 8 [5?] septembre 1870 des sections prussiennes de l'Association Internationale des Travailleurs, en ce moment dans les fers, par ordre du tyran prussien.1
Citoyens,
Au milieu de l'inique et sanglante société du passé, les travailleurs des deux mondes jetaient les bases d'un ordre nouveau. Unis pour la revendication, éminemment moderne, éminemment progressive, des droits du travail, ils annonçaient dans leurs assises internationales la chute imminente de l'antagonisme des intérêts et des classes, et annonçaient, en le préparant, un avenir où serait réalisée l'harmonie des principes, des hommes, et des choses.
Lorsque deux ambitions monarchiques, que l'histoire ne pourra pas assez maudire, résolurent de précipiter des deux côtés du Rhin des millions d'hommes dans la guerre la plus horrible et la plus criminelle qui fut jamais, des deux côtés du Rhin aussi, nous élevâmes la voix contre le crime gigantesque qui se préparait. Ce fut inutilement, les tempêtes furent déchaînées, et, pour la plus grande gloire et le plus grand profit de deux despotes, la civilisation fut livrée à des hordes qu'on croirait revenues du Moyen Age, et les plus belles régions de l'Occident furent mises au pillage.
Dans cette épouvantable lutte, la France expia par des désastres inouïs ses vingt ans d'empire. Mais de l'excès même de ses malheurs sortit une résolution qui la sauvera, et qui, bien plus, fera aboutir la crise actuelle à la destruction des monarchies et coupera, dans ses racines, le hideux militarisme. La nation de 1792 se ressouvint d'elle-même et la République française, prélude de la Confédération Républicaine de l'Europe, fut proclamée dans la glorieuse journée du 4 septembre 1S70. Après ce grand événement, les prolétaires des deux pays en guerre, et ceux des autres nations européennes appelèrent de nouveau la paix; ce fut encore inutilement car, si l'ambition criminelle et stupide de Bonaparte, si justement tombé vers l'excès de ses crimes, et de sa lâcheté, était écartée, il restait l'ambition non moins cruelle et non moins criminelle du Hohenzollern et de ses complices. La guerre continua, et cette fois, la guerre du monarchisme féodal contre le progrès social, contre l'Idée républicaine et tout ce qui est l'avenir.
Mais vous avez salué la République Française, vous aviez protesté contre le démembrement de notre nation. Vous aviez surtout déclaré ne pas vouloir que la jeune Unité Allemande fût étouffée et violée dans les casernes prussiennes. Ces vœux généreux ne pouvaient rester impunis sous le Triumvirat Bismarck Moltke et Guillaume; et aujourd'hui, martyrs de la République Universelle vous êtes les fers aux pieds dans les cachots de Loetzen.1 Pendant ce temps nous nous sommes renfermés dans notre Paris révolutionnaire, décidés à nous ensevelir sous ses décombres, plutôt que de le céder; nous avions juré la guerre à mort contre l'envahisseur et ses complices ; et nous saurons tenir notre serment ou périr les armes à la main. Mais nous savons distinguer; et plus nous exécrons les envahisseurs et les monarchistes, plus nos sympathies sont vives pour ceux qui souffrent au nom de la justice. Vous êtes de ce nombre.

Mort aux despotes. Vive les peuples libres. Recevez notre salut fraternel.

Mort aux hordes conquérantes. Vive la République Universelle.

1 Collection particulière Léon Centner. Ce manifeste ne peut être qu'une réponse à la proclamation du 5 septembre du Comité de Brunswick du parti eisenachien, Manifest des Ausschusses der social-demokratischen Arbeiterpartei, « An aile deutschen Arbeiter ... », où celui-ci proteste contre l'annexion de F Alsace-Lorraine et réclame la conclusion d'une paix rapide. Il est parvenu en France, je ne?saurais dire par quelles voies. Toujours est-il que La Patrie en Danger de Blanqui?reproduit dans son n° 7 du 14 septembre 1870 un texte qui en paraît à la fois une?traduction hâtive et une version mutilée: «[...] Une grande nation ne peut pas?laisser l'ennemi sur son territoire et conclure une paix honteuse. L'attitude du?peuple français dans de telles circonstances est respectable à tous les titres [...].?Le peuple allemand doit savoir que son devoir n'est pas d'accabler un peuple?frère [...]. Travailleurs socialistes allemands, nous qui avons les mêmes aspirations que les travailleurs français, [...] c'est surtout à nous de ne pas souffrir?que l'honneur du peuple français et l'intégrité de son territoire soient entamés?[...]. Les politiciens allemands prétendent que les conditions d'une paix durable?sont l'annexion de l'Alsace et de la Lorraine. Ces misérables mentent [...].?Travailleurs allemands, la main sur la poitrine, jurons de ne combattre, de ne?travailler que d'un commun accord avec nos frères des autres nations pour l'affranchissement du prolétariat moderne. Vive la revendication internationale du?prolétariat! Nous saluons la République grandissante qui s'élève [...]. Vive la?République sociale universelle!» On ne trouve pas dans le texte reproduit par le?journal de Blanqui la phrase fameuse qui a tant fait disputer les marxistes et?leurs adversaires: « Cette guerre a transféré le centre de gravité du mouvement?ouvrier continental de France en Allemagne. »
2 Le 9 septembre les cinq membres du Comité directeur de Brunswick avaient?été arrêtés et conduits, en effet «dans les fers», à la forteresse prussienne de Lôtzen.
II

LA REPUBLIQUE DES TRAVAILLEURS
Notre programme 1
Un peuple qui ne veut pas être conquis ne peut l'être. Nous vaincrons donc tôt ou tard l'ennemi. La guerre est la question actuelle ; elle n'est pas la question capitale; elle exige tous nos efforts, mais non pas toutes nos préoccupations.
Aujourd'hui comme demain, depuis 80 ans, la question capitale est l'accomplissement des promesses de la Révolution française, l'institution d'un ordre nouveau, fondé sur la justice, à la place de l'ordre ancien, fondé sur le privilège; en un mot, l'égalité par la liberté - seul moyen de réaliser la fraternité humaine.
La situation est la même qu'en 1848, sauf qu'elle est plus tranchée, plus nette, et que beaucoup d'illusions ont disparu. Personnellement, ou représentativement, les hommes du pouvoir sont les mêmes. Nous connaissons les préjugés, les ignorances, les antipathies et l'absence de principe de ces libéraux, qui n'ont pour politique et pour croyance que l'expédient, la peur de l'inconnu et le respect d'un ordre factice. Entre l'ordre ancien et l'ordre nouveau, malgré leurs hésitations, et au bout de tous leurs tâtonnements, ils se rangeront toujours du côté de l'ordre ancien. Le privilège a toutes leurs tendresses et garde pour eux tout son prestige. L'égalité n'est pour eux qu'un rêve coupable et ils ne connaissent d'autre justice que celle des faveurs arbitraires du sort. Dans les conditions qu'ils acceptent, la liberté ne sert qu'aux forts, lesquels savent au besoin la limiter pour les autres.
Notre idéal à nous est tout autre. Il veut pour tous les membres de la famille humaine l'égalité du point de départ et toutes les conditions favorables aux besoins et aux développements de l'être, également distribués.
Tous les efforts des hommes investis d'une fonction politique devraient tendre à ce but final, s'ils étaient vraiment fils de la grande Révolution et inspirés d'elle. Mais nous marchons dans une voie contraire.
Tous les commandements, toutes les forces publiques sont encore et toujours aux mains des libéraux. La presse, qui leur appartient pour la plus grande part, soutient leurs intérêts et répand leurs opinions; leur voix seule se fait entendre. Telle est la situation, toujours la même, dans laquelle la démocratie, la vraie, c'est-à-dire le socialisme, a, jusqu'ici, toujours succombé. L'histoire du despotisme au point de vue social se recommence éternellement sous différents noms. C'est toujours le petit nombre bien armé, bien discipliné, contre la foule, lésée, mécontente, mais sans cohésion, sans lien, sans mot d'ordre, ignorant ses forces et ne sachant pas les employer.
Il s'agit de donner au peuple ce lien, ce mot d'ordre, par une voix qui soit bien vraiment la sienne, qui traduise sa pensée, ses aspirations, ses douleurs, ses tortures, non pas d'une façon déclamatoire, mais par les faits, par la preuve cent fois répétée, par le cri incessant du misérable et de l'opprimé. Moins de phrases que de vérité, moins d'articles que de faits, mais à côté de chaque fait son commentaire, c'est-à-dire son appréciation au point de vue des principes de liberté, d'égalité, de fraternité, qui sont la devise jusqu'ici menteuse de l'état républicain. La République des Travailleurs sera la tribune des déshérités, la chaire du droit populaire, l'organe de ces réclamations légitimes, pour lesquelles les colonnes des autres journaux n'ont jamais assez de place.
C'est par cet examen de la vie réelle, par cette appréciation des faits injustes, touchants, sublimes, que chaque jour apporte, c'est par cet enseignement vivant et pénétrant, que l'idée révolutionnaire saisira promptement les masses et s'y répandra largement. Voici les causes de votre souffrance, et voilà ce qui devrait être. - Quoi de plus persuasif? Il est temps que la politique cesse d'être une science mystérieuse trop respectée du vulgaire, ou plutôt il faut qu'elle devienne la science de tous, la science de la justice, mise à la portée de toutes les consciences. Il est temps d'appeler à la démocratie la femme, dont on a fait l'adversaire par une exclusion insensée. Il faut initier de bonne heure à nos croyances l'enfant, dont l'éducation est encore livrée à nos ennemis.
Il faut enfin établir dans la vie, dans la vérité, la doctrine révolutionnaire trop peu nettement comprise. Nous devons l'avouer, nous sommes en général trop vaguement socialistes et républicains. Si nous nous trompons si fréquemment, si nous agissons avec peu d'ensemble, c'est
qu'il nous manque la connaissance bien précise de ce que nous voulons et surtout de ce qu'il nous faut. Notre éducation religieuse et monarchique, nos habitudes altèrent en nous le sens républicain. Nous avons à nous préserver de la faiblesse et de l'exagération, qui est une autre faiblesse. Nous sommes en plein combat: toute faute a de graves conséquences; il nous faut donc à la fois de la tactique, de la prudence, et cette énergie calme et intelligente qui, sur le terrain du droit, ne recule jamais.
C'est en nous rattachant aux principes révolutionnaires, en les étudiant profondément, en y revenant sans cesse, en les appliquant à la vie réelle en toute occasion, en signalant toutes les violations de ces principes dans les faits politiques et sociaux, c'est par cette élaboration constante, par cette pénétration réciproque du fait et de l'idée, que nous arriverons à l'union, notre seule force, -mais qui nous rendrait invincibles si nous savions l'acquérir.
Que la République des Travailleurs soit l'organe de milliers de travailleurs instruits, résolus et fermes; il faudra bien l'écouter.
À côté de la discussion journalière des faits, l'histoire de la Révolution sera retracée, et tout progrès, intellectuel, moral, scientifique, enregistré. Les exactions, les spéculations dont le peuple est victime seront dénoncées; les solutions économiques seront exposées et discutées à la lumière des principes républicains. À cela se joindront les conseils hygiéniques les plus faciles à suivre pour le pauvre, et un exposé de la situation du travail et du marché. Quelques reproductions de différents journaux feront connaître au peuple l'état de l'esprit public en d'autres milieux, et, à ce propos, on s'efforcera de réduire les sophismes des partis, les malentendus d'opinion à l'identité démontrée du droit et du devoir, de la liberté et de l'égalité, au principe fondamental du droit humain.
Enfin au début de cette troisième République et d'une troisième réaction, la République des Travailleurs montera la garde autour du droit populaire.
Tâche nécessaire, urgente, car dans l'état actuel des divers groupes révolutionnaires, l'absence de lien de communication entre les intéressés laisse toutes facilités aux empiétements du pouvoir. Déjà la souveraineté du Suffrage Universel et la Liberté individuelle ont été violées, et l'ont été impunément. Déjà un système haineux, arbitraire, de désarmement, peut, à un moment donné, s'il est appliqué avec suite, et certainement il le sera, ne laisser d'armes qu'entre les mains des ennemis de la liberté.
Nous avons la République de la liberté à défendre, nous avons la République de l'égalité à fonder. Nous avons enfin, à l'heure actuelle, à combattre de toute notre indignation les inerties, les platitudes et les incapacités de ceux qui ont osé se charger de sauver la France et qui la perdent; nous devons tripler nos courages pour triompher à la fois des obstacles de l'intérieur et de l'ennemi du dehors. Peuple de Paris, à l'œuvre, à la lutte, à la bataille! de tout bras, de tout cœur, de toute pensée! car la vie ou la mort, la renaissance ou la décomposition sont au bout de cette épreuve.
L'année qui s'ouvre dira le mot du problème; mais ce mot est en toi tout seul. Il faut triompher, il faut être, et le seul moyen est de se grouper pour l'action commune sous le même drapeau.
André Léo, Berteault, F. Buisson, Chalain, Chaté, Coupry, Davoust, Dianoux, Domby, Huet, Lanjalley, Benoît Malon, Mangold, Elie Reclus, Elisée Reclus, Aristide Rey, Rama, Sévin.2

1 La République des Travailleurs, n° 1, 8 janvier 1871.
2 Nous avons la preuve que bon nombre de ces signataires sont (ou ont été) membres de la section des Batignolles, et peut-être le sont-ils en totalité. On peut en tout cas l'affirmer pour la journaliste et compagne de B. Malon, André Léo, (de son vrai nom Léodile Champseix, responsable sûrement du paragraphe sur le problème de la femme), pour Berteault, Chalain, courtier en librairie, Chaté, employé, Coupry, coupeur-tailleur, Davoust (Daoût), ouvrier tailleur de pierres, Huet, maçon, Lanjalley, bientôt l'auteur, avec Corriez, de la première Histoire de la Révolution du 18 mars, Malon, Mangold, professeur de dessin, Elisée Reclus, Sévin, graveur-ciseleur. Sur tous ces militants, consulter J. Maitron, D.B.M.O.F.

Le salariat 1

Voici la plus redoutable question de la période qui a commencé avec la guerre actuelle.
Prolétaires et industriels dans tous les ordres gardent à son égard un silence morne, chacun sent d'intuition combien est terrible le problème [...]. Pour nous guider dans le dédale de cette chose multiple qu'on nomme l'industrie, recueillons d'abord les faits du passé; à l'aide de ces faits nous pouvons rebâtir l'édifice, nous en verrons l'écroulement et enfin nous méditerons sur l'état actuel des ruines.
Le mal
Le salaire se compose de ce que l'entrepreneur partage aux ouvriers qui ont accompli la transformation d'une matière, qui, devenue objet fabriqué, a été mise en vente par celui-ci.
La base de répartition de la somme partagée au travailleur est déterminée depuis des siècles, pour la pauvre industrie, par cette loi économique. Le corps social dans l'ordre industriel, doit au travailleur «la somme qui lui est nécessaire pour subvenir aux nécessités indispensables de sa vie et à sa reproduction». (Vie fort dure et tout à fait privée).
À quelques époques, une branche d'industrie a été un peu favorisée, il en est résulté une toute petite amélioration plus ou moins passagère.
À quelques autres, les crises ont fait descendre le salaire au-dessous de la base déterminée.
Prenons la moyenne des périodes depuis un siècle, nous apercevons quelques oscillations, tantôt en haut, tantôt en bas; cela dure plus ou moins, puis tout revient prendre place au centre de gravité.
Ce centre de gravité a toujours été celui-ci jusqu'à nos jours: «La société doit?au travailleur la somme qui, etc » [sic]. Ma pensée peut se dépeindre fidèle?ment par cette image: La loi économique est un centre de gravité autour du?quel le salaire, représenté par un pendule, oscille, à un écartement fatalement?limité et tourne à la distance de son centre de gravité qu'ont fixé les périodes?heureuses ou malheureuses qui se sont succédées.
Le point d'attache du pendule limite la distance qui ne peut s'étendre au-delà du rayon qu'embrasse cette attache. C'est la limite infranchissable pour le travailleur tracée par la loi économique à la faveur qu'il a pu obtenir à certains temps. Le pendule ne peut restreindre son oscillation au-delà du centre de gravité, car là est fixée la limite de ses souffrances.
Quand la vie est devenue impossible, l'émigration, le manque de mariages et la reproduction qui en est la suite ont rapidement anéanti toute production industrielle dans le rayon atteint par le malheur.
La loi économique est donc cruelle et immorale; elle a cependant résisté jusqu'ici dans les centres de la grande industrie, c'est une blessure au corps social. Tôt ou tard la blessure deviendra plaie mortelle si l'on n'y remédie.
Une toute petite faveur a été acquise au travailleur. La vie est devenue plus chère, le salaire a nécessairement suivi, et depuis dix ans il a quelquefois un peu dépassé les termes de la vie. L'attache du pendule a donc été un peu allongée, mais si peu qu'on devrait n'en pas parler, quelque grand tapage qu'en aient fait nos économistes modernes.
Les industries cotonnière, chanvrière et lainière occupent sur le sol français trois millions de personnes, hommes ou femmes. Depuis que la spéculation, devenue effrénée à la Bourse de Paris, a fait fuir du marché des actions les capitalistes auxquels il restait un peu de prudence, ceux-ci se jetèrent avec rage sur les marchés des matières premières : Le Havre, Liverpool, Marseille, Rouen, Lille, Paris, Roubaix, Elbeuf, Mulhouse, Angers et Reims jetèrent un cri perçant lors de l'invasion de leur marché par ces intrus, il y a sept à huit ans. Depuis lors, à part quelques industriels archimillionnaires qui achètent aux lieux mêmes de production (et qui peuvent faire voyager sur mer des cargaisons qui ne seront converties en argent qu'un an après le paiement de l'achat), l'industrie a dû payer un énorme tribut au capitaliste sur sa matière première: cela lui a causé jusqu'à la période qui commence d'effroyables souffrances.
Pour remédier au mal, l'industriel s'est fait spéculateur à son tour. Quand la guerre éclate, les industries cotonnière, linière et chanvrière étaient pourvues de matières pour sept à huit mois. Cette matière a déjà baissé de 30 à 40%.
Ces industries résisteront-elles? Pour la grande majorité des établissements, il est évident que non! Les établissements une lois fermés, la guerre une fois finie, ces industries pourront-elles employer les ouvriers et leur donner le salaire qui leur est indispensable pour vivre? Évidemment non! Que faire? Le remède
Dans quelques mois, quelques semaines peut-être, la pauvre industrie française sera un vaste cimetière.
Aussitôt la paix, les établissements étrangers qui produisent quatre mois, six mois et plus sans vendre, viendront, avec le rétablissement des communications, inonder le marché français; l'argent leur manque, il faudra réaliser à tout prix; les Anglais et les Belges avalent le bouillon d'un seul coup, et soldant par masses se déchargent immédiatement pour reproduire et attendre que l'avenir répare les brèches faites à leur capital. Les établissements demi-solides restés debout sombreront du coup. Survivront seuls les établissements richissimes, qui sont très peu nombreux dans les quatre industries dont nous nous occupons.
À cette situation, désespérée, il n'y a qu'un seul remède sûr! moral! fraternel!
Le groupement des travailleurs eux-mêmes!
Il n'y en a pas d'autre! Espérer que le possesseur apporte son capital aux industries serait une folie. Le capitaliste a trouvé toutes ces dernières années dans ces industries: inquiétudes, à peine 6% d'intérêt, risques formidables, souvent la ruine. La chute de nombreux établissements commandités ou montés par actions indique clairement que le possesseur se retire et en a assez. Reste le groupement!
Ce mot soulève des tempêtes chaque fois qu'on le prononce devant des industriels. Cela prouve qu'ils sentent au fond de leur conscience que leur règne s'avance vers sa fin et que l'avènement du travailleur lui-même est inévitable […].

1 La République des Travailleurs , n° 2, 15-22 janvier 1871. Dans ce texte qui se fonde en somme encore sur la « loi d'airain des salaires », depuis Turgot jusqu'à Lassalle, il me semble malgré tout trouver quelques résonances marxiennes : qu'on relise à ce sujet Value, Price and Profit, la conférence prononcée en 1865 devant le Conseil général de l'A.I.T., dont quelques échos ont peut-être transpiré dans les milieux internationaux. Marx cite Smith, qui emploie ce même terme de « graviter ».

LETTRE D’UN LECTEUR, PATRON, ET NEANMOINS BON SOCIALISTE 1

Citoyen rédacteur,

Je soussigné A. Brousse, Ebéniste, 3 rue d'Argout. J'ai l'honneur de vous informer que je présente à la presse Républicaine d'abord, puis aux réunions électorales, ma candidature démocratique socialiste pour la représentation Nationale. Permettez-moi d'abord, cher citoyen, de vous parler un peu de votre journal La République des Travailleurs. J'en ai lu attentivement les 4 nos. Les principes démocratiques et socialistes y sont exprimés mieux que dans aucun journal actuel. Pour moi, votre feuille est la digne descendante de la Démocratie Pacifique et du Populaire tués en 1851.2 11 y a longtemps que j'appelais de mes vœux un journal rédigé par des travailleurs de toutes professions hors celle de journaliste à tant la ligne. J'approuve et je partage en partie vos principes bien que je ne sois pas enrôlé dans l'Internationale. Je voudrais voir v[otre] journal devenir quotidien et vous y arriveriez bientôt si vous aviez recours à une souscription pour parfaire les fonds qui peuvent vous manquer et à un appel aux socialistes pour vous fournir les articles servant à propager les principes méconnus des uns et dénaturés par d'autres. Dans tous les cas, j'espère que votre journal prendra part à la lutte électorale. Il faut que l'Internationale vous fournisse bon nombre de candidats. Ils seront les bienvenus dans les quartiers ouvriers. Dans les quartiers bourgeois comme le mien, c'est différent. Depuis que vous avez publié cette règle : Qu'est le travailleur aujourd'hui ? Rien! Que doit-il être. Tout !, ils trouvent cela d'autant plus raide qu'ils ne songent pas que si la société était ainsi organisée, tout homme disposé à un travail quelconque y trouverait une place et un salaire suffisant aux besoins raisonnables, ce qui manque encore pour le plus grand nombre d'ouvriers et de petits Patrons comme moi. Ils veulent la fortune de quelques-uns par la misère du plus grand nombre, système barbare que je combats depuis 25 ans. Permets citoyen, quelques explications sur mon humble personne.

Je suis né à Toulouse en 1826, j'ai 45 ans. Je descends d'un bon Patriote de 92, Nicolas Brousse, chargé de vente des biens nationaux. Il aurait pu s'enrichir sans forfaire, il fit abnégation de tout et mourut sans fortune, nous laissant un nom estimé et ses principes Républicains pour héritage. Nous le conservons religieusement. J'ai ou j'avais un frère jeune officier au 6e de Chasseurs à cheval; revenu à peu près seul de son régiment, blessé par un éclat d'obus qui lui avait ouvert le visage, à peine convalescent, il vint offrir ses services pour la défense de Paris. Ils ne furent pas acceptés; il repartit la veille de notre investissement, depuis je n'en ai plus eu de nouvelles, mais je suis sûr qu'il a fait son devoir de Républicain.
Ma carrière à moi a été plus modeste et plus utile aussi. Ouvrier menuisier-ébéniste à l'âge de 18 ans, je quittais mes foyers pour faire mon tour de France et d'Algérie, travaillant le jour, étudiant la nuit, l'histoire, voyages, Philosophie, Economie sociale et politique, faisant la propagande et prenant part à tous les mouvements Républicains qui avaient lieu là où je me trouvais. Arrivé à Paris en 1854, je m'y marie en 1856. Je m'établis deux ans après Ebéniste réparateur 2 rue Joquelet 3. J'occupais 1 à 3 ouvriers, je les payais 50 centimes par jour plus cher que le prix officiel et je leur faisais la propagande par-dessus le marché! J'ai depuis 6 mois pris aussi en gérance un Magasin de Meubles, ainsi j'ai été à peu près 20 ans ouvrier, 12 ans patron ou commerçant. J'ai pratiqué l'association tant que j'ai pu. J'ai été l'un des fondateurs de la Société de Crédit Mutuel du quartier de la Bourse. En politique, je veux la souveraineté du Peuple la plus étendue, toutes les Libertés sans autre limite que la liberté d'autrui. Je voudrais voir établir un impôt unique sur toute propriété ou valeur et l'état devenir assureur. Instruction primaire gratuite et obligatoire. Instruction supérieure gratuite aussi et toutes deux exclusivement laïques. Je voudrais en un mot toutes les Réformes, tous les progrès que réclame notre mauvaise organisation sociale et politique. En socialisme, j'admets toutes les écoles qui veulent s'établir sans violence. Le caractère, les besoins, les aspirations des hommes étant divers, je pense qu'une seule école ne pourrait arriver de longtemps à régir le Corps social. Je désirerais que, prenant exemple des Etats-Unis d'Amérique où plus de 300 sectes vivent en paix sous les mêmes lois politiques, chaque école socialiste puisse se développer en toute liberté sauf à respecter celle des autres.
Je crois, Citoyen, que ce qui serait d'abord moins difficile à organiser, ce serait l'union ou l'Association du Travail, du Talent et du Capital pour l'exploitation perfectionnée des produits du sol et de l'industrie, au moyen de sociétés séparées d'abord pouvant fusionner ensuite, où le Capital aurait son intérêt légal, le talent et le travail son salaire à prix débattu, puis la répartition égale entre les 3 parties des bénéfices acquis et la répartition proportionnelle des pertes s'il y avait lieu. Avant d'en arriver là, il faudrait une bonne organisation de chambres syndicales qui aurait la mission de régler les intérêts des travailleurs et des commerçants. Je ne peux dans une lettre comme celle-ci écrite sur mon établi que vous donner un résumé succinct de mes théories. Mais si vous jugiez à propos de me prendre en considération et d'adopter ma candidature à condition de plus amples explications, je me fais un plaisir de me mettre à votre disposition [...].

A. Brousse, ébéniste Paris, ce 2 février 1871

1 I.I.S.G., Fonds Descaves.

2 La Démocratie pacifique, journal des intérêts des gouvernements et des peuples,?publiée en 1843 par Victor Considérant ; Le Populaire, journal des intérêts politiques,?matériels et moraux du peuple, organe de Cabet, de 1833 à 1835, puis de 1841 à?1850.

3 Aujourd'hui rue Léon Cladel, dans le IIe arrondissement, en effet peu populaire,?comme le souligne Brousse.

REUNION DES SECTIONS DES BATIGNOLLES, TERNES, ET VAUGIRARD EN VUE DES ELECTIONS DU 8 FEVRIER 1
Plusieurs sections de l'Internationale se sont réunies, rue Lecomte, 7, il y a deux jours, pour se concerter sur le plan à suivre dans la question électorale.
La salle était comble: des membres des sections de Grenelle, Vaugirard, les Ternes, Batignolles, avaient été convoqués. La discussion très animée, a été conduite dans l'ordre suivant:
Première question: L'Internationale doit-elle prendre parti dans la lutte électorale ou s'abstenir? Les partisans de l'abstention ont fait ressortir, avec une grande émotion, les dangers d'envoyer à Bordeaux des membres de l'Internationale, pour assister, même en protestant, à la honte d'un traité comme celui que la bourgeoisie nous prépare.
Cependant la République est en jeu; il faut la défendre.
L'assemblée consultée, déclare à une forte majorité que l'Internationale devait prendre part à la lutte électorale.
Deuxième question: L'Internationale doit-elle accepter une liste de conciliation et de fusion ou proposer une liste exclusivement composée des hommes en qui elle a entière confiance? Sur cette seconde question, l'assemblée s'est prononcée pour la conciliation et la fusion sur le terrain des principes.
Troisième question : Enfin une liste a été proposée dans ce sens pour être soutenue dans les réunions électorales.
On voit que ces travailleurs qu'on nous montre toujours avec complaisance incapables de s'entendre et de se concerter, ont su dès le premier pas entrer dans la voie pratique et politique.

B[enjamin] B[uisson]

1 La République des Travailleurs, n° 5, 4 février 1871. La signature B.B. ne me paraît pouvoir être que celle de Benjamin Buisson (frère du protestant et laïc Ferdinand Buisson, qui dirige d'ailleurs en 1870-1871 l'Orphelinat du XVIIe) ; il a été un temps l'un des délégués au Conseil fédéral de la section des Batignolles.

III LETTRES A B. MALON, DEPUTE A BORDEAUX

LETTRE DE Firmin QUERCY1

Ami citoyen Malon,

En apprenant votre nomination de représentant à la nouvelle chambre, je m'empresse de vous donner de mes nouvelles et désire en recevoir en même temps de vous et de nos amis (frères de Paris).
Citoyen Malon, je vous dirai de prendre bien nos intérêts (ouvriers) de ne pas vous laisser surmonter par ces traîtres (Orléanistes) qui nous ont trahi dès le commencement de la guerre et qui ont fini par la plus forte trahison, l'armistice de Paris la ville Républicaine, dont le bandit Jules Favre. Il aurait mieux valu mille fois mieux être Judas que l'homme de Sedan et le traître Jules Favre, le 5 ou 7 7bre 2 dernier n'avait pas besoin [de dire] dans ses proclamations au peuple français: mes amis et moi avons décidé en conseil que le peuple français ne céderait ni un pouce de son territoire, ni en un mot rien du tout. Qu'il fallait pour que la République française une et indivisible traite pour la paix que ces Hungs [sic] soient sortis de notre territoire. Qu'est-ce qu'il a fait, il a suivi ce maudit à jamais Bazaine, il a fait plus il a vendu une population qui après avoir été pendant 4 mois cernée par ces hordes prussiennes et ayant voulu 'mainte] fois se débarrasser des bandits, il a fallu que lui Trochu et consorts mettent toutes les entraves possibles en vous rassurant. Et quand vous avez tenu une trame de ces fameux complots, on vous a traités de Révolutionnaires attendu que c'était eux qui vous forçaient à vous révolter comme aux temps du bandit et assassin de Sedan. Quand vous avez voulu défendre vos droits, on vous a traités de insurrectionnelistes [sic] comme au mois de janvier dernier quand le brave Delescluze, Millière, Sapia et autres, quelqu'un [sic] de nos amis y étaient.3
On a osé vous traiter de Révolutionnaires, ce brigand de Jules Favre et consorts. Quand ces ramificateurs [sic] de vols et viols humains vous livraient à ces hordes d'esclaves. Non citoyen moi je n'ai jamais cru tout cela, quand il y a eu révolution j'ai dit à des amis ce n'est pas vrai, s'il y a révolution c'est que les Républicains s'aperçoivent de quelque complot en [?] Paris et Versailles. Je leur disais toujours ne prenez pas les hommes que Jules Favre et Cie dépeignent comme les hommes qui perdront la République, c'est tout le contraire, ces hommes sont les vrais Républicains. Ne croyez rien de ces bandits.
Et maintenant que les Elections sont faites et que les traîtres ont le dessus par le nombre et non pour la République Notre Mère ils me traitent de sanguinaire de Républicain enragé comme si j'étais une bête fauve, à part quatre sur une cinquantaine que nous sommes je passe pour un bandit mais comme cela ne me fera pas changer d'opinion, Républicain socialiste, cela ne fait rien. Un membre de l'Internationale doit être ferme dans ces [ses?] opinions et j'y suis. Je désirerais savoir de vos nouvelles ainsi que de la citoyenne André Léo, Malézieux, Légalité, Bernel, Laplanche, Salmon,4 et de l'Internationale section Batignolles ainsi que de notre ami Pindy, Johannard et autres. Je finis en vous priant de bien vouloir me donner des renseignements.

Votre dévoué ami fraternel Firmin Joseph Quercy membre de l'Association Internationale des Travailleurs section Batignolles depuis le 10 7hre et soldat pour mon sort c'est-à-dire pour 5 ans [...].
P.S. N'oubliez pas que ce sont les Orléanistes qui ont le pouvoir et que nous autres républicains nous avons des frères dans la province de la Lorraine que les Orléanistes ont annexée à l'étranger.
Citoyen ami, veuillez me répondre afin que je vous tienne au courant des menées orléanistes car ils commencent à se montrer.

1 Coll. Léon Centner.

2 7bre : :lire septembre.

3 L'émeute à laquelle il est fait allusion est évidemment celle du 22 janvier.

4 Malzieux, ouvrier forgeron, secrétaire de la section des Batignolles pendant le?Siège; Légalité, fondateur de la même section, avant de participer à la création de celle de Malesherbes, également ouvrier forgeron.

LETTRE DE LA VEUVE FERNANDEZ 1

Paris le 3 mars 1871, Citoyen Malon,

Pardonnez-moi de vous importuner une seconde fois, quoique ma 1ère lettre soit restée sans réponse, mais j'éprouve le besoin de vous écrire. Un de nos martyrs du 22 janvier le citoyen Léon Bousquet a succombé à l'Hôtel-Dieu, le 1er mars, des suites de sa blessure. Je crois vraiment que dans ces hôpitaux on nous les empoisonne tous mais patience nous aurons notre revanche. Ah !, citoyen Malon, malgré la tristesse que vous auriez éprouvée combien aussi vous auriez été heureux en voyant la foule nombreuse et sympathique qui accompagnait son convoi. Toutes les citoyennes faisant partie de l'atelier que vous m'avez confié se sont fait un devoir d'y assister. La citoyenne Louise Michel et plusieurs autres citoyennes du 18e arrondissement y étaient aussi enfin nous étions cinquante et une femmes toutes ou presque toutes libre-penseuses et ce qui vous fera le plus plaisir c'est que c'était un enterrement civil. Au moment où le cercueil a été déposé dans la fosse, la citoyenne Louise Michel a prononcé quelques paroles bien senties et a demandé la permission d'y déposer le drapeau rouge - seul symbole de la liberté. Je me suis permis moi-même de parler aussi et aussitôt un cri mille fois répété a retenti : Vive la République, Vengeance à outrance - les femmes surtout, chose qui vous surprendra peut-être mais qui vous rendra heureux, se sont fait remarquer en répétant ce cri qui ne s'éteindra jamais dans nos cœurs.
Maintenant le 24 février : de vives manifestations ont eu lieu à la Bastille, la colonne est remplie de guirlandes, de couronnes et de drapeaux noirs signe du deuil national; ici nous avons tous été consternés à l'entrée des Prussiens dans Paris, mais le plus grand calme a régné pendant le temps qu'ils ont séjourné dans la capitale. On a dressé des barricades, les femmes et les enfants s'attelaient aux canons qui ont été placés pour garder la ligne de démarcation qui avait été tracée.2 C'était grandiose et beau à voir mais comment vous dépeindre la tristesse qui s'est emparée de nos cœurs quand on a signé cette paix honteuse et ignominieuse.3 11 faut donc que tout le monde pleure jusqu'à Thiers mais patience nous autres républicains nous ne pleurons pas car le cri de vengeance qui est sorti de nos poitrines sur la tombe de Bousquet aura son accomplissement plus tôt que les traîtres qui nous ont vendus ne le pensent. Revenez bien vite citoyen Malon, ici nous avons besoin de vous, vous nous manquez à la réunion de l'Internationale, partout enfin vous êtes nécessaire; vos pauvres protégés surtout à qui on commence à retirer les bons de sucre et de café et même la moitié de leur pain. Le citoyen Chaté a fait ce qu'il a pu pour obtenir du sucre, il n'a pas réussi [...].4

Vve Fernandez

1 I.I.S.G., Fonds Descaves.
2 II s'agit de la ligne de barricades qui avait été dressée pour délimiter l'étroite?zone d'occupation (temporaire) qu'il avait fallu accorder aux Prussiens selon les?clauses de l'armistice du 28 janvier: en réalité une petite part de l'ouest bourgeois?de Paris, mais comprenant justement une partie du XVIIe arrondissement. J'ai?dit d'autre part combien la Garde nationale et son Comité central provisoire?avaient craint l'humiliation suprême d'une occupation générale de la Ville.

3 En réalité non pas encore la paix, signée le 10 mai, mais les préliminaires de la?paix acceptés par l'Assemblée.

4 Voir également le document suivant : le XVIIe arrondissement était l'un de ceux?où les secours populaires avaient été le mieux organisés: subsistances (grâce à la?société de la Solidarité dont il est question plus loin), travail (dans l'atelier dirigé par la Veuve Fernandez, dont il a été question plus haut), maladie, indigence, orphelinat; tout ceci essentiellement à l'initiative des membres de l'Internationale qui peuplaient, régulièrement ou irrégulièrement, la mairie. En l'absence de?Malon, député à Bordeaux, Chaté supervisait l'ensemble.

LETTRE DE CHATE (?) SUR LA SITUATION DANS LE XVIIe ARRONDISSEMENT A LA VEILLE DU 18 MARS 1

13 mars 1871

Cher ami

Nous avons reçu ta lettre datée de Limoges où tu nous annonces que tu vas passer quelques jours chez ton frère.2

Services.

Assistance. Gauffrès Les rapports sont très tendus entre Lecointre et la Solidarité [...]. Lecointre, d'un côté, Bonnefont d'un autre, voulaient donner réciproquement l[eur] démission = je l'ai évitée, rien ne sera donc détraqué d'ici ton retour. La distribution des bons, argent, vêtements, bois est presque nulle ; reste le pain, café chocolat et vin, ces 3 derniers ne durant guère que la semaine
Assistance Garde nationale va très bien [...].

Travail. Plus rien ne pouvant pas obtenir le paiement des livraisons faites à l'Assistance et l'orphelinat. L'atelier de lingerie n'occupe que 2 ouvriers et pour peu de jours [...].

Prisonniers de Ste Pélagie.+ 72 avaient été arrêtés, 52 ont été mis en liberté. Restait 20 parmi lesquels nos meilleurs amis, Salmon, Pélisson et autres; le procès a commencé hier par la première série, ceux qui étaient les moins chargés. Aucun des nôtres n'y étaient malheureusement = 3 acquittés, la plus forte condamnation a été de 6 mois, aucun des Batignolles n'était de cette fournée = nous ne connaissons pas le résultat de la journée d'aujourd'hui, mais malheureusement nous craignons fort que le Gouvernement voulant effrayer la population en vue des Mesures qu'il prend contre l'agitation de la Garde n[ation]ale nous craignons fort, dis-je, que le gouvernement soit sévère [...]•

Canons de Montmartre. Je te donne ici mon avis personnel car je me trouve en désaccord avec beaucoup de nos meilleurs amis — contre leur avis je crois qu'une guerre civile aurait des conséquences désastreuses pour le peu qui nous reste de la république, ayant malheureusement l'intime conviction que l'on serait battu car l'indifférence et la couardise du peuple est terrifiante = un petit nombre d'hommes résolus répondraient à l'appel et seraient par conséquent sacrifiés = de leur sacrifice, la réaction en profiterait largement. Ceux qui nous arrivent de province sont tous contre la lutte, même ici parmi de sincères républicains beaucoup et je suis du nombre font tout leur possible pour éviter cette lutte; en tout cas nous faisons tous de grands efforts pour dégager la responsabilité de l'Internationale dans cette affaire, ce qui est la vérité.
Les bataillons de Montmartre ont adressé hier une lettre aux journaux où ils offrent de rendre les pièces à leurs véritables propriétaires c'est-à-dire aux bataillons de la Garde nationale.

Organisation de la fédération de la Garde nationale
Ceci est autre chose et si l'on pouvait réussir au point de vue de la conservation des institutions républicaines, ce serait le salut, aussi tout le monde en reconnaît l'urgente nécessité, mais malheureusement là encore l'indifférence du peuple est terrible.

Suspension des 6 journaux 4 n'a produit aucun effet sur la population, elle paraît trouver cela naturel, j'en suis surpris. Je l'avais jugée telle = c'est encore une raison de plus pour démontrer qu'un mouvement ne serait nullement appuyé par la population.
Démission On l'aurait vue avec plaisir si elle avait été précédée d'un acte viril comme la mise en accusation des membres de l'ancien Gouvernement.
Généralement on n'est pas satisfait du rôle que remplit l'opposition, elle n'est pas à la hauteur du mandat qu'on lui avait confié, il est possible qu'à ton retour et par les bonnes raisons que tu donneras, tu en fasses changer beaucoup, mais comme ils n'auront en tout cas pas tenu la queue de la poêle, peut-être ne se soumettront-ils pas facilement.

Travail ne reprend pas = la misère grandit et le nombre des nécessiteux augmenté naturellement des militaires qui reviennent, des gardes nationaux à qui on supprime la paie = et des exigences des propriétaires qui veulent de l'argent, on exécute la loi, c'est-à-dire foutent [sic] carrément les gens sur le pavé, très heureux encore lorsqu'ils laissent emporter leurs débris de meubles [...].

1 Coll. Léon Centner.

2 Malon, démissionnaire de l'Assemblée à la suite de l'acceptation des préliminaires de paix, tombé malade, était parti se reposer quelques jours en Limousin.?Il n'en revint qu'à la veille du 18 mars. On conçoit qu'à la suite des rapports que?lui font ses amis, il ait conçu quelques doutes sur la possibilité du mouvement?révolutionnaire, auquel il ne se ralliera pas immédiatement.

3 II s'agit des prisonniers faits le 22 janvier. On voit que nombre étaient du XVIIe.

4 Un décret du 11 mars 1871 du Général Vinoy, général en chef de l'armée de Paris, venait de supprimer La Bouche de Fer, de Paschal Grousset, La Caricature, Le Cri du Peuple de Jules Vallès, Le Père Duchêne de Vermersch, Le Mot d'Ordre de? Rochefort, et Le Vengeur de Félix Pyat.

IV
LES ELUS DU 26 MARS

AFFICHE, AUX DEMOCRATES SOCIALISTES DU XVIIe1
La République est en péril : pour la sauver, il faut une économie scrupuleuse dans les Finances, une activité sans relâche, un sacrifice jusqu'à la mort. C'est ainsi que, dans une situation pareille, nos pères de 93 ont tiré la France de l'abîme et l'ont conduite au triomphe.
Nous croyons capables d'imiter cet exemple sublime, les Citoyens
CHALAIN
CLEMENT (Emile)
FAILLET
GÉRARDIN
VARLIN Tous de l'Internationale
1 Murailles politiques, t. II, p. 116. Les élus seront, dans l'ordre, Eugène Varlin,?9.356 voix, Léopold-Emile Clément, de la Chambre syndicale des ouvriers cordonniers?(A.I.T.), 7.121, Charles Gérardin, graveur, 7.142, Louis Chalain, 4.545, Benoît Malon, 4.199 (s'il a?si peu de voix et vient en dernier c'est qu'on lui reproche son attitude ambiguë?au moment du 18 mars et de l'occupation par les insurgés de la mairie). E. Faillet,?le futur biographe de Varlin, porté sur cette liste n'aura que 3.548 voix. Inscrits:?26.574; votants: 11.394.

REGLEMENT DE LA COMMISSION COMMUNALE DU XVIIe ARRONDISSEMENT 1
Article 1er: La Commission est composée des chefs des principaux services de la Municipalité, lesquels sont les suivants:

1° Recensement, statistique, élections

MARTINE

2° Travail

DIANOUX

3° Finances

PICOT

4° Subsistances

BONNEFONT

5° Assistance

DAVOUST

6° Logement

SASSIN

7° Sûreté ou police

MICHEL

8° Instruction communale

RAMA

9° Garde nationale

JACQUIN

10° Hygiène, salubrité

LECAMP

11° Secrétariat, archives

BOZIER

Article 2 : La commission se réunit tous les matins à la Mairie salle du conseil, assistée autant que possible d'au moins un des membres de la Commune qui préside la réunion [...].

Article 5 : Chaque conseiller est responsable devant la Commune des services dont il a accepté la direction.
Article 6 : Une fois par semaine, il remet au secrétaire, qui le constate au procès-verbal, un rapport écrit sur son service.

Article 7 : [...] Un secrétaire adjoint est placé hors la porte d'entrée, pour transmettre aux membres présents, les communications urgentes qui lui seront apportées.

Le secrétaire délégué E. BOZIER

1 Une copie de ce règlement se trouve dans le dossier d'E. Bozier aux A.H.G.,?IIIe conseil, n° 1309. Au sein de cette commission, on peut compter au moins en?toute certitude comme Internationaux Bozier lui-même, commerçant papetier,?Bonnefont, comptable, Martine, Davoust, J. Sassin, graveur sur métaux.

REDDITION DE COMPTE DES ELUS A LEURS ELECTEURS1
COMMUNE DE PARIS MAIRIE DU 17e ARRONDISSEMENT

Citoyens,

C'est un devoir et une satisfaction pour nous de vous tenir au courant des affaires publiques et de vous communiquer nos impressions.
De grandes et belles choses se sont accomplies depuis le 18 mars, mais notre œuvre n'est pas achevée; de plus grandes encore doivent s'accomplir et s'accompliront, parce que nous poursuivons notre tâche sans trêve, sans crainte ni dans le présent ni dans l'avenir.
Mais pour cela, il nous faut conserver tout le courage, toute l'énergie que nous avons eus jusqu'à ce jour, et, qui plus est, il faut nous préparer à de nouvelles abnégations, à tous les périls, à tous les sacrifices: plus nous serons prêts à donner, moins il nous en coûtera. Le salut est à ce prix, et votre attitude prouve suffisamment que vous l'avez compris.
Une guerre sans exemple dans l'histoire des peuples nous est faite: elle nous honore et flétrit nos ennemis. Vous le savez, tout ce qui est vérité, justice ou liberté n'a jamais pris place sous le soleil sans que le peuple ait rencontré devant lui et armés jusqu'aux dents, les intrigants, les ambitieux et les usurpateurs qui ont intérêt à étouffer nos légitimes aspirations.
Aujourd'hui, citoyens, vous êtes en présence de deux programmes:
Le premier, celui des royalistes de Versailles, conduits par la chouannerie légitimiste et dominés par des généraux de coup d'état et des agents bonapartistes, trois partis qui se déchireraient même après la victoire, et se disputeraient les Tuileries.
Ce programme, c'est l'esclavage à perpétuité, c'est l'avilissement de tout ce qui est peuple; c'est l'étouffement de l'intelligence et de la justice; c'est le travail mercenaire; c'est le collier de misère rivé à vos cous; c'est la menace à chaque ligne. On y demande votre sang, celui de vos femmes, celui de vos enfants ; on y demande nos têtes, comme si nos têtes pouvaient boucher les trous qu'ils font dans vos poitrines, comme si nos têtes pouvaient ressusciter ceux qu'ils vous ont tués et fusillés.
Ce programme, c'est le peuple à l'état de bête de somme, ne travaillant que pour un amas d'exploiteurs et de parasites, que pour engraisser des tètes couronnées, des ministres, des sénateurs, des maréchaux, des archevêques et des jésuites.
C'est Jacques Bonhomme à qui l'on vend depuis ses outils jusqu'aux planches de sa cahute, depuis la jupe de sa ménagère jusqu'aux langes de ses enfants pour payer les lourds impôts qui nourrissent le roi et la noblesse, le prêtre et le gendarme.
L'autre programme, Citoyens, c'est celui pour lequel vous avez fait trois révolutions; c'est celui pour lequel vous combattez aujourd'hui; c'est celui de la Commune, le vôtre enfin.
Ce programme, c'est la revendication des droits de l'homme; c'est le peuple maître de ses destinées; c'est la justice et le droit de vivre en travaillant; c'est le sceptre des tyrans brisé sous le marteau de l'ouvrier; c'est l'outil l'égal du capital; c'est l'intelligence primant la ruse et la sottise; c'est l'égalité d'après la naissance et la mort [...].
La révolution qui s'accomplit est l'œuvre du peuple: quoiqu'en disent nos ennemis, ce n'est pas là une insurrection conduite par une poignée de factieux : votre révolution, Citoyens, a des armées disciplinées; vous avez des forts, des canons; vos bataillons traversent librement la capitale; toutes les rues, toutes les avenues vous appartiennent; votre drapeau flotte partout; Paris ce grand Paris est votre camp !
Non, ce n'est plus cette poignée de braves retranchés derrière une barricade manquant de cartouches et de commandement; ce n'est plus 1830 ni 48; c'est le soulèvement d'un grand peuple qui veut vivre ou mourir.
Et il faut vaincre, parce que la défaite ferait de vos veuves des victimes pourchassées, maltraitées, et vouées au courroux de vainqueurs farouches ; parce que vos orphelins seraient livrés à leur merci et poursuivis comme de petits criminels ; parce que Cayenne serait repeuplé et que les travailleurs y finiraient leurs jours rivés à la même chaîne que les voleurs, les faussaires et les assassins; parce que demain les prisons seraient pleines et que les sergents de ville solliciteraient l'honneur d'être vos geôliers et les gendarmes vos gardes chiourmes ; parce que les fusillades de juin recommenceraient plus nombreuses et plus sanglantes!
Vainqueurs, c'est non seulement votre salut, celui de vos femmes, celui de vos enfants, mais encore celui de la République et de tous les peuples!
Pas d'équivoque, celui qui s'abstient ne peut même pas se dire républicain.
Ceux que la couleur de notre drapeau effrayait doivent être rassurés ; il n'est rouge que du sang du peuple, et non d'un autre.
Les royalistes, eux, ont ensanglanté leur loque blanche; les impérialistes ont vendu le drapeau tricolore, sans se soucier de ses souvenirs glorieux; seul le drapeau rouge flotte partout et le peuple a partout pardonné ; seul il flotte vierge de honte et d'infamie.
Courage donc, nous touchons au terme de nos souffrances. Il ne se peut pas que Paris s'abaisse au point de supporter qu'un Bonaparte le reprenne d'assaut. Il ne se peut pas qu'on rentre ici régner sur des ruines et des cadavres! Il ne se peut pas qu'on subisse le joug des traîtres qui restèrent des mois entiers sans tirer sur les Prussiens et qui ne restent pas une heure sans nous mitrailler.
Des femmes, des enfants, des vieillards, des innocents sont tombés sous leurs coups; ce n'est pas seulement Paris qui est frémissant de rage et d'indignation, mais la France, la France toute entière s'agite, écœurée, furieuse! Cette belle France qu'ils ont ruinée et livrée et dont ils voudraient se partager les restes comme des oiseaux de proie abattus dans un champ de carnage !
Allons, pas d'inutiles ! Que les femmes consolent les blessés; que les vieillards encouragent les jeunes gens; que les hommes valides ne regardent pas à quelques années près pour suivre leurs frères et partager leur péril. Ceux qui, ayant la force, se disent hors d'âge, se mettent dans le cas que la Liberté les mette un jour hors la loi. Et quelle honte pour ceux-là!
C'est une dérision ! Les gens de Versailles, Citoyens, vous disent découragés et fatigués; ils mentent et le savent bien. Est-ce quand tout le monde vient à vous; est-ce quand de tous les coins de Paris on se range sous votre drapeau ; est-ce quand les soldats de la ligne, vos frères, vos amis, se retournent et tirent sur les gendarmes et les sergents de ville qui les poussent à vous assassiner; est-ce quand la désertion se met dans les rangs de nos ennemis, quand le désordre, l'insurrection règnent parmi eux et que la peur les terrifie, que vous pourriez être découragés et désespérer de la victoire?
Est-ce quand la France toute entière se lève et vous tend la main; est-ce quand on a su souffrir si héroïquement pendant huit mois, qu'on se fatiguerait de n'avoir plus que quelques jours à souffrir, surtout quand la liberté est au bout de la lutte? Non! Il faut vaincre et vaincre vite; et avec la paix, le laboureur retournera à sa charrue, l'artiste à ses pinceaux, l'ouvrier à son atelier; la terre redeviendra féconde et le travail reprendra. Avec la paix nous accrocherons nos fusils et reprendrons nos outils2 et, heureux d'avoir bien rempli notre devoir, nous aurons le droit de dire un jour :

Je suis un Soldat-Citoyen de la Grande Révolution

Paris, le 29 avril 1871

Les Membres de la Commune

GERARDIN, E. CLEMENT, CHALAIN, A. DUPONT, MALON
1 Murailles politiques, t. II, pp. 382-383. C'est dans un tel texte qu'on peut voir combien se mêlent, s'entrecroisent en un ensemble indissoluble thèmes nouveaux et langage traditionnel de la Révolution française. Le fait même de procéder à une «reddition de comptes» à ses mandants prouve que l'International de 1871 respecte le mandat «impératif» qui lui a été confié, conduite et procédé chers aux sans-culottes de 1792-1793. À signaler qu'un texte rigoureusement identique a été publié par les membres de la Commune pour le XVIIIe arrondissement: Journal officiel, 5 mai 1871. Ici encore, l'allusion au paysan, à Jacques Bonhomme, ne peut-être imputable qu'à André Léo, auteur de l'Appel aux Travailleurs des campagnes, avec Malon. Ce sont surtout les Internationaux qui se sont préoccupés du problème de la province rurale.
2 On sent bien entendu dans tout ce texte des souvenirs immédiats de 1793; ne retrouve-t-on pas, ou presque les termes du rapport de Barère au Comité de Salut public, le 23 août 1793 : « Dès ce moment jusqu'à celui où les ennemis auront été chassés du territoire de la République, tous les Français sont en réquisition permanente pour le service des armées. Les jeunes gens iront au combat ; les hommes mariés forgeront les armes et transporteront les subsistances ; les femmes feront des tentes et des habits, les enfants mettront le vieux linge en charpie, les vieillards se feront porter sur les places publiques pour exciter le courage des guerriers, prêcher la haine des rois et l'unité de la République. » Mais ce passage précis est bien de membres de l'Internationale. À la séance du 29 mars 1871 du Conseil fédéral, Georges Bertin déclarait textuellement: «Une des plus graves questions qui doivent nous préoccuper, c'est celle relative à l'ordre social. Notre révolution est accomplie, laissons le fusil et reprenons l'outil» (souligné par moi). Goullé rétorque qu'il «n'est absolument pas de cet avis; — il faut se tenir sur ses gardes», et pour Hamet: «La garde est facile à établir, le travail l'est moins; prenons nos outils, au premier coup de tambour nous saurons retrouver notre fusil.» Séances officielles, p. 157.

LETTRE DE Charles LIMOUSIN A MALON, MEMBRE DE LA COMMISSION DU TRAVAIL ET DE L'ECHANGE1

Paris, le 17 avril

Mon cher Malon

Chalain m'ayant dit et vous m'ayant confirmé qu'il serait possible de me faire entrer dans la sous-commission de Travail et d'Echange, je me suis livré à la confection d'un petit travail, que vous trouverez ci-joint, sur un des points importants de la question sociale. Ce travail, sous la forme d'une lettre à la Commune, pourrait être publié et expliquerait ma nomination. Enfin, voyez. La question que je soulève est importante, elle peut être résolue, au moins en principe, de suite.
Bien à vous

Charles Limousin

Rue Mouton-Duvernet, 19, Paris-Montrouge

La revanche
La revanche, nous l'aurons ; il n'y a même aucune imprudence à le dire assez haut pour que les Allemands l'entendent: ces admirateurs de Wagner ont assez travaillé à préparer la leur, et ils nous estiment assez pour prévoir cela, lors même que nous ne le porterions pas à leur connaissance.
Cette revanche sera de deux natures : reconstitution de l'intégrité nationale par le retour à la mère patrie des deux provinces gauloises dont la Germanie va nous faire sanctionner le vol, rétablissement dans le monde de l'influence française qui va disparaître momentanément par suite des trois naufrages de Sedan, Metz et Bordeaux.
Cette revanche, Bismarck et son auguste maître - plaçons les hommes par rang de valeur - espèrent bien nous imposer des conditions assez dures pour qu'elle ne puisse jamais venir, ou tout au moins qu'elle se fasse attendre longtemps.
En cela, il se trompent, notre race est trop vivace, trop orgueilleuse, trop jalouse de son rôle dans le monde pour subir longtemps une situation humiliante, quoi qu'ils disent et qu'ils fassent, la revanche viendra, et prochainement.
Seulement, il y a deux chemins pouvant nous conduire à ce but, l'un est la monarchie souhaitée par tous les égoïstes, tous les rampants français, par Guillaume et Bismarck eux-mêmes - ici rétablissons-les dans l'ordre hiérarchique.
On raconte, et cela doit être vrai, que l'auguste amateur de chopes des bords de la Sprée a, tout préparés dans le portefeuille de son archi-chancelier deux traités à faire sanctionner par l'assemblée nationale dont la libre élection l'intéresse tant. Si le parlement de Bordeaux veut consentir à créer un ordre de choses qui ne fasse pas tache dans l'habit d'Arlequin des grandes puissances d'Europe, c'est-à-dire, s'il acclame ou proclame un roi ou un empereur, on montrera l'un de ces traités ; dans le cas contraire, si la République était maintenue, on exhiberait l'autre.
En agissant de la sorte, S[a] M[ajesté] Guillaume prouve, une fois de plus, que pour être monarque, on n'en est pas moins homme, et que cette espèce égoïste et féroce du genre Carnivore qui s'appelle souverain a, dans une certaine mesure, le sentiment de la solidarité, solidarité si bien exprimée par le proverbe: s'entendre comme larrons en foire.
Mais, comme - à peu d'exceptions près - nous avons, nous autres Français, à nous occuper plutôt de ce qui peut être utile à la France que de ce qui peut plaire à Guillaume, je veux essayer de faire comprendre à cette nombreuse catégorie d'égoïstes qui placent leur sacoche au-dessus de leur patrie, que leur intérêt, leur sacrosaint intérêt, leur commande de pousser à la République, à la République démocratique, et j'ajouterai même sociale.
Tout d'abord, il est un point incontestable et que j'ai tout d'abord [sic] établi, c'est la nécessité d'une revanche. Vous entendrez dans peu d'années, dans peu de mois, le concert qui va s'élever à ce sujet; tout le monde y fera sa partie, et les plus féroces égoïstes feront plus haut que tous les autres rimer déboires avec victoires. Ce sera une mode, une rage. L'opinion publique exercera à cet égard une telle pression que, quel que soit le gouvernement établi - fût-ce celui de la paix à tout prix - il devra faire pivoter sa politique autour de cet objectif.
Si le gouvernement est une monarchie, ce qui suppose suppression de la liberté de la presse, de la liberté de réunion, de la liberté d'association et de bien d'autres libertés, la préoccupation générale se traduira par un système politique dans lequel tout sera sacrifié au militarisme; à côté de l'armée permanente, cette base indispensable de toute monarchie, nous nous verrons tous, jusqu'à cent vingt-cinq ans, enrégimentés dans des bans à n'en plus finir, la taille prise dans un ceinturon, la cartouchière au côté, le Chassepot au bras. Puis à la première occasion qui se présentera - et elle se présentera - d'une coalition provoquée par les prétentions allemandes, la France formera un appoint considérable dans les forces à mettre en ligne, et nous nous ruerons à notre tour sur cette Alsace et cette Lorraine qu'on nous aura volées, et nous les ravagerons, histoire de leur faire mieux sentir les douceurs du régime monarchique français.
Mais si c'est la République qui est choisie à Bordeaux, la scène change; sans doute l'objectif est le même, mais les moyens mis en œuvre ne sont plus les mêmes. Certainement nous ne désarmons pas, en ce sens que tous, tant pour préserver notre liberté que pour sauvegarder notre indépendance nationale, nous entrerons dans les rangs d'une milice citoyenne, commandée par des chefs élus; mais plus d'armée permanente qui nous fusille si nous voulons renvoyer des hommes indignes placés par erreur à la tête des affaires, plus de sergents de ville rétablissant l'ordre dans les rues et le supprimant à coups de casse-tête dans l'organisme humain. Et pourquoi faire de telles armes, quand un bout de papier fréquemment mis dans une boîte est beaucoup plus efficace ? 2
Sous un pareil ordre de choses, l'industrie et le commerce n'étant plus entravés prennent un développement extraordinaire, les questions sociales sont étudiées, les solutions expérimentées, puis appliquées en grand, successivement; les idées de fraternité des peuples acquièrent une nouvelle puissance. Par l'exemple de notre prospérité, grâce à l'action de notre propagande, les citoyens allemands en viennent à convenir avec Jacoby et Liebknecht 3 que si nous avons été des imbéciles jusqu'à Sedan, ils ont été, eux, des idiots depuis; ils chassent leurs burgraves, margraves, électeurs, grands-ducs, rois et empereurs, proclament la République, nous tendent une main fraternelle. Ce jour-là, jour de la fondation des Etats-Unis d'Europe, l'Alsace et la Lorraine, fières d'être françaises malgré tout, reviendront à l'état de France spontanément comme lors de la grande révolution les villes du Rhin et la Savoie.
De cette façon aussi nous aurons la revanche de l'humiliation, ce jour-là on dira que la France a fait définitivement triompher cet axiome : Le droit prime la force.
Voilà les deux routes qui s'ouvrent devant les représentants du peuple, par conséquent devant les électeurs. Qu'ils soient généreux et républicains, ou sans opinion politique, elles sont également onéreuse ou avantageuse.
Qu'on choisisse!

Charles Limousin

1 I.I.S.G., Fonds Descaves. Charles Limousin, ancien « Gravilliers » qu'on classe volontiers comme un renégat, a tout de même voulu participer à l'œuvre sociale de la Commune. Il appartient semble-t-il à la section du XIIIe. Je cite son texte - selon toute probabilité écrit avant le 18 mars - pour qu'on saisisse mieux la façon dont les Internationaux envisageaient la défaite et la «revanche». Trouve-t-on trace ici de chauvinisme ? il est d'abord question de la République.
2 Entendons évidemment le bulletin de vote mis dans l'urne.3 Jacoby, vieux militant démocrate allemand, avait été emprisonné le 13 septembre 1870 pour avoir attaqué la politique bismarckienne d'annexion. W. Liebknecht et Bebel le furent du 17 décembre 1870 jusqu'au 28 mars 1871, pour la même raison.

V

QUELQUES TEXTES EMANANT DES SECTIONS DES BATIGNOLLES ET DES TERNES
SEANCE DU 22 AVRIL DE LA SECTION DES BATIGNOLLES 1

Aux citoyens membres de la Commune.
Citoyens,

Des agents provocateurs, des femmes, excitées sans doute par des prêtres, colportent journellement des outrages et des calomnies qui sont de nature, si on ne les réprime pas, à décourager la défense de Paris. À tout instant vous entendez parler de pillage et de vols qui sont imaginaires ou qui ne sont que le racontar dénaturé des perquisitions légales qui sont ordonnées.
L'Association internationale des travailleurs (section des Batignolles) s'est justement émue de ces bruits, et, appliquant le droit et le devoir d'initiative de chaque citoyen, a voté, dans sa séance du 22 avril, et vous propose le projet de décret ci-joint.

Pour la section des Batignolles

Le président de la séance LÉGALITÉ

Projet de décret

La Commune de Paris,

Considérant que les calomnies qui courent dans certain public sont de nature à entraver la défense et à soulever la province contre Paris.
Attendu que les défenseurs de Paris sont accusés de pillage par des agents provocateurs.
Attendu que dans un gouvernement bien constitué, la police doit être faite par les citoyens eux-mêmes.

Décrète :

Art. 1er. Tout citoyen colportant des bruits de pillage, sans les dénoncer immédiatement à l'autorité, sera arrêté, et si le fait est faux, puni comme calomniateur.
Art. 2. Tout citoyen soupçonné de connaître un fait véritable de pillage, et qui n'en aura pas fait part à l'autorité compétente, sera arrêté comme complice et condamné à la même peine que les vrais coupables.
Art. 3. La Garde nationale est chargée de l'exécution du présent décret.

1 Le Cri du Peuple , n° 56, 26 avril 1871.

ADRESSE AU CITOYEN MALON MEMBRE DE LA COMMUNE 1

17 mai 1871

La section internationale des Batignolles, dans sa séance du 16, après avoir entendu diverses questions qui lui ont paru urgentes, ont voté [sic] la résolution suivante.
Considérant qu'il est urgent que chaque arrondissement dirige ses propres affaires et qu'il est question de transporter tous les fusils à Saint Thomas d'Aquin 2 afin d'en faire la réparation, mais si par hasard les versaillais venaient à entrer dans Paris et qu'ils occupent le quartier Saint Thomas, les légions se trouveront sans armes et sans pièces nécessaires à la réparation de [celles] qui seraient à réparer par suite des combats,
Demandons à la municipalité de réquisitionner l'atelier avenue de Saint-Ouen 76 et de le placer sous le contrôle d'un chef actif et responsable.
Demandons la réquisition de l'atelier du sieur Godillot, franc-fileur, 3 et que l'on y fasse les travaux au compte de la Commune.
Que l'on réorganise les bataillons de guerre du 33e qui est dissous,4 afin de participer au danger de nos braves défenseurs qui sont au feu depuis 10 ou 15 jours.
Nous comptons, Citoyen, sur votre concours actif pour prendre nos vœux en considération.

Le secrétaire-correspondant SÉVIN

1 Collection Léon Centner.

2 Avec le Louvre, plus connu, Saint Thomas d'Aquin est l'un des ateliers de?réparation et de fabrication d'armes les plus importants pendant la Commune

3 L'entrepreneur de chaussures Godillot, un des plus solides exploiteurs des ouvriers cordonniers, continue à travailler pendant la Commune pour la Garde?nationale. Ce « privilège », laissé à un membre des plus éminents de la «féodalité?industrielle» n'a cessé de susciter les protestations des diverses coopératives et de?la Chambre syndicale des Cordonniers. André Léo s'en est faite volontiers l'écho?dans le journal La Sociale. Plusieurs réunions publiques avaient dès le Siège?réclamé la confiscation de la fabrique.

4 On lira ici les compagnies de guerre du 33e bataillon. Celui-ci avait été dissous pour modérantisme. On semble vouloir le reconstituer sur de nouvelles bases.

ADRESSE DU 20 MAI 18711
Les sections de l'Internationale des Travailleurs des Batignolles et des Ternes réunies déclarent :

Qu'elles approuvent le citoyen Malon dans sa conduite énergique; il est toujours le défenseur des principes Socialistes que l'assemblée a votés dans ses différents Congrès et pour lesquels il a longtemps combattu; elles déclarent en outre qu'elles protestent contre les attaques qui ont été faites contre lui, qu'elles sont décidées à l'appuyer, et elles chargent leur secrétaire d'en prévenir le Comité du Salut public.

Le président Henri BARDOUT

Les assesseurs BOZIER, ANDRÉ

SEANCE DU 20 MAI 18712
Les sections de l'Internationale des Batignolles et des Ternes réunies,

Considérant qu'un des buts principaux du socialisme est l'équitable répartition du travail entre tous les citoyens et toutes les citoyennes ; que le socialisme doit faire disparaître à tout jamais les monopoleurs et les exploiteurs.
Considérant que les municipalités des divers arrondissements de Paris ont été invitées à réquisitionner des locaux pour y installer des ateliers.
Considérant que la municipalité du XVIIe arrondissement a installé des ateliers; que le Comité des citoyennes pour la défense de Paris, siégeant rue du Boulevard, 133, a fait appel à toutes les citoyennes sans travail; que cet appel a été entendu et que déjà un grand nombre de citoyennes se sont fait inscrire pour obtenir du travail.
Considérant que la Commission du Travail et de l'Echange avait promis de répartir le travail entre tous les arrondissements; que cette promesse n'a pas été réalisée ; qu'il est urgent de ne pas faire attendre en vain les citoyennes inscrites pour obtenir du travail, quand les citoyens sont au feu.
Considérant que la Commission du Travail et de l'Echange, loin de réaliser sa promesse, laisse le travail entre les mains des exploiteurs et des monopoleurs.
Demandent dans le plus bref délai l'équitable répartition du travail entre les comités des divers arrondissements de Paris.

Le président Henri BARDOUT
Assesseurs : BOZIER, ANDRÉ, Jules SASSIN

1 Coll. Léon Centner. Les sections prennent le parti de Malon qui vient de signer le manifeste de la minorité de la Commune. H. Bardout, président, est ouvrier ?serrurier.

2 Ibid.

3 Aujourd'hui rue Darcet. Sur le Comité des femmes du XVIIe, voir E. Thomas, ?Les Pétroleuses, passim.

LA FORMATION DE LA SECTION MALESHERBES LETTRE A Benoît MALON
Paris, le 26 avril 1871
Cher citoyen,

Nous n'avons pas de section de l'Internationale dans le huitième [arrondissement] et j'ai l'intention d'en fonder une, qui ne fera que suivre l'exemple que lui donne celle des Batignolles, votre ouvrage. Veuillez donc nous aider de votre bienveillant concours en venant faire l'ouverture de notre première séance, qui aura lieu le 27 courant à 8 h. du soir, 24 rue Malesherbes. La section des Batignolles y enverra des délégués. Nous avons pour noyau les Citoyens Légalité, Bonnefond. Jauffrey, Pauloin et moi. Veuillez faire délivrer des livrets pour première inscription jusqu'à parfaite organisation.

Salut et Egalité

Le L[ieutenan]t-colonel de la VIlle légion SCHMELTZ

1 Coll. Léon Centner. On trouve aux A.P.Po., B/a 439, pièce 5364, une liste de membres de l'Internationale «adressée par la Justice militaire», qui ne peut être que celle des membres de la nouvelle section Malesherbes: E. Schmeltz, capitaine au long cours, G. Bonnefont, étudiant, Ch. Légalité, ouvrier serrurier, Pauloin, ouvrier tôlier, A. Lebas père, employé, G. Caminade, artiste peintre, F. Lacour, officier, Ch. L'Etienne, voyageur de commerce, A. Lebas fils, employé, A. Schmidt, employé, A. Denneville, employé. Ainsi peut-on se faire une idée de ce qu'étaient les membres fondateurs d'une section, qui assurément n'a pas eu grand temps pour étendre son audience.

Comment les Communards voyaient la Commune

Le Mouvement social, n° 37, octobre-décembre 1961

Nous savons, par bien des témoignages et des livres, ce que les chefs de la Commune ont pensé de l'œuvre révolutionnaire qu'ils ont accomplie, ou tenté d'accomplir. Depuis la publication d'un récent ouvrage, nous savons aussi ce que sont les « doctrines » de la Commune, ce qu'elles doivent à une vieille tradition jacobine, ou à Proudhon, ou à d'autres (1). Mais peu de documents ont été publiés qui nous éclairent sur ce que, tout en bas de l'échelle, le peuple parisien pensait de sa Commune, sur la façon dont les troupes révolutionnaires envisageaient leur révolution (2). Aux Archives du Ministère de la Guerre à Vincennes, tantôt dans les dossiers d'insurgés, tantôt en liasses égarées dans divers cartons, on retrouve grand nombre des lettres adressées par des Communards à leurs familles, à leurs amis, aux journaux, aux membres de la Commune, des brouillons de discours pour les réunions populaires, des brouillons de poèmes, ou de simples notes rapidement griffonnées. Certes ces petites gens écrivent mal, leur orthographe est souvent fantaisiste (mais ils mettent toujours une majuscule au mot République), leurs idées confuses, ou simplistes ; leur témoignage n'en mérite pas moins d'être entendu, et quelquefois l'on a d'heureuses surprises. Laissons un moment la parole au Peuple de Paris.

(1) Charles Rihs, La Commune de Paris, sa structure et ses doctrines, Genève, Droz, 1955, 317 p.

(2) Le meilleur des témoignages existant est l'ensemble des Lettres au « Père Duchêne » pendant la Commune de Paris. Avec une introduction de Sakharov. Paris, Bureau d'Editions, 1934, 63 p. Voir aussi le chapitre « La Commune et les forces populaires », dans l'ouvrage collectif « La Commune de 1871 ». Paris, Editions Sociales, 1960, 435 p.

1 ) Lettres de Désiré Lapie à sa sœur

Désiré Florentin Lapie est né le 7 décembre 1836 à Dizy-le-Gros, dans l'Aisne. Il est ouvrier menuisier et habite 38 rue du Ruisseau, au cœur du révolutionnaire XVIIIe arrondissement. Il a participé à l'enlèvement des canons le 26 février 1871, en tant que membre du Comité de la Garde nationale de Montmartre. La Commune en a fait un commandant des compagnies de marche du 169e bataillon. Il a été condamné par contumace à la déportation dans une enceinte fortifiée. Il était le frère d'Alcindor Lapie, membre du Comité de vigilance du XVIIIe arrondissement, chargé pendant le Siège de la fabrication de bombes Orsini, qui, le 24 octobre 1870, s'était fait sauter accidentellement avec sa fabrique. (Voir La Patrie en Danger, n° 46 du 26 octobre 1870).

Paris, le 9 mars 1871.

Cher beau-frère et chère sœur,

Je vous ai écrit à plusieurs reprises et je n'ai pas reçu de réponse. N'aurais-tu pas appris chère sœur la mort de notre malheureux frère Alcindor. Ce pauvre frère a été tué le 24 8bre 1870 à 3 heures de l'après-midi, il était lieutenant et directeur d'une fabrique de bombes, c'est là qu'il a trouvé la mort, la fabrique a fait explosion, dans notre malheur nous avons eu une grande consolation, c'est que plus de trente mille personnes ont assisté à sa dernière demeure, plusieurs discours ont été prononcés sur sa tombe par des citoyens connus de la démocratie, aujourd'hui représentants du peuple.

Alcindor avait pris une part active à la formation des C(ompagn)ies de bombardiers, c'est d'une de ces compagnies qu'il était lieutenant ou moment où ce pauvre enfant avait atteint une position sociale, la mort nous l'enlève laissant sa femme et son enfant dans une position voisine de la misère, heureusement que la position qu'il occupait a permis à sa femme de trouver un emploie qui lui vient en aide. Mon neveu est au collège, il est bien gentil, ma femme va le chercher le jeudi et Dimanche, ma belle-sœur vient tous les jours chez nous après sa journée. [...] (1)

Pour moi je n'ai pas souffert du tout ni ma femme ni ma belle-sœur et son enfant tous nous avons passé le siège aussi bien que le premier bourgeois de Paris. J'avais fait des provisions, plus j'avais un emploie qui me rapportait environ 7 francs par jour en dehors de çà j'étais capitaine des C(ompagn)ies de guerre, lorsque nous sommes sortis de Paris, j'ai touché les appointements de 266 fr. par mois, tu vois que je n'étais pas malheureux. Le lendemain de cette paix honteuse, j'ai donné ma démission de Capitaine, car c'est à mourir de honte de voir que quelques misérables nous aient vendus de la sorte aujourd'hui ces mêmes hommes se croient encore le pouvoir de nous dominer et de nous trahir de nouveau. En province on vous tait accroire bien des choses, vous pensez que nous sommes en Révolution, eh bien non ma sœur, il n'y a pas de Révolution à Paris, tout çà est mensonge, il est vrai que nous nous sommes emparés des pièces de canon et mitrailleuses, il est bien juste puisque nous les avons payées, aujourd'hui nous les gardons c'est notre propriété.

Le 26 au soir voyant que nous n'avions pas de nouvelles, l'armistice étant expirée, les Prussiens devaient donc entrer à Paris, c'est moi-même ton frère qui le premier ai pris l'initiative de l'enlèvement de ces pièces, j'ai réuni environ 200 hommes, je suis parti sur la place Wagram, j'ai fait enlever 11 pièces qui n'avaient jamais servies, je les ai fait monter au haut des buttes-Montmartre, toute la garde nationale a suivie mon exemple à l'heure où j'écris on monte encore de ces pièces, aujourd'hui nous en possédons 350 et 100 mitrailleuses, je suis en permanence pour la garde de cette artillerie comme Membre du Comité central.

Picard le ministre dit que nous jouons notre tête et bien soit, nous acceptons la partie. La République tient nos cartes, mourir pour elle et avant elle, tel est mon vœu. Tu sauras que si ma tête tombe, elle ne tombera que pour la cause du peuple. Dis bien aux gens de la province que nous ne voulons pas la guerre civile, mais que si on cherche à nous enlever que nous brûlerons plutôt Paris que de nous laisser vaincre par ces bandits.

Nous ne voulons ni le pillage, ni le vol ni grandeurs. Voilà ce que nous voulons rien de plus. République une et indivisible. Séparation de l'Eglise et de l'Etat ; Instruction gratuite et obligatoire pour les instituteurs laïques, suppression entière des armées permanentes, que tout citoyen soit soldat, mais dans son pays c'est-à-dire garde national.

Suppression des sergents de ville et tout argoussin (sic) ainsi que des gendarmes.

Que ceux qui ont déclarés la guerre payent les frais avec les Capitulards qui ont signé la fameuse paix. Voilà notre programme, qui est peut-être réussi à l'heure où tu liras cette lettre, car nous sommes maîtres de la situation à l'heure actuelle, une bonne partie de la troupe est avec nous.

Mais tout ce que vous lisez dans les journaux autre chose que ce que je te dis là eh bien c'est des mensonges infâmes, nous ne somme ni gredins, ni des voleurs, nous sommes le peuple rien de plus et il n'y a rien au dessus de nous.

Adieu cher beau frère et chère sœur

Votre frère qui vous embrasse ainsi que toute la famille

D. Lapie

(1) Je coupe ici quelques passages purement personnels, qu'il me semble inconvenant de reproduire.

Chère et bonne sœur

Paris, le 26 Mars 1871.

Tu t'intéresses de nous comme si tu ne connaissais pas Paris. La Révolution vous fait donc bien peur tu me dis que je déshonore mon nom en me laissant conduire par ce mouvement politique : que veux-tu chacun en ce monde doit mettre ses connaissances au service de son pays dans cette crise que nous passons l'honnête homme doit faire abnégation de tout même de la famille, quand il s'agit des générations futures et de l'affranchissement des peuples. Tu me dis aussi que je me mette du côté du plus fort, je suis persuadé que telle n'est pas ta pensée, à moins que tu ne me prenne pour un lâche, nous étions bien faible lorsque nous avons commencé, aujourd'hui nous sommes les puissants dans la force comme dans la justice. Des journaux menteurs vous disent que nous voulons le pillage sui-je né voleur, c'est à toi que je le demande, et tu crois que je voudrais du partage, non ma sœur cette manière n'entre pas dans mes opinions politiques. Voilà ce que nous voulons le droit de nommer nos conseils municipaux, nos officiers militaires, suppression des armées permanentes, séparation de l'Eglise et de l'Etat sans cependant empêcher la liberté des consciences, suppression des traitements au dessus de 10.000 Fr, instruction gratuite et obligatoire par les écoles laïques, fermeture des Couvents, empêcher par tous les moyens possibles le retour du Jésuitisme, car dans ces maisons on ne connaît que le vol et la prostitution.

Oui Ma sœur nous sommes maître entends tu devant nous ces gens s'inclinent les monarques tremblent en pensant à notre révolution, de ces hommes qui nous ont livrée nous les tenons Bismarck lui-même est forcé de nous reconnaître tu vois si nous sommes fort et les gens de la campagne pense venir nous écraser à paris; pauvre peuple qu'ils sont bêtes c'est pour eux que nous travaillons et ils voudraient nous écraser mais s'ils commencent et que Paris lève sa voix il la fera entendre de l'océan aux monts Oural car rien ne résiste à un peuple libre. On vous fait la chose bien mauvaise On vous dit qu'on se tue à Paris La vérité qu'il y a eu en tout 30 morts jusqu'à ce jour sans compter les deux infâmes généraux qui ont été assassiné j'en conviens par deux ou trois misérables pour moi ce que je regrette dans cette affaire c'est les cartouches qu'on a user pour s'en débarrasser.

Voilà tout ce que j'ai à te dire à Paris tout va bien, les élections à la Commune sont favorables on ne s'ait pas disputer bourgeois ouvrier et soldat fraternise Adieu ma sœur et Vive la République démocratique et sociale.

Salut et Egalité D. Lapie.

  1. Quelques copies de concours

Vers la moitié du mois de mai 1871, la Commune organisa un concours de recrutement d'officiers d'Etat-major. La présidence du jury avait été confiée à l'ancien normalien Martine, membre de la section des Batignolles de l'Internationale, et membre de la Commission de recensement, statistique et élections au sein de la Commission communale du XVIIe arrondissement. À l'écrit, on demandait aux candidats de faire preuve de quelques connaissances et surtout de la vigueur de leurs sentiments républicains et socialistes. Voici quelques-unes de leurs copies. Il est dommage que la question la plus mal traitée ait été : « Qu'entendez-vous par questions sociales ? »

Alphonse Ardoin avait à « Retracer rapidement le mouvement révolutionnaire depuis 89 jusqu'à nos jours ». Il a obtenu la note 6 {sur 10), avec les appréciations : « Examen écrit : de la facilité dans les idées ; examen oral : du bavardage ». Représentant de commerce, domicilié 9 rue Lamartine, il était né à Paris le 4 avril 1835. Sergent-fourrier de la 3e compagnie du 229e bataillon, il avait été élu délégué de sa compagnie à la Fédération de la Garde nationale. Ardoin est l'auteur d'une brochure : « Les Français de l'avenir, nouveau gouvernement » (BN Lb 57 1529) et d'un tract : « Les nouveaux impôts, impôt sur le luxe, impôt sur ces petites dames » (BN Lb 57 1507), tous deux publiés en 1871, probablement un peu avant la Commune.

La France courbée sous le joug de la féodalité a subi en 1789 un changement radical dans les institutions politiques, changement tellement important qu'il a miné dans sa base tout le vieux édifice du système social européen. Le mouvement révolutionnaire commencé d'une façon anodine sous forme d'opposition à la Monarchie de Louis XVI sous la puissante impulsion et la parole véhémente de Mirabeau, n'acquit réellement un caractère bien accentué qu'en 1793 alors que les Danton les Marat les St Just les Robespierre prenant en main les rênes du pouvoir firent comprendre au peuple quels devaient être les changements radicaux à opérer dans toutes nos administrations officielles pour arriver à fonder le véritable bien-être du peuple. Le pouvoir réactionnaire, comme de nos jours, était fort puissant, il comprenait toute la noblesse qui ne voulait pas abdiquer son autorité, et la bourgeoisie qui voulait profiter de la victoire que le peuple avait obtenue au prix de son sang. Dans cette lutte intestine le mouvement révolutionnaire fut obligé de se prononcer ouvertement et de prendre des mesures énergiques qui d'elles mêmes dégénérèrent en mesures sanguinaires. Le simple bon sens doit donner raison à l'application des exécutions qui eurent lieu, puisqu'il s'agissait pour la République de vaincre ses adversaires ou d'être condamnés à tout jamais à l'impuissance. C'est ce qui arrive encore de nos jours — les proscriptions ont commencé sous forme de fuite volontaire mais cependant nous n'en sommes qu'à la première phase et des mesures rigoureuses seront indispensables pour assurer d'une manière positive la réussite dans la défense de Paris et des droits qu'il veut conquérir.. Cependant dans toutes choses, il y a, à côté des besoins d'une cause, le mal qui se produit dans l'opinion publique, lorsqu'on arrive aux mesures rigoureuses. C'est que la Terreur s'empare des esprits et les portent naturellement à se lancer dans les bras d'un sauveur quelconque. C'est à mon avis ce qui a amené insensiblement la population française de la première République à accueillir comme un sauveur le fondateur de l'Empire, Napoléon I qui avait su gagner la confiance de son armée. Le mouvement révolutionnaire s'éteignit donc étouffé dans les bras du Titan impérial, pour ne reprendre une nouvelle vie que sous le règne de Charles X alors que la France était de nouveau plongée sous le joug d'un système monarchique et clérical entièrement semblable à celui qu'elle possédait avant 1789. À partir de cette époque c'est-à-dire après 1830, la véritable révolution sociale se fit jour, révolution pacifique, ayant pour principes l'éducation morale et sociale du peuple. De profonds philosophes au point de vue des questions économiques et sociales, tels que Proudhon, Louis Blanc, etc.-fondèrent une école nouvelle avec des données positives sur ce qui devait constituer l'élément de la République démocratique et sociale, c'est-à-dire la Liberté saine et honnête, le travail libre et fécond, les droits civils et politiques des citoyens. Ce mouvement révolutionnaire tout pacifique amena la naissance de la République de 1848 qui aurait du être le marchepied de la République universelle si les hommes qui la conduisaient n'avaient pas pris pour mission de se laisser déborder par une Assemblée qui était tout excepté franchement Républicaine.

Cette assemblée s'appliqua à faire prévaloir ce même système de Terreur qui avait perdu la 1ère République, et le dénouement fut le même la nation française mal conseillée se livra entièrement au neveu de Bonaparte. Ce fut une faute que nous avons expiée par un esclavage de 20 ans.

Aujourd'hui la République luit de nouveau sous le Soleil de la Liberté — une Assemblée antinationale cherche à la renverser. Tous les citoyens réellement patriotes doivent apporter leur concours pour l'empêcher de péricliter. Pour y arriver il faut à mon avis éviter autant que possible ce qui a toujours causé la perte de la République ; il faut que la Terreur ne s'empare pas des esprits ; il faut que la modération dans les actes politiques du gouvernement de Paris soit un gage de confiance pour tous.

Comme défense matérielle de Paris j'aurais beaucoup à dire, mais cela n'entre pas dans le sujet que je traite donc je m'abstiendrai seulement je soutiendrai une thèse favorite et je demanderai seulement

L'Unité dans la direction, et dans l'organisation militaire et civile Là où il y a scission il n'y a plus d'autorité.

Victor Prosper Lhuïllier, né le 24 avril 1834 à Semur {Côte d'Or), agent d'affaires, domicilié 124 rue Mouffetard, où sa femme tenait un débit de vin, lieutenant à l'Etat-major du Colonel Henry, traite « Des causes qui ont perdu la Révolution de 1848 ». Note : 7/10.

À mon avis et d'après l'expérience que j'ai des choses et des hommes depuis cette époque où mon intellect était assez développé pour apprécier l'importance des faits, ce sont :

la faute impolitique de Garnier Pages, et Ledru-Rollin, en faisant décréter l'impôt des 45 centimes au lieu de l'impôt progressif qui eût atteint la classe aisée au lieu de peser sur les masses, ce qu'a fait l'impôt des 45 c. qui a atteint tous les citoyens sans distinction.

Le refus par Lamartine du Drapeau Rouge et la scission entre le parti du National et celui de la Réforme. — Le parti radical n'était ni publié ni appuyé encore moins compris — A cette Epoque ni Proudhon, ni Félix Pyat, ni Louis Blanc, les plus grands Economistes de cette époque, voir même Blanqui n'ont demandé la décentralisation qui est aujourd'hui le problème de la Commune.Tout était unitaire, et Barbés lui-même n'a jamais parlé de la fédération que la masse ne comprend pas comme Base de La Commune.

Le 15 mai, Juin et la dictature de Cavaignac ont tué la République.

Les journaux de la réaction qu'on eût dû défendre et qui chaque jour insultaient la République qui n'était plus que de nom, Comme aujourd'hui le Petit Moniteur, la Petite Presse font plus de mal à la Commune que les discours et les menaces de Thiers à Versailles.

Une des grandes causes, l'admission de la famille Bonaparte à la représentation nationale — sans cela pas de président et partant pas d'Empire. — Cavaignac dictateur n'eût pas tué la République qui eût pu se guérir de sa blessure de Juin.

Une cause à mon avis très grande et même aujourd'hui de la chute des principes des Gracques, de la Loi Agraire, de la profession de foi du Vicaire Savoyard, Le modèle de la Conduite de Robespierre et qui entravera toujours la marche des Révolutions sociales, C'est le Suffrage Universel.

Instruisez une Génération, sans cela Rien — Le vote sera toujours incompris, s'il n'est pas guidé par l'Intelligence.

Paris 16 mai 1871.

Jules Auguste Marchand, capitaine du 143e bataillon, traite : « Du rôle de la Garde nationale dans les différentes révolutions parisiennes ». Il obtient la note 6. Né le 23 mai 1851 à Aulnay-les-Bondy (Seine-et-Oise), il est commis architecte et habite 270 rue du Faubourg Saint-Martin.

La Garde nationale composée de citoyens dévoués aux intérêts de notre chère patrie ne montra que fort peu d'empressement à notre grande crise révolutionnaire de 1848, tant elle appréhendait l'anarchie ; l'horreur d'une guerre civile la détermine à combattre l'insurrection.

Pourquoi ce mouvement s'est-il opéré ? parce que son organisation était extrêmement mauvaise : les chefs nommés la piuspart pour leur immense fortune ne pouvait désirer le triomphe de la république L'armée peu sympathique aux insurgés devait indubitablement appuyer la garde nationale par ce qu'elle possédait encore toute sa discipline et sa bonne direction. Voilà donc le Rôle de la Garde N(ationa)le en 1848 d'après mon point de vue Aussi le résultat est la Chute de la Révolution.En 1870 son Rôle est complètement différent Appelé pour la défense du pays, elle s'organisa promptement. Le Gouvernement Républicain régnant lui donnait toute facilité pour nommer librement ses chefs. Elle "prit donc de préférence tous anciens soldats. Elevés dans la même sphère et devenus sympathiques aux hommes ils parvinrent non sans peine à donné une certaine considération aux grades. Animé du plus ardent patriotisme elle ne voyait pas sans douleur les infâmes trahisons de nos Gouvernements son nombre étant considérable elle était donc en lieu d'espérer qu'elle ne resterait pas inactive dans cette malheureuse guerre Aussi le Gouvernement de la défaillance n'étant pas à la hauteur de son dévouement pour la Cause démocratique perdit son Estime et sa Confiance dès le mouvement sublime du 31 octobre

À vrai dire beaucoup de Citoyens n'ayant qu'une idée très vague sur la Commune qu'on voulait instituer ce jour et qui bien certainement a sauvé la France ne donnèrent point leur concours à ce mouvement. Les citoyens qui composèrent la Commune étant parfaitement connus pour leurs idées avancées n'obtinrent donc pas sa force entière, ils n'eurent qu'une infime minorité qui devait l'amener à sa perte. Lorsque Paris fut livré et vendu par ces individus abjects qui veulent aujourd'hui la ruine totale de cette illustre capitale, la garde nationale apprécia mais hélas ! trop tard l'importance du mouvement du 31 octobre elle jura bien qu'on ne l'y reprendrait plus elle s'empare spontanément de tous les canons de l'Enceinte qui restait encore au pouvoir de ces misérables traîtres et dès lors obtint une force tellement grande qu'elle épouvantait cette Assemblée Monarchique qui sachant Thiers hostile aux Républicains s'empressa de lui confier les pouvoirs les plus étendus. Thiers n'obéissant qu'à son idée il voulut donc lui ôter ses canons sa force réelle et se promit bien de la désarmer afin qu'elle ne l'obséda plus de ses protestations de là le 18 Mars jour à jamais mémorable dans les Annales de l'histoire le peuple suffisamment éclairé savait fort bien que la troupe trahie, trompée comme elle l'avait été n'obéirait point à ces ignobles généraux aussi elle résolut donc de lui opposer de la résistance. La troupe ayant pactisé avec la garde nationale le Gouvernement se trouva culbuter par la Fédération de la Garde Nationale ayant pris le nom de Comité Central composée de gens Energiques d'un Républicanisme jusqu'à la méconnu méprisant la mort épouvantant un amour profond pour toutes les libertés possibles et prêts au plus grand sacrifice pour nous conquérir ses privilèges; ils s'emparèrent donc du Pouvoir sans résistance et la Garde Nationale dans les Quartiers populeux qui la voyait administrer avec justice et ordre lui Apporta un Concours efficace dans l'Exécution de ses lois la garde nationale des quartiers opulents au contraire ne connaissant nullement les citoyens ne voulurent pas subir les volontés des quartiers populeux de la lutte ou le résultat est la Victoire pour le Comité central.

La Garde nationale fut enfin appelée à combattre Versailles elle le fit courageusement son héroïsme mérite d'être signalé combattant pour ses franchises Municipales pour des réformes libérales sachant qu'elle donnait un démenti formel à ceux qui osèrent l'insulter, seulement la Chute de tout ce qui pouvait rappeler le Gouvernement de la lâcheté elle résista donc aux ordres nombreuses de Versailles.

La lutte se bornera à une conciliation imposée par la France entière et la Garde nationale obtiendra sa page glorieuse dans l'histoire impartiale.

Voilà donc mon appréciation sur le Rôle de la Garde Nationale dans nos différents Evolutions.

Georges Frédéric Dubourg, dessinateur, né le 18 juillet 1836, domicilié 24 rue de Charonne, douze ans de service militaire, traite la même question que Jules Marchand, mais avec moins de vigueur.

Pour répondre à cette question avec le développement qu'elle comporte, il faudrait analyser les divers éléments sociaux qui composent la Garde nationale parisienne, telle qu'elle est organisée en ce moment. Il faudrait, de cette analyse arriver à des conclusions comparatives entre le prolétariat des villes et le prolétariat des campagnes, et arriver aussi à cette constatation irréfutable que seul, le prolétaire des villes, par son instruction plus développée que celle du paysan, pas son bon sens plus subtil, par ses besoins plus nombreux, par son état de civilisation plus avancé, que seul, dis-je, le prolétaire des villes peut comprendre et diriger un mouvement révolutionnaire social. La Garde Nationale Parisienne a toujours eu l'initiative des grands mouvements révolutionnaires, et le 18 mars plus qu'à toute autre date, elle est restée fidèle à sa mission. Il ne suffira plus alors de compter sur les promesses ou les garanties Jésuitiques données par ceux qui ont intérêt à étouffer les revendications du prolétariat. La Garde nationale aura prouvé sa force, elle devra garder et organiser cette force pour la défense de ses droits. »

Joseph Guaitella, employé, né le 16 avril 1837 à Bastia (Corse), domicilié 15 bis avenue Victoria, avait été pendant le Siège capitaine aux Eclaireurs de la Seine. Au début de l'insurrection il est aide de camp de Cluseret, puis devient major de place, attaché à Razoua qui commande l'Ecole militaire. On suppose qu'il a été tué pendant la Semaine sanglante en défendant une barricade. La question qu'il doit traiter est la suivante : « Appréciation des opérations de l'armée française par l'armée de Paris. »

Le 4 septembre 1870 Paris libre proclamait la déchéance des Bonaparte en inaugurant un nouveau gouvernement ; Malheureusement au milieu de l'agitation produite par ce glorieux événement la population parisienne se laissait escamoter le pouvoir par des hommes incapables de la défendre, car leur chef, le Général Trochu disait le soir même que la défense de Paris n'était, qu'une pure folie.

Cependant la garde nationale décidée à tous les sacrifices s'organisait avec rapidité, les marins venant de nos différents ports militaires préparaient avec un dévouement absolu la défense de nos forts, les débris du Corps d'armée Vinoy échappé au désastre de Sedan se préparaient à agir vigoureusement contre l'ennemi ; les corps-francs arrêtaient sur la Marne les courreurs Prussiens en un mot tout ce que Paris renfermait de force vitale était décidé à défendre la capitale, car chacun comprenait qu'une résistance prolongée pouvait changer à notre avantage les chances de cette guerre maudite. Telles étaient au 4 septembre les dispositions d'esprit de cette population héroïque que la lâcheté et l'ineptie de ses gouvernants devaient conduire à la plus honteuse capitulation. Le 31 octobre des hommes énergiques et dont le patriotisme n'avait d'égal que leur foi républicaine, persuadés que le général Trochu et consorts n'avaient d'autre but que de livrer Paris après l'avoir trompé par de fallacieuses promesses, tentèrent de renverser ce gouvernement de saltimbanques, et pourvoir à son remplacement par la formation de la Commune, seul pouvoir légal et capable de remplir le mandat dont elle aurait été investie. Mais telle était l'aveuglement de la population parisienne que malgré les efforts énergiques tentés dans cette journée par ceux qui réellement comprenaient la situation horrible où Paris se trouvait, un vote aussi stupide qu'odieux maintenait au pouvoir les criminels qu'il eut était fort sage de fusiller.

Si cette mesure énergique commandée par l'intérêt du salut public eut été accomplie, la France n'aurait pas eu la douleur de subir le traité infâme qui lui a été imposé.

Aussi malgré les horreurs d'un siège sans précédent dans l'histoire, malgré la bravoure incontestée de ses défenseurs, Paris, gouvernée par d'ignobles coquins qui l'avaient exploitée à merci, se voyait livrée pieds et poings liés à la horde allemande qui l'enserrait depuis 5 mois.

Puisse cet exemple nous faire comprendre une bonne fois pour toutes que des mesures énergiques seules — c'est-à-dire la mort des Favre et Cie — pouvaient amener la solution que nous désirions tous, l'anéantissement de l'armée d'investissement.

La situation étant la même aujourd'hui, il n'y a qu'un seul moyen d'en finir avec les bandits qui nous égorgent, c'est d'avoir le courage d'inaugurer un régime de terreur, seul remède efficace pour détruire à jamais la souche réactionnaire qui germe dans Paris et qui n'attend que le moment favorable de nous livrer aux Versaillais comme Trochu nous a vendus aux Prussiens.

Quand on aura fusillé quelques sauteurs du boulevard et quelques réfractaires, quand on aura en un mot purgé Paris de tous les parasites immondes qui grouillent dans son sein, l'œuvre de résurrection nationale pour laquelle nous combattons serra accomplie.

Telle est mon opinion.

Vive la Commune

Vive la République Sociale.

François Théodore Yvonnet, né le 22 novembre 1831 à Bayeux (Calvados),, établi depuis dix-sept ans peintre d'enseignes 40 rue Folie-Méricourt, sous-lieutenant pendant la Commune à l'Etat-major de la Place, chargé du Bureau topographique, a lamentablement échoué au concours. Il a obtenu la note 2 sur le sujet : « Qu'entendez-vous par questions sociales ? », avec les appréciations : « Examen écrit : mauvais ; examen oral : nul à peu près ».

Citoyens, suivant mon appréciation J'entends par socialisme, les hommes s'unissant dans une même politique, au point de vue de l'Union, pour faire la force d'un pays, au point de vue matériel, en s'unissant en coopération soit collective ou individuelle pour tout ce qui a rapport au Commerce aux Sciences et aux arts et établir par cette coopération la vie à bon marché pour ce qui est la Justice, qu'elle soit établie par des cours qui auront leur contrôle. Pour ce qui est guerre, l'armée permanente doit être abolie, l'armée citoyenne seule pour sauvegarder l'honneur de la patrie et la propriété. Voilà, citoyens, le petit résumé de mes Idées.

Enfin Jean-Baptiste Louis Cagnat devait « Justifier la chute de la colonne Vendôme ». Il est né le 30 janvier 1829 à Biesheim, en Alsace, demeure pendant la Commune dans le XVIIe arrondissement, et se dit voyageur de commerce. Il était capitaine d'Etat-major à la XVIIe légion. Avec un examen écrit « passable » et un examen oral « mauvais », il obtient la note 3.

La colonne Vendôme qui avait été érigée en 1810 en commémoration des victoires remportées par les armées françaises sur nos soi disant ennemis sous le règne despotique et absolu de Napoléon Ier vient d'être démoli suiv(an)t un décret de la Commune de Paris, aux applaudissements de tous les hommes amis de l'humanité, et pour effacer à jamais cette époque néfaste de notre histoire.

C'est ainsi que dans l'avenir devront tomber tous les tyrans qui oppriment les peuples depuis des siècles, s'appuyant sur l'ignorance et la superstition des masses.

La légende napoléonienne a vécu : espérant que plus jamais elle ne renaîtra de ses cendres.

Les générations futures ne voudront jamais croire que leurs pères ont idolâtré ce fétiche et sa race infecte qui nous a amené deux fois l'invasion.

  1. Discours de Castanet sur « La Commune »

Jacques-Philémon Castanet, né le 25 mai 1845 à Lavaux (Tarn), domicilié 55 rue d'Angoulême à Vincennes, était commis de 2e classe des Contributions indirectes. Le 2 avril 187 1, il avait été nommé par Bastelica contrôleur des Contributions indirectes à Vincennes. Le 16 mai, il proclame la Commune à Vincennes, s'empare de la Mairie et y arbore le drapeau rouge. Le brouillon qui suit, saisi dans ses papiers, est-il celui d'un discours qu'il a prononcé à cette occasion ?

Le principe de la Commune, citoyens, c'est le droit que possède chaque groupe de citoyens de s'administrer librement, que ce groupe soit nombreux ou faible, qu'il s'appelle commune municipale ou cantonale ou départementale.

L'administration d'une cité se compose de plusieurs branches. Des hommes vivant en société doivent avoir le moins de lois possibles, car les lois ne sont que des entraves apportées à la Liberté. Il faut cependant des lois pour régler les relations d'homme à homme, de famille à famille, de ville à ville, de province à province. Les premières, celles qui règlent les relations d'homme à homme et qui constituent le code peuvent sans inconvénient être élaborées par l'ensemble des citoyens de toute une nation, car ce qui est honnête et qui ne l'est pas à Dunkerque ne l'est pas moins à Bayonne et vice-versa.

Mais quant aux lois afférentes à la commune elle-même ou au groupe qui porte ce nom, c'est autre chose. Les besoins des habitants de Carpentras n'étant pas les mêmes que ceux de Paris, il est souverainement dangereux de vouloir astreindre les habitants de ces deux villes dont l'industrie, les besoins, les aspirations sont différents, à des lois qui ne conviennent ni à leurs moeurs ni à leur caractère. Ces lois spéciales à chaque localité doivent donc être établies non pas par l'autorité centrale, mais par la représentation locale.

Une objection grave s'élève : mais, ne dira-t-on pas, chaque commune livrée à elle-même, formant un petit état indépendant, mais c'est le [ici mot déchiré!, l'émiettement de la France. Erreur, citoyens ! Les Communes d'une circonscription géographique se groupent librement à leur tour avec les communes voisines qui ont des besoins et des intérêts identiques, pour former les Communes cantonales ou départementales, absolument comme les individus se sont librement unis pour former la Commune municipale. Les lois qui régiront les relations des diverses communes ainsi groupées seront nécessairement faites par une assemblée cantonale formée de la délégation de divers conseils municipaux des groupes primitifs.

À leur tour, ces grandes agglomérations se réunissant formeront la Nation.v La Nation c'est à dire un être politique idéal formé de toutes les traditions de notre glorieux passé politique. La Nation c'est-à-dire la personne politique représentant le Vœu librement exprimé de chaque individu qui est partie intégrante de ce grand tout.

À la Nation ou Etat le soin de gérer les affaires générales du Pays. À elle le devoir de faire respecter l'indépendance de chaque Commune et la liberté de chaque individu. La Nation sera toute puissante pour réunir chaque membre valide à une frontière menacée par l'étranger, mais elle sera impuissante à précipiter l'un sur l'autre deux groupes de citoyens pour les faire s'entretuer, comme le fait à cette heure le pouvoir central de Versailles qui veut résister à un courant trop fort pour ce faible obstacle. Telle est, citoyens, mon opinion personnelle sur le Principe de la Commune. »

  1. Un poème de Pérol

Joseph Gabriel Pérol, né le 2 octobre 1842 à Clermont-Ferrand {Puy-de-Dôme), ancien marin de l'Etat de 1855 à 1867, a repris du service au moment de la guerre de 1870. A Paris, où il fait partie d'une batterie d'artillerie de marine, il est condamné le 11 octobre 1870, en conseil de guerre, à 5 ans de prison pour outrage à un supérieur. La Commune le libéra le 19 mars 1871 avec six à sept cents autres détenus militaires, et il la servit avec enthousiasme, comme capitaine adjudant-major au 270° bataillon. Il s'est battu à Issy, a défendu le 25 mai la barricade de la rue d'Angoulême. C'est en prison qu'il écrit ce poème :

Le 28 mai

Air : Alsace et lorraine

le 28 mai au jour des baricades

En combattant pour défendre nos droits

Nous Commencions gaiment la fusillade

Pour detronner les tyrans et les rois,

bientôt vendus par leur main tyrannique

De toute part Coulait le sang français

C'est en Chantant vive la République

Que l'on tombait sous le feu Versaillais

Refrain

Aux Citoyens tous remplis de Vaillance

qui de vos frères voyez la trahison

Faites qu'un jour unis par la souffrance

Nous vous Vengions (bis)

Aussitôt pris il saisissait nos armes

Fondant sur nous comme de vrais Vautour

Il fusillaient nos enfants et nos femmes

sans épargner les auteurs de nos jours

Aux luxembourg dans des Caves profondes

il nous laissaient là sans air et sans eaux

en se disant nous tuerons tous le monde

C'est le moyen de vaincre le fléau.

À Belleville et dans le père lachaise

Nous Combattions Ces (illisible) décimés

En attendant que leur fureur s'apaisent

douze milles de nous ont été fusillés

la roquette vit accomplir Les Crimes

De ses soldats enivrés par le sang

Que d'innocents ont été leurs victimes

et que d'amis il manque dans nos rangs

Mais le plus triste dans cette grave affaire

C'est que privé de travaux journallier

pendant ce temps tous les propriétaires

Chassaient nos mères et nos soeurs sans pitié

Pauvres enfants qui souffrez dans la fange !

estomac Creux et les pieds sans soullier

Voyez ils veulent anéantir la France

et voir la mort de tous les ouvriers

Le Comité central des Vingt arrondissements

Quelques documents nouveaux pour l'histoire du Comité central républicain des vingt arrondissements

Le Mouvement social, n° 37, octobre-décembre 1961

En nous donnant l'histoire du « Comité central républicain des vingt arrondissements » — l'organisation révolutionnaire émanant des réunions populaires de Paris qui prépara inlassablement, du 4 septembre 1870 au 18 mars 1871, la révolution communale sans parvenir jamais à la réussir, — Dautry et Scheler ont apporté une contribution d'une exceptionnelle importance à l'étude de la Commune (1). Ayant eu la chance rare de retrouver les papiers de Constant Martin, secrétaire du Comité, ils nous offrent, dans une excellente présentation critique, cette documentation riche et neuve, précisée et complétée par la publication des sources imprimées que livre en abondance la presse du moment (2). J'avais pour ma part, dans le cadre de recherches sur la Commune, tenté d'étudier l'histoire de ce Comité. Une patiente quête m'a permis de découvrir d'autres documents originaux, en moins grand nombre, mais qui aujourd'hui comblent heureusement certaines lacunes existant dans les papiers de Martin. Ils proviennent pour l'essentiel des archives du Ministère de la Guerre et de la Préfecture de Police, très accessoirement des Archives nationales, et sont probablement les débris des papiers d'Eugène Châtelain, premier secrétaire du Comité, saisis chez lui à diverses reprises. Je les apporte à titre de complément à un livre important, auquel on me permettra, en passant, quelques critiques.

I. — Période du 4 septembre ou 31 octobre 1870

Je n'ai retrouvé pour cette période que de rares documents et très disparates, mais c'est aussi celle pour laquelle les papiers de Martin sont les plus riches. Il en est un cependant, toujours oublié, qu'on doit rappeler, ne serait-ce que pour mémoire : le résumé des activités du Comité entre ces deux dates, publié en annexe au rapport Daru devant la commission d'enquête sur les activités du Gouvernement de la Défense nationale. L'original en était peut-être de la main de Félix Pyat et devait se trouver aux archives de la Guerre ; il paraît perdu, mais les Archives nationales en ont conservé copie : (3)

Séance du Comité des vingt arrondissements au siège de l’Internationale et de la Fédération, place de la Corderie du Temple n° 6.

Séance du 4 septembre

Réunion de l'Internationale et de la Fédération, place de la Corderie du Temple, de 6 heures à 10 heures du soir. On arrête après discussion que :

1° on n'attaquera pas le gouvernement provisoire acclamé, attendu le fait de guerre et aussi attendu le peu de préparation des forces populaires encore inorganisées.

2° on réclamera d'urgence au gouvernement :
la suppression de la Préfecture de police et l'organisation de la police municipale
la révocation immédiate de la magistrature impériale
la suppression de toutes les lois restrictives, pénales ou fiscales, concernant la presse, le droit de réunion et d'association
l'élection immédiate de la municipalité parisienne
l'annulation (et non l'amnistie) de toutes les condamnations et poursuites concernant les faits qualifiés crimes eu délit politiques, ou se rattachant aux mouvements populaires quelconques sous l'Empire.

Une délégation est nommée immédiatement pour porter ces résolutions à l'Hôtel de Ville. Elle ne fut malheureusement reçue que le 5 dans l'après-midi, les commissaires nommés n'ayant pas su forcer l'entrée dans la nuit même (4). Il fut rédigé séance tenante une adresse au peuple allemand, dont l'impression et la traduction en langue allemande fut votée de suite (5). Cette proclamation invoquait la solidarité des travailleurs européens pour amener la cessation de la guerre.

Avant de se séparer, l'assemblée vota le principe d'un Comité central indépendant de l'Internationale et des Fédérations (sic) et composé de délégués d'arrondissement.

Séance du 5 septembre

Le 5 septembre, à la réunion de la rue Aumaire, il est décidé qu'on invitera tous les arrondissements à former chacun un comité composé de délégués désignés par les réunions publiques, et que les vingt comités enverraient à leur tour quatre délégués choisis pour composer le Comité central, dont le siège est provisoirement fixé rue de la Corderie du Temple (6).

 Réunion du 11
    

Le 11 septembre, la première réunion du Comité central a lieu. Quinze arrondissements y sont représentés par des délégués régulièrement envoyés. Malheureusement, les comités d'arrondissement, à l'exception des XIe et XVIIIe ne trouvèrent généralement que l'hostilité dans les municipalités nommées par l'autorité. et toutes, à l'exception de ces deux-là, refusèrent formellement de leur affecter un local dans leurs mairies respectives (7).

Le 18, le Comité central fait afficher le programme des mesures à prendre immédiatement, tant pour la défense de Paris et son alimentation que pour l'organisation de la résistance dans les départements (8). Ces affiches sont arrachées dans les quartiers réactionnaires.

Le 22, une commission de vingt membres, nommée par tous les arrondissements de Paris, réunis en assemblée générale à la salle de l'Alcazar, se joint à une manifestation des chefs de bataillon de la Garde nationale pour sommer le gouvernement de prendre les mesures indiquées dans son programme et pour réclamer l'envoi de délégués en province, ainsi que l'élection immédiate de la municipalité parisienne (Commune de Paris), qui avait été fixée au 28 septembre par décret affiché le 20. Il assigne à quatre-vingts seulement le nombre de ses membres (soit quatre par arrondissement). Le Comité central demande l'élection pour le 25 et qu'on porte au moins à dix par arrondissement, ou mieux encore à un par dix mille habitants le nombre des conseillers. Le gouvernement s'engage pour le 28 à faire les élections mais il ne se décide pas à l'augmentation du nombre demandé (9).

 26 septembre
    

Nouvelle démarche du Comité central, d'accord avec les chefs de bataillon qui au nombre de cent sept se rendent au gouvernement — les élections ayant été ajournées indéfiniment par un nouveau décret — pour réclamer la nomination immédiate de la Commune. Ils sont reçus par Picard, Gambetta, enfin l'éternel J. Ferry. (Petite scène dramatique à minuit, organisée à ce sujet par Picard : il vient annoncer d'une voix émue que, tandis qu'on délibère, Paris est envahi par les Prussiens — coups de canon dans le lointain — une partie des assistants sort précipitamment — il est impossible d'obtenir une décision, la farce est jouée.) On se sépare sans avoir rien obtenu que cette réponse vague : que le gouvernement avisera.

 6 octobre
    

Le Comité central arrête qu'il convoquera les citoyens à une manifestation pour le 8, afin d'obtenir la convocation immédiate de la Commune. L'appel du Comité, rédigé et voté le 7, est affiché dans la nuit. Malheureusement, les chefs de bataillon de leur côté, mal ou insuffisamment avertis, arrêtent que la manifestation aura lieu seulement le 10. La manifestation du 8 manque complètement : les délégués ne peuvent entrer dans l'Hôtel de Ville, trois seulement y sont admis. Le gouvernement refuse de les recevoir. Kératry veut les faire arrêter à la sortie, mais en présence de leur attitude et de celle de leurs compagnons, restés en dehors de la grille, il donne contre-ordre. 5 à 6.000 hommes seulement et sans armes avaient répondu à l'appel. Le rappel est battu à 5 heures, la place est évacuée par les bataillons de la Garde nationale appelés par le Gouvernement, qui les passe en revue au cri de : « À bas la Commune ».
Le Comité central publie un programme sur l'organisation de la Commune et son action (10).

31 octobre

Réunion générale des délégués des vingt arrondissements, place de la Corderie du Temple. Les événements du Bourget et les affiches apposées le matin dans Paris, annonçant l'armistice projeté et la reddition de Metz y font affluer les citoyens. Millière et Oudet prennent successivement la parole pour résumer la situation et engager les délégués à prendre des résolutions énergiques. Lefrançais déclare que ce n'est plus l'heure de délibérer, qu'il faut marcher de suite sur l'Hôtel de Ville, y pénétrer de vive force s'il est nécessaire, y déclarer la déchéance du gouvernement et constituer une commission pour procéder à la nomination immédiate de la Commune.

Tous les délégués se forment aussitôt en une colonne de 3 à 400 hommes environ, et se dirigent sur l'Hôtel de Ville. Malheureusement, faute de concert préalable et à cause de la précipitation des événements, leur action n'a pas de caractère unitaire, ils ne sont point appuyés par de suffisantes forces, les bataillons républicains n'ayant pu être convoqués que tardivement.

Le Comité central en décadence se transforme sur le moment en une ligue dite de résistance à outrance pour le salut de la République. »

Outre qu'il rafraîchira utilement la mémoire du lecteur, en dépit de ses inexactitudes de détail, ce rapide canevas apporte, à défaut d'éléments très nouveaux, des précisions non négligeables, qui prennent toute leur valeur si on les confronte avec d'autres sources, notamment un témoignage qui a été à tort négligé par Dautry et Scheler, celui de Lefrançais dans son Etude sur le mouvement communaliste à Paris (11). Je rassemble mes observations en quelques rubriques principales, où j'intercalerai encore un certain nombre de pièces, inédites ou oubliées.

  1. L'Internationale parisienne au 4 septembre
        

Même si on ne prend pas à la lettre l'affirmation que c'est dès le soir du 4 septembre que fut voté le principe d'un Comité central, le début du document confirme le rôle initiateur de l'Internationale dans sa formation, s'il en était besoin après l'excellente démonstration de Dautry et Scheler. Ceci posé, il importe évidemment de dégager quels étaient les objectifs de la section parisienne, à l'égard de laquelle ces deux auteurs se sont montrés, je crois, injustes. Ne mentionnant qu'en passant la réunion du 4, analysant trop rapidement ses décisions, ils décrivent ensuite l'Internationale comme timorée : au moment où la vacance du pouvoir donnait aux révolutionnaires la chance de s'imposer, elle aurait, à un « projet majeur » formulé par quelques militants, d'élection par acclamation d'une municipalité populaire qui se mettrait à la tête de Paris, timidement préféré un « projet mineur... qui ne risque pas d'incommoder le gouvernement » d'organisation de comités de résistance nationale, fédérés en un Comité central qui offrait un imprudent soutien aux bourgeois du « Provisoire » (12).

L'interprétation me paraît inexacte. L'élection « tumultuaire » d'une municipalité de salut public était une utopie impraticable, et le peuple parisien n'aurait pas suivi ; au contraire, les exigences formulées au soir du 4 septembre — y compris l'élection d'une municipalité démocratique — sont précises et pratiques. Leur énumération par Lefrançais concorde avec celle de Pyat :

« 1° Election immédiate à Paris des conseils municipaux ayant mission spéciale, en outre de leurs fonctions administratives, d'organiser rapidement la formation des bataillons de la Garde nationale et leur armement.

2° Suppression de la Préfecture de police et restitution aux municipalités parisiennes de la plupart des services centralisés à cette Préfecture.

3° Déclarer en principe toute magistrature élective et révocable et faire procéder aussi promptement que possible à l'élection de nouveaux magistrats.

4° Abroger toutes les lois répressives, restrictives et fiscales régissant la presse, le droit de réunion et celui d'association.

5° Supprimer le budget des cultes.

6° Annuler enfin toutes les condamnations politiques prononcées à ce jour ; cesser toutes poursuites intentées antérieurement et libérer tous ceux qui avaient été arrêtés en raison des derniers événements. » (13).

Il est exact que les Internationaux se soient quelque peu laissé berner par le « Provisoire », quand ils présentèrent ces exigences :

« La délégation fut reçue à une heure du matin par le citoyen Gambetta, qui de suite, répondit que le timbre et le cautionnement des journaux étant supprimés par le fait de la révolution qui venait de s'accomplir, il n'y avait pas lieu de s'appesantir à ce sujet. Quant aux poursuites, condamnations et arrestations pour causes politiques, le décret d'amnistie était à ce moment même à l'imprimerie et serait affiché le lendemain.

Quant à l'élection des Conseils municipaux, à celle des magistrats, à la suppression de la Préfecture de police et du budget des cultes, et à la reconnaissance absolue du droit d'écrire, de parler, de s'associer, « c'étaient là de graves questions que le gouvernement n'avait pas le droit de trancher. Mais on aviserait, et on ferait certainement cesser les abus, etc., etc. » Nos délégués se retirèrent donc assez soucieux. » (14).

Mais ils n'étaient pas seuls à se laisser prendre au piège de l'union sacrée : qu'on se rappelle la déclaration de Blanqui dans le premier numéro de La Patrie en Danger ! Leurs illusions ne sont d'ailleurs pas excessives, comme en témoigne une circulaire trop oubliée du Conseil fédéral aux Internationaux de province, qu'on peut dater des premiers jours de la République (15) :

« Dans l'impossibilité où nous sommes de répondre à toutes les lettres particulières qui nous sont adressées par les sections départementales de l'Association Internationale, nous vous adressons la présente circulaire comme premier renseignement :
Dans l'époque critique que nous traversons, les événements gigantesques dont nous sommes témoins nous tracent notre ligne de conduite. Le jour des défiances et des dissidences n'est pas venu, nous ne pouvons voir que deux devoirs à remplir : la défense de Paris — prendre nos précautions contre la réaction étourdie mais non vaincue. Nous agissons en conséquence.
Par tous les moyens possibles, nous concourons à la Défense nationale qui est la chose capitale du moment. Depuis la proclamation de la République, l'épouvantable guerre actuelle a pris une autre signification ; elle est maintenant le duel à mort entre le monarchisme féodal et la démocratie républicaine. Paris assiégé par le roi de Prusse, c'est la civilisation, c'est la révolution en péril. Nous voulons défendre Paris à outrance.
Les réunions publiques que nous ouvrons dans tous les quartiers, l'organisation des comités républicains que nous accélérons, la part active que nous prenons aux travaux des municipalités républicaines, les adresses au peuple allemand que nous répandons, les appels à l'énergie et à l'union que nous signons, le concours que nous prêtons au gouvernement de Défense nationale, n’ont pas d'autre but.
Nous ne négligeons pourtant pas les précautions à prendre contre la réaction épargnée et menaçante. Nous organisons en ce sens nos comités de vigilance dans tous les quartiers et nous poussons à la fondation des districts qui furent si utiles en 93.
C'est, croyons-nous, dans ce sens que vous devez agir : 1° surexciter par tous les moyens possibles le patriotisme qui doit sauver la France révolutionnaire : 2° prendre des mesures énergiques contre la réaction bourgeoise et bonapartiste et pousser à l'acceptation des grandes mesures de défense par l'organisation des. Comités républicains, premiers éléments des futures Communes révolutionnaires.
Notre révolution à nous n'est pas encore faite, et nous la ferons lorsque, débarrassés de l'invasion, nous jetterons révolutionnairement les fondements de la société égalitaire que nous voulons.
Ce nous sera facile si déjà nous sommes résolus, énergiques et persévérants.
Vive la République sociale !

Pour le Conseil fédéral parisien : B. Malon, E. Varlin, Henry Backruch (sic). »

Ce n'est pas comme un organisme anodin et domesticable que les Internationaux envisagent leur comité, mais comme un rassemblement révolutionnaire des forces populaires, indispensable précaution contre la réaction en même temps qu'il devait être le premier élément de la future Commune. Il s'agit d'une organisation doublant (aux deux sens du terme) le douteux gouvernement provisoire dont il avait été impossible d'empêcher la formation, mais auquel il fallait maintenant forcer la main par la pression populaire. « Les vingt comités de vigilance — dit Lefrançais — seront de leur côté des espèces de municipalités révolutionnaires... » (16) : c'est bien le rôle qu'ont pu s'arroger certains d'entre eux ; pendant le siège, le Provisoire a gouverné la France, non les XVIIe à XXe arrondissements de Paris.

  1. Débuts du Comité central
        

Le document Pyat permet de fixer la date de la première séance du Comité qui est bien, comme l'avaient supposé. Dautry et Scheler, le 11 septembre. Il est malheureusement muet sur le Comité provisoire qui avait précédé (17). Nous savons par Chassin que celui-ci avait formé plusieurs commissions, militaire, de police, des subsistances et du travail... (nouvelle preuve qu'il entendait se conduire comme une espèce de second ministère populaire). Voici quelques textes illustrant l'activité de la commission militaire, qui prenait en charge la défense de Paris :

« Le Comité central républicain nommé par délégation des vingt arrondissements de Paris ont (sic) délégué les citoyens Cluseret, Flourens, Ch. Lullier, Ed. Vaillant, G. Naquet, Wilfrid de Fonvielle, Demay, pour vérifier l'exécution des mesures scientifiques et stratégiques que nécessite la défense nationale. Il donne mandat aux citoyens sus-nommés de se faire remettre toutes les pièces nécessaires au travail que nous leur donnons.
Pour le Comité central, le président de la séance du 9 septembre. » (18).

Le mandat adressé à Lullier souligne le rôle de l'Internationale en ces débuts du Comité central :

« La Société internationale ayant par le vote de ses délégués, réunis place de la Corderie, procédé à l'élection de son Comité de défense, ce comité est composé des citoyens dont les noms suivent : Cluseret, Flourens, C. Lullier, Ed. Vaillant, G. Naquet, W. Fonvielle, Demay.
En conséquence, le citoyen Lullier est invité à se trouver demain samedi à 10 h. du matin, au Café de la Garde nationale, place de l'Hôtel de Ville, où il trouvera ses collègues, et de là ils se rendront à l'Hôtel de Ville afin de s'entendre avec le gouvernement,

Paris, le 9 septembre 1870. Salut fraternel, Demay. »

Quelques jours après, la composition de la commission a légèrement changé :

« Le Comité central de défense vous prie instamment de vous trouver demain matin, 10 h., au Café de la Garde nationale, en face de l'Hôtel de Ville. Ce comité se compose des citoyens : Cluseret. G. Flourens, G. Naquet, Vaillant, Demay, Lullier.
Ce 11 septembre 1870. Pour le Comité, le secrétaire : Mangold. » (19).

C'est à tort par ailleurs qu'on considère l'affiche rouge du 15 septembre comme le premier document officiel émanant du Comité. Le tract imprimé suivant l'a sûrement précédée : l'affiche, en effet, mentionne au passé des propositions qui ont déjà été soumises au gouvernement par le Comité (« il a successivement présenté ... les mesures suivantes : 1° mesures de sécurité publique... 20 subsistances et logements ... ») et ne fait que reprendre en partie les termes de ce document plus complet, qui est probablement l'œuvre de la commission des subsistances (20) :

« Comité central républicain Les soussignés, désignés par le Comité central républicain,

Attendu qu'il est du devoir des délégués du peuple de concourir à la défense nationale dans la mesure des pouvoirs qui leur ont été donnés ;

Attendu qu'il a été décidé en assemblée générale que tous les partis républicains devaient s'unir au Gouvernement provisoire pour aider à la résistance de Paris ;

Proposent au Gouvernement provisoire :
Mesures à adopter pour l'alimentation de Paris pendant la durée du siège :

1° Exproprier pour cause d'utilité publique toute denrée alimentaire et tout bétail se trouvant encore à six jours hors Paris, dans un rayon de 40 kms et excédant les besoins immédiats des habitants qui habitent réellement cette zone, ainsi que celles de première nécessité actuellement emmagasinées dans Paris ;

2° Dresser l'inventaire du stock des denrées à l'aide de commissions dont les membres seront élus dans chaque rue, et qui auront tout pouvoir de faire représenter les marchandises en magasin chez tous les marchands en gros et de détail habitant chacune de ces rues où les commissions auront été élues, et aussi de faire toute perquisition qu'il sera besoin pour vérifier la sincérité et l'exactitude des déclarations qui leur auront été faites ; il sera remis aux marchands ainsi expropriés une reconnaissance de la valeur de leurs marchandises, dont le prix fixé sur facture leur sera remboursé après la guerre par la nation. Ces marchands seront alors déclarés, sur leur responsabilité, consignataires du stock constaté dans leurs magasins, avec défense formelle de faire tous échanges et toutes distributions autre que ceux qui auront été autorisés par le Conseil de leur arrondissement ;

3° Les inventaires partiels dressés par les Commissions dont il vient d'être parlé seront collectionnés immédiatement par le Comité de chacun des vingt arrondissements de Paris. Un résumé général par nature de produits consommables sera dressé d'urgence et copie en sera remise à chacun des Comités d'arrondissement ;

4° En même temps, les Comités d'arrondissement dresseront la liste des citoyens habitant l'arrondissement. Cette liste indiquera la quantité de personnes composant la famille de chaque citoyen marié ;

5° Les Comités d'arrondissement seront ensuite chargés de distribuer des bons de vivres au prorata de chaque famille, et selon une moyenne calculée d'après la quantité de denrées en magasin, le nombre de citoyens composant la population de Paris et la durée du siège.
Tous les citoyens de Paris qui reconnaîtront la nécessité et l'urgence de ces mesures sont invités à faire immédiatement parvenir- leur adhésion, individuelle ou par groupes, au Comité central républicain, 6, place de la Corderie du Temple, local de la Fédération ouvrière, à l'adresse des délégués du Comité de leur arrondissement.
Ces résolutions ont été adoptées dans les réunions publiques des vingt arrondissements de Paris.
Pindy, Mongold (.sic), Roullier, Lefrançais, Roy (Emile), etc.. »
On aura noté que les comités locaux ne sont nullement considérés comme les auxiliaires d'une administration régulière, mais comme cette administration elle-même,, issue du peuple et travaillant pour le peuple.
Enfin, le 17 septembre, le Comité central (probablement sa commission des relations extérieures) recevait la lettre suivante du Comité des proscrits (21) :
« Paris, le 16 7bre 1870.
Monsieur le Président du Comité central républicain,
Le Comité des proscrits et condamnés politiques — 36, avenue de Clichy — a délégué dans son assemblée générale du, 15 courant vingt-quatre de ses membres pour aller chacun dans son département répandre les idées républicaines et exciter la jeunesse du midi qui ne se fait pas encore une idée exacte du fléau de la guerre, à se lever en masse et à se diriger immédiatement contre l'ennemi.
Le gouvernement provisoire ne nous prêtera pas son concours ; du moins il ne paralysera pas.notre liberté d'action et quels que doivent être les périls auxquels nous serons exposés, nous marcherons quand même et ferons dans la limite de nos forces et de nos moyens.
Le but est grand, la tâche est difficile. Le Comité central républicain voudrait-il nous faciliter notre mission ? Nous ne craignons pas de faire appel à son intervention toujours généreuse et si souvent spontanée, persuadé qu'il fera tous ses efforts pour nous seconder.
Agréez, messieurs les Délégués, l'hommage de nos sentiments respectueux et l'assurance de notre reconnaissance anticipée.
Pour le Comité : Alfred Vidal, Andrée (?), Drosne, Pierre Girard. »

  1. Luttes de tendances au sein du Comité central
        

Si la section parisienne avait formé le projet d'une organisation révolutionnaire, le Comité définitif s'est montré incapable de le réaliser. On n'entend bientôt plus parler de ses commissions (22), il se contente de proclamations souvent conciliantes à l'égard du gouvernement, quelquefois plus énergiques mais toujours inefficaces, quand bien même elles sont de la lyrique main de Vallès ; le Provisoire n'a nulle peine à neutraliser ce qui n'apparaît plus du tout comme un second gouvernement populaire.
Pour justifier un tel manque d'énergie, Dautry et Scheler font appel au « proudhonisme implicite » dont sont victimes nombre de ses militants. Posant, par un réflexe bien connu chez les historiens français que proudhonisme signifie modérantisme et fédéralisme décentralisateur et inversement, il leur semble trouver trace de ces faiblesses dans le Comité. A la séance du 30 septembre où l'on débat du règlement intérieur, le « proudhonien implicite » Vertut (avec l'appui de Vallès, mais également celui plus étrange du blanquiste C. Martin) « demande que le Comité central soit dirigé et non directeur » — entendons qu'il reçoive ses directives des comités d'arrondissement et n'impose pas les siennes : type d'organisation décentralisée à la manière de Proudhon ! Cette formule l'emporte, en même temps que les proclamations deviennent plus modérées de ton début octobre : Vertut était-il satisfait ? C'est bien un Comité central dirigé qui se révèle (dans une proclamation électorale), n'évoquant que la spontanéité populaire et aussi la paix sociale. Le même esprit fédéraliste et conciliant a présidé, en général, à la rédaction de la longue Déclaration de principes... aux électeurs » (23).

Je ne crois pas que ce soit le proudhonisme qui donne la clé du modérantisme (réel) du Comité. Une lecture attentive du manuscrit de Chassin, confronté avec l'Etude... de Lefrançais, fait voir autrement les choses, et révèle, au moins jusqu'au 8 octobre, l'existence au sein du Comité de deux tendances rivales. Une droite conciliatrice qui, si elle compte dans ses rangs le proudhonien Leverdays, n'est pas toute proudhonienne : à sa tête Chassin, républicain plutôt jacobin, dont le souci — il s'en vante — est de réaliser sur un programme très modéré l'union de tous les républicains, même les plus pâles. — Une gauche, où l'on remarque des blanquistes, mais dont le chef de file, de l'aveu de Chassin, est Lefrançais, tout aussi « proudhonien » que ses amis Dupas ou Vallès (24). Fin septembre, quand le Provisoire qui avait promis de rapides élections municipales essaie de revenir sur les assurances données, Lefrançais prône une attitude énergique, propose la publication d'un texte que Dautry et Scheler — qui se montrent extrêmement injustes à l'égard de Lefrançais — ont tort de ne pas citer, tel que le reproduit Chassin dans son manuscrit :

« Citoyens,

Par décret en date du 16 septembre, vous aviez été convoqués par le gouvernement provisoire pour élire les membres de la Commune de Paris. Au mépris de votre droit, au mépris des principes professés pendant vingt ans par la plupart des membres du gouvernement provisoire, ce dernier, par une note publiée le 24 septembre à l'Officiel a annulé le décret précité et ajourné définitivement les élections au Conseil municipal.
En vain depuis cette note, une série de députations composées de chefs de bataillon de la Garde nationale et de délégués d'arrondissement se sont présentés devant le gouvernement provisoire pour le rappeler à l'exercice de son propre devoir. Le gouvernement arguant de prétendues difficultés matérielles qui ne sont qu'un prétexte, prétend usurper le droit absolu de la grande cité de pourvoir directement à sa défense et de s'opposer à toute transaction plus ou moins honteuse qu'à cette heure encore on médite contre elle.
En vain ces derniers jours vos délégués et les chefs de bataillon de la Garde nationale, élus régulièrement par vous, se sont présentés une dernière fois avec des vues conciliatrices devant deux membres du gouvernement provisoire, les citoyens Gambetta et Picard, pour soutenir l'urgence dé l'élection de la Commune de Paris qui seule peut sauver le pays dans la crise extrême où nous a plongés la trahison des uns et l'excessive faiblesse des autres. En vain a-t-on invoqué auprès d'eux les motifs de droit et de justice, sur lesquels se fonde la nécessité de l'élection d'une Commune. Le Journal officiel du lendemain a confirmé la note d'ajournement du 24.
Citoyens de Paris, la constitution de la Commune de Paris peut seule mettre un terme aux embarras et aux indécisions du gouvernement provisoire. Le salut de la patrie et de la République dépend de votre énergie et de votre résolution.
Nous ne vous disons pas : aux armes ! mais aux urnes, citoyens, aux urnes !
En conséquence nous vous invitons à vous réunir dimanche prochain 9 octobre dans les locaux qui vous seront ultérieurement désignés. Des registres contenant les noms, qualités, professions et domiciles de tous seront ouverts et vous aurez à signer ces registres, en même temps qu'un bulletin contenant les noms des candidats proposés à votre élection et que vous aurez le droit de modifier. Ce bulletin sera également signé de vous, avec indication du domicile et portera le numéro d'ordre de votation correspondant au registre d'enregistrement. Le scrutin sera ouvert pendant — jours, et seront admis au vote dans chaque arrondissement tous citoyens armés ou non faisant partie de la Garde nationale ou justifiant de leur inscription sur la liste d'armement, et tous autres citoyens qui pour motifs d'âge ou d'infirmité n'étant point inscrits sur ces listes, justifieraient d'un domicile réel dans l'arrondissement.
Nous vous conjurons encore une fois, citoyens, de vous rendre à notre appel suprême, afin de sauver la République et de l'étranger qui la menace et de la réaction qui veut la renverser.
Vive la République universelle ! »

Il demande encore que la protestation soit appuyée par une manifestation en armes. Mais Chassin, qu'il accuse « d'émasculer le Comité par (son) habileté et (son) activité débilitantes », l'emporte à ce moment au comité dont il préside presque toutes les séances, et impose une politique de transaction qui ne froisse ni les républicains modérés, ni même les partisans du gouvernement. Pas de manifestation ; une molle déclaration est rédigée par Leverdays :

« ...La Commune de Paris, comme toute autre commune, doit se contenir sévèrement dans les limites de sa propre autonomie. Elle ne peut avoir la prétention d'exercer un contrôle sur les résolutions ou les actes des pouvoirs nationaux définitifs ou provisoires, législatifs ou exécutifs, sauf le cas où ces actes et résolutions attenteraient aux droits, libertés, garanties et intérêts de la cité parisienne. »
Il est toujours dangereux d'invoquer le proudhonisme en général : celui de Leverdays ne ressemble pas à celui de Lefrançais. Bien plus, l'hypothèse avancée par Dautry et Scheler que décentralisation signifie proudhonisme, donc modérantisme, les conduit, je crois, à un contresens. Quand Vertut demande « un comité central dirigé », il n'est pas le porte-parole des modérés, mais de la gauche. C'est dans un comité qui n'est plus suffisamment représentatif que Chassin, délégué bourgeois du IXe arrondissement, peut faire prévaloir son influence « débilitante ». La gauche réclame le retour aux sources, que la ligne soit décidée non par quelques brillantes individualités, mais par les représentants des arrondissements venant chaque jour au comité central : c'est qu'elle sait que ceux-ci demandent dans leur grande majorité une politique franchement révolutionnaire, et sont prêts par exemple à procéder — selon le mode que suggère Lefrançais — à l'élection de la Commune sans l'assentiment du gouvernement. Ceci explique que le blanquiste Constant Martin ait soutenu la proposition de Vertut.

  1. Le Comité central et l'Internationale
        

Le triomphe de Chassin n'a été que provisoire : contre lui Lefrançais fait adopter le principe d'une manifestation pour le 8 octobre. Elle échoue, mais Chassin, pour marquer son désaccord, quitte définitivement le Comité, probablement accompagné de la plupart de ses amis modérés.
Mais son succès momentané, qui dénaturait profondément le projet primitif, me paraît avoir eu une conséquence infiniment plus importante. L'Internationale a pratiquement abandonné le Comité central. L'explication est, je crois, qu'à une politique d'alliance toujours douteuse avec des éléments politiques, non ouvriers, elle préfère reconstituer sa propre organisation, et, déçue, mener seule son action. Dautry et Scheler n'ont pas assez souligné la gravité de cette rupture, dont Lefrançais apporte le témoignage (25) :

« Bien que le Comité central... renfermât un grand nombre de socialistes et de membres de l'Internationale, il n'en est pas moins certain que cette société, de même que les chambres syndicales ouvrières demeurèrent totalement étrangères, en tant qu'organisations particulières, aux divers événements qui s'accomplirent du 4 septembre au 31 octobre.
Dès la formation des Comités de vigilance et du Comité central, l'Internationale et la Fédération ouvrière, tout en mettant leur local à la disposition des Comités, déclarèrent vouloir rester en dehors de toute action émanant de ces comités. Plus tard, après le 8 octobre, les sections ayant été invitées à se réorganiser, une commission ad hoc se réunit afin d'aviser.
Nous assistions à cette séance, en qualité de délégué du Comité central, dont l'échec du 8 octobre avait atteint l'influence, et nous invitâmes, au nom des membres les plus connus de ce Comité, la commission de l'Internationale et de la Fédération réunies, à prendre désormais en mains la direction du mouvement populaire dont le prochain accomplissement se laissait pressentir.
Nous insistâmes vivement sur l'urgence qu'il y avait qu'une société dont le programme était connu et dont les principes républicains ne faisaient plus doute pour personne, s'emparât de la direction des affaires, afin de substituer l'initiative des groupes et des idées à celle d'individualités plus ou moins avides de pouvoir, mais généralement dépourvues de toute conception économique nouvelle. Il était temps, ajoutions-nous alors, que la révolution fût faite par le peuple et sous forme d'anonymat, afin de couper court aux ambitions individuelles et malsaines. Seules, selon nous, l'Internationale et la Fédération ouvrière étaient capables de réaliser la Révolution sociale dont l'avènement de la Commune de jour en jour plus probable, allait donner le signal.
Tout en reconnaissant la justesse de cette façon de voir — commune d'ailleurs à tous les républicains socialistes et que nous n'avions fait que traduire devant elle — la commission, à la presque unanimité déclara qu'il n'y avait pas lieu pour l'Internationale et les Chambres syndicales ouvrières de se mêler directement à des événements encore trop incertains et dans lesquels ces sociétés pouvaient compromettre leur existence. Qu'elles avaient en vue de s'occuper uniquement des réformes sociales économiques, et que, en tant que groupes l'Internationale et la Fédération devaient s'abstenir soigneusement de toute ingérence dans l'action purement politique. Chacun des membres conservant du reste le droit d'y participer individuellement dans la mesure qu'il jugerait convenable. En vain nous objectâmes que c'était tomber dans les errements des anciennes écoles socialistes, s'imaginant qu'on pouvait scinder la vie des sociétés et obtenir l'émancipation des travailleurs même sous une monarchie ; en vain nous nous efforçâmes de démontrer que, sous peine de ne pas être, le socialisme devait être une politique ayant pour base essentielle la négation même de l'idée monarchique, nous nous heurtâmes à une résolution bien arrêtée et que fortifièrent les observations de certains des membres les plus influents de l'Internationale présents à cette séance, et nous dûmes nous retirer sans avoir pu obtenir la moindre promesse au sujet de notre mission. »

La rupture durera plus de trois mois, ce qui bat en brèche la conclusion des auteurs du Comité central... que « la liaison Comité central des vingt arrondissements — Comité fédéral — Chambre fédérale est absolument constante ». Relevons en passant cet intéressant paradoxe : le proudhonien Lefrançais se faisant l'apôtre de l'engagement politique.

  1. Le Comité central au  31   octobre
        

Pour en revenir enfin au document Pyat, il apporte les indications qui manquaient sur le rôle du Comité dans la journée du 31 octobre. Lefrançais les confirme et est plus explicite encore :

« (dans la matinée) les délégués des vingt arrondissements, réunis aux Comités de vigilance, place de la Corderie du Temple, arrêtaient qu'ils allaient immédiatement se rendre à l'Hôtel de Ville et qu'un certain nombre de leurs membres seraient envoyés au Provisoire pour sommer celui-ci, sous peine de déchéance, de convoquer immédiatement les électeurs, afin de procéder à la nomination d'une assemblée communale, désormais chargée de surveiller les opérations de la défense de Paris et de diriger son administration intérieure, sous le contrôle direct des citoyens. A deux heures de l'après-midi, les Comités réunis, délégués en tête, arrivaient sur la place de l'Hôtel de Ville par la rue du Temple... » (26).

En leur nom, Lefrançais pénètre dans l'Hôtel de Ville porteur de la liste de la commission qui doit être chargée de faire procéder dans les 48 heures à l'élection de la Commune. En fait, le défaut de coordination entre les divers courants révolutionnaires va faire échouer la tentative et profiter au gouvernement provisoire : Flourens, arrivé à 18 h. 30 avec ses bataillons, entreprend d'imposer, sans avoir consulté le Comité central, non pas la Commune, mais un Comité de Salut public, qui comprend notamment Blanqui, Pyat, Delescluze, Hugo et lui-même. Déçu, Lefrançais se replie sur la Corderie :

« J'apprends de la permanence qu'il y a réunion plénière des vingt comités d'arrondissement à l'amphithéâtre de l'Ecole de Médecine... On y discute les listes à propos de l'élection d'une Commune, dans la persuasion qu'elle aura lieu le lendemain. Là aussi on semble ignorer l'intervention de Flourens et la nomination d'un Comité de Salut public. Dupas, dans la prévision des élections communales, voudrait qu'elles se fissent à registre ouvert... Vers 4 h. du matin, nous nous séparons après avoir arrêté les listes de candidats à présenter... » (27).
A cette heure, les forces de l'ordre ont déjà rétabli la situation. Lefrançais ?tire la leçon de l'échec : la mésentente des groupes révolutionnaires, la précipitation de Flourens, la peur aussi qu'inspire Blanqui étaient toute possibilité de?succès, en même temps que
« l'abstention systématique de l'Internationale et de la Fédération ouvrière dans le mouvement contribua pour une large part à son insuccès, en permettant à des groupes particuliers, ou même à des individualités à vues personnelles d'en altérer le caractère précis. » (28).

Sans porter de jugement critique aucun sur ces appréciations, relevons qu'au 31 octobre le Comité central avait un programme précis, qu'il a tenté d'imposer. Son effacement rapide est seulement la preuve de son affaiblissement, qui va apparaître plus nettement encore dans les mois qui suivent.

II. — Du 31 octobre 1870 à la fin de janvier 1871

Comblant une importante lacune dans les papiers de Constant Martin, les documents inédits abondent pour cette période, qu'ils éclairent, je crois, d'un jour assez nouveau.

Avant de les reproduire, je relève une erreur commise par Dautry et Scheler. Une société révolutionnaire s'est formée fin novembre — encore une — la Ligue républicaine pour la défense à outrance. Ils la considèrent comme devant être dans l'esprit du blanquiste Sapia qui, disent-ils, en lança l'idée dans une réunion le 19 novembre — une possible machine de guerre contre le Comité, ou tout au moins une gênante concurrente que ce dernier serait parvenu habilement à s'annexer. C'est tout à fait inexact. La ligue émane directement du Comité — elle est née d'une proposition de son secrétaire Châtelain, non de Sapia (29) et ses statuts, comme en témoignent tous les exemplaires diffusés dans la presse, ont été rédigés dans les séances du Comité des 15 et 16 novembre, antérieurement donc à la date où Sapia — qui sera un membre très actif de la ligue — en répand l'idée dans une réunion du XIVe arrondissement.

Pareillement, il ne fait aucun doute que c'est le Comité qui a lancé le « Club central » qui devait, à l'imitation de ce qui s'était fait en 1848, réunir pour des discussions publiques les délégués des principales réunions de Paris (30). En voici la preuve :

Séance du 23 9bre (novembre) (31)

Président Pindy Secret. Eug. Châtelain

le procès verbal est mis aux voix et adopté —
Boitard dit que le cit. Grivot Maire du 12e est en faillite — comme le cit. Ranvier du XXe — avec cette différence que l'un est un honnête homme et l'autre un indélicat l'honnête homme est Ranvier (32). H propose de porter Minière.
Vaillant d(eman)de que les cit(oye)ns qui sont allés à la patrie en danger y retournent afin de faire rectifier la note du comité central qu'elle a publiée dans son n° du mercredi 23 nov. — note qui a été (rédigée ?) maladroitement. Martin se charge d'aller à la Patrie en danger demander des explications ou une rectification (33).
Moreau fait une com(municatio)n relative au XIe. Il dit que cet arrondt n'est pas révolutionnaire et désire que la cand(idatu)re Blanqui soit la seule patronnée par le comité central -
Napias — dit qu'il est abstentionniste, et cependant il a appuyé la cand(idatu)re Blanqui, la seule possible pour protester contre les arrestations du 31 oct.
Gaillard. Des officiers du bat(aillo)n de Minière ont dit qu'ils préféreraient Millière à Blanqui. Il dit qu'il a vu Lefrançais et qu'il [proteste] appuie aussi la candre Blanqui. Il remet une lettre de Ranvier qui est lue par le président par laquelle il recommande à ses électeurs la candre du citn Blanqui.
Montelle propose que des souscriptions soient faites par les 20 arrondts afin qu'au cas où nous aurions besoin de Ranvier plus tard on puisse l'élire sans difficulté
Martin répond que Ranvier est un honnête homme et qu'il n'accepterait pas les collectes.
Châtelain dit que la police bonapartiste tente d'organiser une manifestation contre le gouvt. Dans la crainte de voir le comité central et les membres de la commission de la ligue fait une proposition tendant à protester contre toute manifestations armée —
Gaillard se prononce contre la proposition du citn Châtelain et dit qu'il faut se borner à signaler les agissements de nos ennemis dans les réunions publiques
Ed Vaillant également —. Il dit qu'une nouvelle fatale circule dans ce
moment et qu'un nouveau 31 octobre peut avoir lieu.
Montel dit qu'il ne faut rien faire et rien dire — qu'il faut laisser les événements se produire et en profiter s'il est possible.
Napias rend compte des travaux de la commission nommée pour examiner la p(ropositi)on Gaillard concernant l'érection du club central — il dépose le projet d'organisation
[L'art 1er] [Gaillard] Moreau propose d'augmenter le nombre des délégués dans les arrondts populeux
Gaillard donne des explications sur l'art 1er et sur le régit en général
[Montels]

L'art 1er est mis aux voix et adopté?
— 2 — d° — — d° —

le parag 7° de L'art 3 est discuté en ce qui concerne les groupes de citoyens et les individualités (34).
Garnier dit que les individualités doivent être admises
Le parag 7 est rétabli ainsi :
L'art 3 et l'art 4 sont mis aux voix et adopté ce dernier sauf rédaction
L'art 5 est adopté
L'art 6 — d° — sauf rédaction
L'art 7 modifié est adopté
L'art 8 est adopté sauf rédaction
L'art 9 est adopté

Vaillant propose que le club central devienne une section de l'internationale
Napias — s'oppose à la ppon Vaillant — parce que le comité central et le club central seront une institution politique ayant le même caractère que l'internationale
Châtelain s'oppose aussi à la ppon Vaillant, il dit que presque tous les membres du comité central appartiennent isolément à des sections de l'internatle et que le club central qui pourra être composé de 500 à 1.000 membres ne pourrait former une section de l'internatle.
Avré — donne quelques explications sur le nommé fanfernot II dit que cet homme était un agent de hugelmann et de Pietri
Vaillant réserve la question de l'internationale
Gaillard dit qu'il a des renseignements sur Rocher qui laissent à désirer Rocher répond qu'il est prêt à subit une enquête. Il communique au comité qu'il a été appelé par Trochu qu'il a été reçu par lui, qu'il lui a été dit qu'on ne reconnaîtrait pas la légion Républicaine et qu'on ne l'armerait pas (35). Il lui a été dit qu'il avait refusé les hongrois et les américains et encore moins de révolutionnaires.
Montel fait une communication — Il apprend que Guérin l'ancien mouchard n'a été condamné qu'à un mois de prison pour avoir blessé un nommé Tirard (?) lequel est blessé pour sa vie.
Levrault — com(muniqu)e qu'un nommé humay reçoit des individus suspects — allemands ou ayant l'accent allemand — ce humay est un allemand naturalisé. Il s'est introduit dans la famille de cet homme auquel il a prêté des cartes géographiques et il croit que cet homme et sa famille sont des agents prussiens.
La séance est levée à 5 h. 1/4.

Séance du 25 nov.

Président Napias-Piquet Secret. — Eug. Châtelain

Montel com(muniqu)e à l'assemblée que le citn Moreau aurait vu le citn Mottu m(ai)re du 11e arrondt lequel aurait promis un cirque pour la réunion du club central.
Gaillard dit qu'il a fait aussi des démarches pour obtenir une salle et qu'on pourrait avoir la Redoute 4 jours par semaine
Salle (Sallée?) répond qu'il a fait avec le citn Napias des démarches auprès des francs maçons locataires de la Redoute — on ne leur a dit-il promis la salle qu'une fois ou deux par semaine
Gaillard explique qu'en s'entendant avec les francs maçons sauf à leur laisser la salle quand ils la désireraient on l'obtiendrait 4 fois par semaine
Napias donne lecture du règlement voté dans la séance précédente — avec Gaillard — s'oppose à la red(actio)n de l'exposé de principes
Martin dde quel sera le programme proposé aux membres du club
Le présidt répond qu'aucun membre ne sera accepté s'il n'adhère pas au programme qui sera arrêté [Bellay pi
Gaillard critique la rédaction
Montelle dit qu'il ne doit pas y avoir d'amour-propre d'auteur et demande qu'on passe au vote
Le projet mis aux voix est définitivement adopté Gaillard émet l'avis de ne pas indiquer le local où devront se tenir les réunions du comité central
Vaillant conseille d'imprimer à l'aide de notre presse le règlement qui vient d'être voté
[Martin] Montelle annonce à l'assemblée que les agents de l'ancienne police de Bonaparte rentrent en fonctions et qu'on les arme de nouveau de casse têtes et de revolvers
Moreau dit qu'il est enragé contre le XIe arrondt parce qu'on paraît se prononcer contre Blanqui. Je ne suis pas blanquiste dit-il mais Blanqui étant un révolutionnaire il est partisan de Blanqui. Mais il est étonné que les citns pour lesquels il a fait de la propagande le menacent de lui retirer la salle.
Gaillard dit que les membres du comité Minière sont allés trouver le comité de vigilance du XXe arrondt et qu'ils ont accusé les membres de ce comité d'être des mouchards s'ils persistent à porter Blanqui
Châtelain dde au comité d'insister auprès de Minière pour qu'il retire sa cand(idatu)re — et qu'il veuille l'annoncer dans la presse démocratique
Dumont dit qu'il a été décidé dans plusieurs réunions publiques du XXe que quiconque se porterait ou se laisserait porter en concurrence à Blanqui serait déclaré traître au parti révolutre. Il manifeste l'idée de voir créer un journal par arrondt. Il propose pour le XXe un titre de journal l'œil de Marat et dde le concours de citoyens socialistes révolutres (36)
Montelle L'idée est excellente — Il a eu l'idée de créer une feuille semblable dans le XIIe arrondt
Vaillant fait part que le club de l'école de médecine s'occupe de la création d'un journal selon les idées des citns Dumont et Montelle
Moreau dit qu'il hésite de remettre la liste des citoyens adhérents à la légion garibaldienne
Gaillard dit qu'il ne faut pas prendre d'adhésions — et qu'il faut brûler les noms recueillis.
Martin répond que si Gaillard avait assisté aux travaux de commission, il n'aurait pas fait l'objection... (la suite du manuscrit manque). »

Du club central érigé par le Comité, il existe quelques comptes rendus de séances, intéressantes en ce qu'elles donnent le pouls de l'opinion populaire (37). Le débat, le 28 décembre, sur l'idée de Commune est à relever tout particulièrement.

(Fragment de la séance du club du 17 décembre, à la Redoute)

« ...il prie de club central et le comité central de créer des cies de fuséens.
Dorso vient démontrer une bombe de son invention. Cette bombe a explique-t-il 3 moment d'évolution ou plutôt d'explosion II a fait une expérience à St Ouen. La bombe avec les projectiles intérieurs a éclaté en 560 morceaux En adm(ettan)t qu'un tiers de ces projectiles portent — on abattrait à chaque coup de canon 150 hommes par terre — l'in(venteu)r offre sa bombe dite bébé de la ligue le club accepte l'offre du citn Dorso
Arnaud [Lorsque Palikao arriva au ministère il pr] Le gouvernement n'est pas honnête dit-il. Il n'aurait pas dû accepter une tâche qu'il savait ne pas pouvoir remplir [La france est perdue a-t-on dit] Trochu a dit à Beaurepaire que la défense de Paris n'était pas possible, l'orateur affirme avoir entendu Jules Simon s'exprimer de la même façon.
Passant à un ordre d'idée — sont-ils républicains ces hommes qui se sont parjurés dans la nuit du 31 8bre ? Du moment qu'ils ont menti — nous avons le droit de ne point les croire. Et puis ces hommes où siègent-ils maintenant ?
Arrivant à la position stratégique, il ne s'explique pas la dépêche de Gambetta et demande où est l'armée d'Aurelles de Paladines. Il n'est pas d'avis du citn Andrieu de laisser les réactionnaires se battre encore — et croit qu'un nouveau 31 8bre arrivera par la force des choses
Constant Martin remercie les cit. du Pas de Calais de l'offrande qu'ils ont faite à la ligue ainsi que l'inventeur de la bombe dite bébé de la ligue. Parlant des subsistances, il dit que le gouvt [attend encore pour réquisitionner parce qu'il] veut la capitulation [Le seul moyen de l'obtenir est de renverser le gouvt qui est traître et lâche]
Doucet (?) Parle de l'allocation des 75 c alloués aux femmes
La séance est levée à 11 heures aux cris de Vive la République

Séance du 18 Xbre

Président Napias-Piquet

Andrieu d(eman)de explique qu'il a dit hier que le 31 8bre avait manqué parce qu'on avait laissé un homme tout faire.
Babick [dit ce qu'il a dit hier que] demande qu'il soit fait mention au procès verbal qu'il a exprimé hier qu'il ne fallait pas attendre les armées de province pour détruire l'investissement.
Le Président donne connaissance d'une résolution votée Cour des Miracles tendant au remplacement du gouvt par la Commune. Le président fait connaître ensuite la fondation de la société Monestrol [dénomméej des enfants du Tonnerre, société d'inventeurs pour la fab. d'engins destructeurs (38)
Sciau-Lavigne fait l'éloge de Marat. Il félicite le cita Bougeard pour les lignes qu'il a écrites sur le citn — Il dit qu'on a eu tort aussi de calomnier Blanqui, un autre gd citoyen. L'orateur apprend à l'assemblée que l'homme qui commande le plateau d'Avron est un g(énéra)l de l'empire qui avec 25.000 Fr de rente savait se faire 300.000 Fr par an Croyez-vous que cet homme est un défenseur de la Répube ? Il dit [aussi] qu'Un Bonaparte est encore dans l'armée — Il était lieutenant colonel sous l'empire on vient de le faire colonel de dragons. Un neveu de Piétri est aussi monté en grade, que de Bellemare [de fatale mémoire du Bourget] au lieu de passer en conseil de guerre vient d'être nommé gl de division, [et tant d'autres.] Quant à Vinoy [gl de la République] il a été le geôlier des républicains à Lambessa après le coup d'état de 1851
Et la gde natle ? elle est commandée par Clément Thomas qui nous a fait fusiller en Juin 1848, qui révoque les chefs de batn républicains — et qui dissout les conseils de famille élus par le suffrage universel. [Un fait qui a été publié par la patrie en danger c'est]
L'orateur conclut en disant que le gl d'artillerie d'Avron l'ami de Trochu ne peut être considéré comme un des sauveurs de la République
Mazaros apprend qu'il a comqué un projet à Bonvalet M(ai)re du 3è arrondt lequel ne l'a pas écouté — Il l'a donc adressé au gouvt, mais il n'a encore reçu auc(un)e réponse. Son projet consistait à demander 40 Fr à [chaque] cent p(ropriétai)re de maison pour acheter une pompe pour cent maisons. Chaque concierge aurait été pompier — ce qui aurait fait cent hommes — mettons deux tiers d'invalides il serait resté 60 hommes tant pour le service de la pompe que pour un service semblable à celui des vétérans actuels. Il explique aussi comment on aurait utilisé les pompiers actuels et les pompiers des communes suburbaines. Parlant ensuite du fils du prince Wagram l'orateur dit qu'il vient d'être nommé chef d'état major du gl Ducrot
Le citn Mazaros [dit qu'on a réq(uisition)né son. cheval pour le transport des canons et des travailleurs] Il engage tous les citns à aller concourir à la défense de Paris
Le Président répond au citn Mazaros que sa proposition concernant les concierges pompiers sera examinée par le comité central.
Leverdays — le gouvt dit-il qui s'est intitulé de la défense natle est ainsi qu'on le dit depuis longtemps le gouvt de la défaillance natle. Le gouvt n'a compris qu'une chose; que les puissances étrangères viendraient au secours de la france. Il a cru aux bons offices de l'Autriche, de l'Italie, de l'espagne — même de la Turquie et de la sympathie de l'Angleterre c'est pourquoi il a envoyé Thiers parcourir les cours de l'Europe. Le point de départ a été déplorable, quoi ! on a voulu faire intervenir les monarchies en faveur de la République.
L'orateur fait une longue dissertation politique en faveur du travail et du socialisme. Il jette un regard rétrospectif sur les faits historiques de 1789 et antérieurs à cette époque. Après un discours brillant et scientifique l'orateur démontre que les hommes du gouvt ont eut peur de la révolution sociale selon lui c'est ce qui nous a placé dans la triste situation où nous nous trouvons. Il conclut que Paris ne peut se sauver que par la Révolution.
Stricker — donne connaissance d'une résolution votée ce soir à Belleville concernant nos amis de la conciergerie (39). [il annonce qu'il a fait des compagnies de marche il]
Salomon corne à l'assemblée que le gl Crochu (.sic) a fait quelque chose — Il a fait réparer 100 fusils d'une cie de la gde natle du 3è arrondt, lesquels fusils ne valent rien. Il fait part à l'assemblée que [Trochu] Ledru-Rollin lui a dit que Trochu aurait tenu à peu près ce langage. La déf(en)se est impossible. Après que 30.000 hommes seront tombés l'honneur sera sauf.
Châtelain — dit que le gouvt et Trochu sont des orléanistes il critique le fameux plan dont on a tant parlé. Il termine en disant que dans cette salle Guillaume et Bismark ont été condamnés à mort et que II espère qu'il se trouvera bien quelques francs maçons républicains pour mettre les jugements rendus par la franc maçonnerie à exécution
Boyer lit l'adresse du comité des tirailleurs de Belleville au peuple relatif à l'organisation donnée par le capitaine Beaurepaire
Montfort dit que le comité du Xllè arrondt a fait une démarche auprès de la municipalité du 19è tendant à les engager à ne pas donner leur démission dans les circonstances difficiles où nous nous trouvons.
Monestès critique très spirituellement le gl Trochu et la défense de Paris. Il fait une figure — la République est déguenillée, dit-il, elle est en sabots, elle a perdu son bonnet phrygien en 1793 sur le champ de bataille. C'est à la République de 1870 de le ramasser [si elle veut vivre]
Longat Les convois du pauvre se succèdent dans les quartiers populaires — parce que déjà les estomacs succombent aux privations. Il termine en demandant l'union des républicains et les engage à se grouper à la ligue républicaine [et à tous les groupes républicains]
Albert Goullé — Demande que l'assemblée vote une résolution tendant à la mise en liberté des prisonniers de la conciergerie. Il parle du gl Chanzy — nom d'un jeune homme. Il termine en demandant que l'on mette aux voix sa résolution de mettre le gouvt en mesure d'attaquer vigoureusement sous trois jours les lignes prussiennes.
Le Président répond que le comité central examinera sérieusement la question et elle sera soumise mercredi à l'assemblée.
Marie — rend compte d'une conversation qu'il a eue avec un colonel par laquelle il résulterait que si l'on voulait faire une sortie sérieuse avec 25.000 hommes. L'orateur émet l'idée que si un vote était soumis au peuple pour lui demander s'il veut la République ou autre chose [il doute que] le peuple repousserait la République. Donc en allant sus aux Prussiens on installera quand même la République
Damas — commence à lire ce qu'il a copié sur un cornet de farine L'assemblée refuse d'en entendre davantage
Portalier croit que le Peuple a été patient. Il ne doit plus attendre.
Longat désire si toutefois l'armée était vaincue, que nous nous précipitions en masse s(ur) les prussiens dussions-nous tous être écrasés.
La séance est levée aux cris de vive la République démocratique et sociale.

Séance du 28 Xbre 1870

Président : le citoyen :Dupas, assesseurs ; Châtelain, Demay, Brandely

Lecture est faite du procès verbal qui est mis aux voix et adopté, sauf la rectification d'un citoyen qui dit que le procès verbal fait tenir les séances de la ligue républicaine 6 place de la corderie, tandis que la ligue républicaine ne tient pas séances dans ce local.
Le citoyen Hontarède accuse énergiquement le gouvernement de disséminer 1er forces de Paris pour les faire écraser partiellement et pousser par tous les moyens à la trahison.
Le citoyen Pillot, dans un discours calme et mesuré, démontre d'une manière irréfutable, que le manque de confiance en nous-mêmes, le peu de confiance en nos principes et même « dit-il » notre lâcheté malgré notre nombre au 31 8bre nous a empêché d'avoir la commune contre 7 ou 8 cumulards. Dans la situation affreuse qui nous est faite il faut remarquer que la trahison qui veille partout, pourrait bien, à un moment donné, ouvrir les portes d'un fort à l'ennemi, et alors Paris pourrait bien être pris. « en serait-il ainsi, dit-il si vous saviez que vous avez, dans chacun de vos forts un membre de votre commune qui veillerait et serait toujours prêt à punir la trahison ? » avec la commune dit-il encore, il n'y aurait pas aujourd'hui un seul coin de Paris qui ne fût fouillé, et dans ce que nous aurions trouvé, se pourrissant dans les caves, Paris eût eu pour deux mois de plus de vivres.
Il engage vivement les citoyens à s'unir à se concerter, et à chercher les hommes qui peuvent sauver encore Paris et la partie, son discours écouté avec la plus grande sympathie est couvert d'applaudissements.
Le citoyen Chabert se dit républicain socialiste mais il demande la permission de considérer le socialisme à son point de vue personnel. A ce moment le citoyen Pessant demande la parole pour dire à l'Assemblée qu'il trouve étrange que le citoyen Chabert qui vient se dire ici socialiste ait voté au club des Folies-Bergères la monarchie. Le citoyen Chabert proteste contre cette accusation et défie qui que ce soit de prouver qu'il n'a pas toujours professé les mêmes principes. Passant ensuite à l'examen de la situation, il pense que si le gouvernement a négligé beaucoup de choses au point de vue de la défense, il faut reconnaître « dit-il » que la nation et surtout le paysan de France était presque entièrement en opposition d'idées avec le travailleur des grandes villes. Il dit ensuite que notre infériorité dans la guerre actuelle ne saurait être dans l'infériorité de la valeur du soldat français qui est au contraire supérieure à celle du soldat allemand mais seulement dans l'armement, c'est-à-dire dans la science de nos adversaires (40).
Parlant ensuite de la Commune, il trouve que ce serait là en effet le moyen de salut mais il se demande si les hommes d'une assez grande valeur, d'une assez grande capacité se rencontreraient aujourd'hui. Son discours dans lequel on sent trop de restrictions n'est pas écouté avec sympathie et soulève les murmures et l'impatience de l'assemblée.
Le citoyen Andrieux fait remarquer que tout d'abord le citoyen Chabert ayant presque fait l'apologie du gouvernement il a presque aussi conclu à la commune révolutionnaire. Le citoyen Chabert interpellé sur la question de savoir s'il a voté au 3 9bre oui ou non, il répond qu'il a voté oui, l'assemblée murmure et le citoyen Andrieu le remercie de la loyauté de son affirmation.
Continuant ensuite à faire remarquer la contradiction du citoyen Chabert, Il prouve que c'est pas la force qu'on a obligé la France à être républicaine et patriote. Il partage l'opinion du citoyen Pillot ; que le peuple doit signifier au pouvoir par des actes où seront consignés les membres de la Commune et qu'il affirmerait pas sa signature. Il affirme que si au lieu d'avoir choisi 14 noms trop connus, le peuple eut choisi 14 citoyens les premiers venus — pourvu qu'ils fussent honnêtes — ces hommes auraient sauvé la France. Son discours énergique et puissant soulève l'enthousiasme de l'assemblée.
Parlant aussi de la commune, le citoyen Pierron dit qu'il ne faut pas de commune ou plutôt que c'est le peuple qui doit être sa propre commune. Il dit que le peuple en masse doit aller dire au gouvernement, voilà ce que je veux. Cette allocution sans conclusion fait rire l'assemblée, et le citoyen Pierron descend de la tribune.
Le citoyen Dupas, président, réfute succinctement une pareille opinion et dit que les élus du peuple étant toujours révocables, cette opinion est sans fondement.
Le citoyen Napias-Piquet, répondant plus longuement au citoyen Pierron, dit qu'en Angleterre dont parlait le citoyen Pierron, ce n'est point par des meetings ou des pétitions que l'on -change une législature : c'est là la liberté sans valeur aucune, et qui ne mène à rien : Liberté dérisoire qui semble n'exister que pour mieux museler le peuple. Passant en revue les faits et gestes du gouvernement depuis le 4 7bre il prouve que ces hommes qui ont capté la confiance publique ne manquaient pas de capacités et de valeur ; et que contrairement à l'opinion du citoyen Chabert, ce. n'est pas toujours ces soi-disantes capacités et valeurs qui sauvent le peuple. Il termine en recommandant aux citoyens de choisir des amis pour la commune. Il dit que rien n'est plus simple, en ouvrant partout dans les assemblées publiques, dans la garde nationale, à livre ouvert.
Le citoyen Napias-Piquet propose ensuite qu'au lieu de faire grelotter les pauvres à la porte des bureaux de distribution le. gouvernement fasse apporter chez les nécessiteux, par des porteurs payés les objets distribués.
Le citoyen Garnier démontre que ce sont les hommes du 4 7bre qui ont faits tous seuls la situation présente qui doit presque autant qu'à les embarrasser. « Le gouvernement ne peut pas par sa nature être révolutionnaire et est par conséquent complètement impuissant », Il dit que nous devons être ou ne pas être et que pour être il faut la révolution. Donc, « dit-il », et pour conclusion la commune et la commune par tous les moyens imaginables et suivant que les circonstances en décideront.
Le citoyen Babick affirme que le moyen révolutionnaire —. est le seul qui puisse être aujourd'hui mis à la disposition du peuple. Gouvernés depuis longtemps dit-il par les minorités monarchiques intriguantes, nous devons aujourd'hui être guidés par une minorité dévouée aux intérêts du peuple. Il conseille de s'unir, de se groupper, partout, dans les arrondts, dans les quartiers : de dresser des listes, de présenter des listes et de les envoyer au comité central.
Le citoyen Pessant dit qu'en province le citoyen Gambetta a remplacé en province du moins en partie les vieux généraux de l'empire par de jeunes généraux pris même parmi les soldats. Il demande aussi la commune révolutionnaire dont les membres devront être comme les généraux qu'a choisi Gambetta, pris parmi la jeunesse, qui se trouvera là, toute prêts, pour se charger du fardeau de la situation.
Le citoyen Siaux-Lavigne (sic) est profondément indigné de voir l'indifférence du peuple dans la situation qui lui est faite, il demande également la commune révolutionnaire, qui, pour lui aussi, est le seul moyen de salut.
Le président résumant les débats de la séance conseille à tous les citoyens de s'organiser par tous les moyens possibles et en nombre plus ou moins grand, pour être prêts, au moment du danger qui ne pourra tarder de s'offrir. Il communique ensuite à l'assemblée que fia réunion] l'assemblée de la salle du XlXè siècle demande au gouvernement ce qu'est devenu le général Ducrot dont on n'a pas entendu parlé depuis les dernières batailles.
La séance est levée à 11 heures. Le président E Dupas. »

Le Comité central s'est donc notablement transformé. Affaibli, il tente de se refaire une audience en fédérant les clubs parisiens sous sa direction. Mais il patronne aussi la Ligue de Défense, organisation armée à demi-secrète et qui sent son blanquisme. Est-il devenu blanquiste ? Peut-être pas exactement ! Déserté par les modérés, abandonné par l'Internationale (41) il est maintenant fréquente surtout par des militants plus révolutionnaires que socialistes, favorables par exemple à la candidature Blanqui. L'échec du 31 octobre et la répression qui a suivi l'incitent à une lutte d'allures plus conspiratrices, où précisément les blanquistes excellent : c'est dans les arrondissements où leur influence est la plus grande, XIIIe, XIVe, XXe, que la Ligue réussit le mieux. Ils tendent de ce fait à jouer dans le Comité un rôle de plus en plus important ; on va les voir, au début janvier 1871, tenter un grand coup.

      Séance (du Comité central) du 23 Xbre 1870  (42)
    

Président le citoyen Pillot. assesseur le citoyen Beslay

Le citoyen Babick communique à l'assemblée qu'une sorte de confusion s'est produite dans le club du 10ème arrondt à propos de la légion garibaldienne qui se croyait organisée sous les auspices du comité central. Le citoyen Babick a fait comprendre aux divers membres de la légion présents que le comité central n'avait pris sous son patronage particulier que la ligue républicaine de la défense à outrance.
Le citoyen Landowski demande qu'une organisation par quartier semblable à celle des comités d'arrond. déjà organisés, soit au plutôt instituée, partout où se faire se pourra ; cette nécessité se fait sentir surtout du point de vue de la discution des membres qui devront être portés comme membres de la commune.
Le citoyen Napias-Piquet engage tous les membres du comité central à se tenir en garde contre les menées du club Lionais qu'il croit être en rapport direct avec Jules Favre. Il espère avoir, avant peu, et pouvoir les communiquer au comité central, des renseignements précis à cet égard.
Le citoyen Dupas engage vivement tous les comités d'arrondmt d'instituer au plutôt dans chaque arrond. des sous-comités, chargés de créer, dans chaque quartier un club particulier, pour groupper le plus possibles les forces vives de la république.
Le citoyen Briosne propose de nommer une commission de un membre par chaque arrondissement qui prendra sous sa responsabilité d'étudier le meilleur mode d'organisation de chaque arrond. au point de vue révolutionnaire. Il demande en outre qu'une comm(isssi)on de trois membres soit immédiatement nommée pour présenter dans le plus bref délai un plan général d'organisation du comité central
la 1e proposition du citoyen Briosne est adoptée à l'Unanimité la seconde devenant inutile puisque ce projet d'organisation existe déjà et est renfermé tout entier dans son règlement intérieur et général déjà voté et imprimé
Le citoyen Garnier propose qu'une common de trois membres soit nommée pour aller s'entendre avec les membres des comités qui en général ne se rendent pas au comité central pour savoir d'eux s'ils veulent oui, ou non continuer à [être] représenter leur arrondt au comité central et qu'ils devront alors fournir comme les autres arrondt leur cotisation.
Le citoyen Dupas fait comprendre au comité central que l'émanation du comité doit porter partout la force et la vie par l'organisation des grouppes franchement révolutionnaires qui devront au plutôt formé le plus grand nombre de clubs possibles.
On procède à la nomination des vingt membres représentant les vingt arrond. pour former la common devant mettre à exécution la proposition du citoyen Briosne. Ces membres sont les suivants :

1er arrond

Napias-Piquet

11è

Verdure

Tanguy

12è

Montels

Arnaud (Antoine)

13è

Ferré

Garnier

14è

Constant Martin

Leverdays

15è

Montelle

Beslay

16è

Richard

Giroud

17è

Turpin

Jules Allix

18è

(organisé)

Hubert

(N’est pas membre du comité)

19è

Bernard

10e

Babick

20è

[Gaillard] Briosne

La séance est levée à 6 heures. Le président Pillot.

 Séance du 28 Xbre 1870 (43)
    

Président le c. Dupas, assesseurs Arnaud, Brandely et Siaux-Lavigne

lecture est faite du procès verbal de la précédente séance qui est mis aux voix et adopté
Le citoyen Gervais l'ami est admis comme membre du comité central pour le 18 arr.
Le citoyen Constant Martin — fait une proposition tendant à invité tous les comités d'arm(ement) présentent au plutôt l'état des forces dont chaque arronm pourra disposer en temps opportun pour installer la commune révolutionnaire.
Le citoyen Montels tout en appuyant énergiquement la proposition du citoyen Constant Martin demande si l'assemblée croit que le comité devra attendre pour provoquer l'installation de la commune que des événements naturels se produisent ou si on devra agir par des moyens particuliers. Le citoyen Gervais croit qu'un événement qu'il croit proche mettra tout naturellement la démocratie dans la situation d'agir efficacement.
Le citoyen Roullier fait part au comité qu'il est délégué par le 5è arrondmt pour savoir du comité central s'il est simplement le représentant des opinions que viennent verser dans son sein les comités d'arrmt ou s'il a le droit de prendre en son nom des décisions et des initiatives [politiques] particulières. Le citoyen Leverdays également délégué du 5è pose la même question tout en se réservant le droit d'exprimer à ce sujet et de les faire prévaloir ses opinions personnelles. Après la discution, le président résume la question en prouvant clairement que le comité central qui est en effet l'expression des 20 arrdt ne doit pas seulement borner son rôle à recevoir les opinions des divers comités et laisser là ensuite ces opinions comme une lettre morte. Il croit qu'étant l'expression des opinions générales des résolutions et surtout celles qui ont pour but l'intérêt de salut public. (44)
Les citoyens délégués du 5è arrondmt reconnaissant qu'en réalité la discution portant plutôt sur une question de forme que d'une question de fond, la question est vidée. Ils demandent seulement que dans le plus bref délai le comité central [devra] fasse appelle le plutôt possible à tous les grouppes pour une discussion générale sur la situation.
Ordre du jour de la séance prochaine : De la commune Révolutionnaire et des moyens pratiques pour l'installer révolutionnairement.
La séance est levée à 4 heures.
Le président E. Dupas »

Séance du 30 Xbre 1870

Président le citoyen Dupas assesseurs : Brandely Arnaud

Le procès verbal de la séance précédente n'étant pas au bureau lecture ne peut en être donnée

Après une longue discution sur une réunion générale des vingt arrondmts que provoquent les membres du 5ème arrondm pour être tenue dimanche prochain à l'effet de discuter une liste de membres de la commune. Il est décidé par la majorité de l'assemblée que cette réunion aura lieu dimanche prochain rue d'Arras de 10 à 1 heures pour la communication de la liste des membres portés à la commune. »
Ce que tente le Comité central, c'est le coup d'état que proposait quelques mois plus tôt Lefrançais, l'opération qui a échoué le 31 octobre : la mise en place révolutionnaire d'une Commune désignée par les réunions populaires de chaque arrondissement. On s'est demandé souvent pourquoi, au début de janvier, le Comité a changé de dénomination et est devenu « Délégation des vingt arrondissements ». L'explication est bien simple, pourvu qu'on prenne le mot délégation à la lettre : il s'agit des représentants élus par les arrondissements constituant la délégation communale qui va désormais gouverner Paris. C'est de même à la lettre qu'il faut prendre la dernière phrase de la seconde affiche rouge, apposée dans la nuit du 6 janvier, qu'on cite toujours et qu'on ne commente jamais : « Place au Peuple ! Place à la Commune » : elle devait tout simplement annoncer la prise du pouvoir par la Délégation communale des vingt arrondissements.
Devait annoncer, car bien que l'opération soit menée par les blanquistes, Tridon, Sapia, Ferré, Brideau, Caria, Duval, elle ne sera qu'un pas de clerc. Chassin nous a fait de cette révolution avortée un récit qu'on s'étonne de ne pas retrouver dans le livre de Dautry et Scheler :
La réunion annoncée à la séance du 30 décembre avait bien eu lieu le Ier janvier, rue d'Arras, et Chassin, le soir, rencontre un ami qui lui annonce que la Commune y a été nommée, qu'il en est pour le IXe arrondissement, et que tous les nouveaux délégués sont convoqués à la Corderie le lendemain ; il s'y rend :
« Au bureau, je reconnais le médecin Dupas et Leverdays. Dupas expose que la veille il a été décidé, en raison de la gravité des circonstances, de tenir la Commune prête. Puis il fait l'appel nominal des représentants des vingt arrondissements... Après quoi on procède à la nomination du bureau définitif. Tridon et H. Ferré sont mis en avant. La présidence est décernée à ce dernier.
Le président déclare qu'il n'y a plus à discuter ce qui s'est fait la veille, que la Commune est constituée et qu'il faut s'entendre sur les mesures à prendre afin qu'elle exerce la mission dont elle se charge révolutionnairement. Il propose la constitution d'un comité d'exécution, composé qu'un petit nombre de membres résolus. Des délégués du lié et du 18è arr. appuient le comité d'exécution, soutenant que l'heure est venue d'agir et qu'il ne faut plus perdre une minute. Leurs hommes, prétendent-ils, sont en permanence, avec armes et munitions, les clubs aussi.
Tridon insiste afin que l'action, s'il y a lieu d'agir, soit précédée d'un manifeste annonçant au peuple ce que l'on veut faire en son nom et lui indiquant son devoir... »
Chassin prend alors la parole pour tenter d'empêcher le coup de force :
« A voir la composition de la réunion, où l'élément hébertiste et blanquiste me semblait être aussi en majorité qu'il était en minorité dans l'ancien Comité central, j'estimais que mes conseils seraient sans discussion rejetés. Cependant, sur l'insistance de Leverdays et de Tridon, dont la modération m'étonna, au lieu de s'occuper d'abord du comité d'exécution et de salut public, comme disaient quelques-uns, on décida la nomination immédiate des commissaires chargés de rédiger le manifeste séance tenante. Les deux orateurs, plus Vaillant, l'un des assesseurs, furent élus.
Le soir, je fus un peu rassuré par un ami qui était resté jusqu'à la fin de la séance. Mes conseils avaient été repris par d'autres et avaient été suivis en majeure partie. On s'était décidé, contrairement à ce qui avait été résolu au début, à ne point s'intituler la Commune. L'action et le comité de salut public avaient été sinon abandonnés, ajournés. Enfin la proclamation au peuple n'avait point été rédigée sous forme d'appel aux armes. On s'était contenté d'une mise en demeure au gouvernement. Le 4 janvier apparut sur les murailles de Paris une énorme affiche... »
A la dernière minute, les blanquistes ont reculé. L'affiche rouge, bien qu'en somme inutile, a été néanmoins placardée, et on ne saurait à mon avis comprendre sa signification réelle sans faire appel à ce contexte révolutionnaire jusqu'ici ignoré, hors duquel, on aurait dû le remarquer, elle apparaît comme curieusement inattendue, intempestive, juste bonne à provoquer une réaction violente du gouvernement, sans profit aucun pour les révolutionnaires (45).
La seconde période de l'histoire du Comité central se solde donc à nouveau par un fiasco. Voici encore deux textes entérinant cet échec. Le premier est inédit :

Séance du 6 janvier 1871 (46)

Président Sapia — Secret Regère

La discussion s'engage sur les arrestations possibles — Les citoyens Vallès Arnaud Regère Th. Ferré y prennent part Ce dernier propose 1° les séances à midi 2° Les membres présentés armés et prêts à résister 3° Ils se feront accompagner par des membres armés.
Martin. Communicat — Châtelain Pillot sont arrêtés — aussi Napias-Piquet Tridon propose que l'assemblée porte son siège au 17è ou au 19è arrondt La discussion continue — On a cherché à arrêter Pindy — Tridon propose la salle Favié Cette propos(itio)n est votée à l'unanimité La réunion à 4 h
Le Cit. s'offre à faire la permanence et à informer les membres
de la Commission
Pindy n'est pas arrêté ; il entre en séance
Vallès propose une délégation pour aller chez les maires
Envoyer chez tous les adhérents?

Commission initiative
Tridon
Vaillant
Th. Sapia
Duval
Th. Perret
Caria
Arnaud
Brideau
Léo Meillet

1
2
Pindy Arnaud 3 Bonvalet Clairet
4
5
6
7
8
9
Tous les délégués 10 Murat
Clamousse
Tesser Caria 11 Poirier Tolain
12
Leballeur 13 Combes
Chauvière 14 [Héligon] Asseline
15
16
Bousquet 17 Villeneuve Malon
Tesser Schomer 18
Mallet 19 Oudet Quentin Del(escluze)
20 commission

Cette séance est la seconde qui se tient le 6 janvier ; le compte-rendu de la première se trouvait dans les papiers de C. Martin (47). La commission d'initiative dont il est question — exclusivement composée de blanquistes — est probablement le comité d'exécution auquel faisait allusion Chassin. La double liste est, à droite celle des maires, à gauche celle des délégués qui leur seront envoyés, sur proposition de Vallès.

Le second texte est une déclaration désabusée des « Délégués des vingt arrondissements » qui a paru dans le numéro 4 de La Lutte à Outrance les 28 nivôses an 79 (18 janvier 1871) :
« Dès le lendemain du 4 septembre, les patriotes républicains les plus énergiques n'ont cessé de réclamer : d'abord l'occupation autour de Paris des points stratégiques indispensables à la protection de la capitale ; un réquisitionnement et un rationnement général, et l'envoi de commissaires dans les départements pour l'armement universel, pour la levée en masse. Si le gouvernement ne s'y fût point systématiquement refusé nous ne serions pas livrés au bombardement, menacés de la famine et abandonnés à nos seules forces,
Aujourd'hui même, il est urgent d'ouvrir gratuitement aux habitants des quartiers bombardés, dans les quartiers moins exposés, les locaux nécessaires, avant tout ceux de l'Etat et des riches déserteurs ; — d'opérer la distribution gratuite du pain et du bois ; — et de ne point livrer à l'abattoir les chevaux de l'armée. si l'on veut éviter le sort de Metz.
Mais le gouvernement ne fera pas plus demain ce qu'il faut qu'il ne l'a fait hier. Il nous accule à la famine, sans rien tenter de sérieux pour débloquer Paris. Des généraux placés sous le coup des soupçons les plus terribles sont impuissants à commander.
La pire chose est d'attendre passivement la mort à domicile.
Mais nos gouvernants n'ont trouvé d'énergie que contre les Républicains arbitrairement incarcérés.
La Commune de Paris est le suprême espoir de la défense. Mais, pour que son action soit efficace, il faut qu'elle ne soit point installée in extremis.
Que le Peuple de Paris y songe !
Il serait trop humiliant de voir Paris pris par capitulation ou de vive force, alors qu'il compte plusieurs centaines de mille hommes armés et résolus dans ses murs.
Voilà ce que nous tenions à honneur de déclarer, en ce moment suprême, à la veille peut-être de la honte ou de la mort.
Ainsi délibéré en assemblée générale, le dimanche 15 janvier 1871
Les Délégués des vingt arrondissements. »
Déconcerté comme il apparaît le 15, il est peu probable que le Comité central en tant que tel ait participé à l'insurrection du 22 janvier.

III. - De la fin de janvier 1871 à la Commune

De cette période, je ne parle que pour mémoire, n'ayant à mentionner que deux textes nouveaux. Le premier est le compte-rendu extrêmement mutilé d'une séance du Comité qui se situe probablement le 28 février 1871. On y voit les membres du Comité aux prises avec le grave problème que leur pose l'apparition d'un concurrent redoutable : le Comité central de la Garde nationale. Nous sommes à la veille de l'entrée des Prussiens dans la capitale, autorisée par une clause de l'armistice : faut-il s'y opposer par la force, comme le veut la Garde nationale ? L'avis du Comité des vingt arrondissements, qui est de ne pas risquer un dangereux coup de force, prévaudra (48) :
« ...ces facteurs. Dit qu'une confusion s'est établie dans l'esprit de la majorité des citoyens : la corderie ne seconde pas le mouv. du comité central de la garde nationale.
Catelain. Anonce à l'assemblée qu'au boulevard Ornano on dresse des batteries de mitrailleuses et de pièces de 7 Le citoyen a cru devoir déconseiller le mouvement La mobile de Paris demande ce qu'elle doit faire dans le mouvement qui se prépare.
Piau dit qu'il croit qu'il y a un piège ; Vrignault de la Liberté lui semble
Humbert — Ce n'est pas seulement parce que la réaction se montre dans ce mouvement, mais il s'agit de se mettre en travers pour éviter une défaite du parti révol. Quelque soit d'ailleurs la pensée des chefs du mouvement mais parce que son résultat est fatalement désastreux pour la révol. C'est une saignée du parti qu'on cherche de nouv. jour, de Juin
Debock Dit que la Mobile de la Seine est prête à seconder le mouvement rév. s'il est jugé opportun
Cit Champy Parle de la délivrance des cit. Piazza et Brunel (49) il parle de l'affiche de Thiers qui vient d'être apposée. II envisage le résultat de l'entrée des Prussiens dans Paris : tout en désirant éviter l'effusion du sang il conclut à la
Viard
Avrial observe que l'assemblée ayant décidé la rédaction d'un M(anifeste)
Verlet arrive du Comité Central où il y a beaucoup de réac. et beaucoup aussi de républicains il a combattu la résistance, a été approuvé et a remarqué que les quartiers réaction, sont les plus acharnés
Vallès la révolution connaît sa voie : elle ne veut pas s'engager dans l'impasse ouverte devant elle
Minet — rend compte de sa mission au Comité de la G N II a combattu la résistance. C'est avec peine que des citoyens ont abandonné leurs résolutions Mais enfin ils se sont rendus à la raison. Il développe ses idées quant au mouvement n'y voit pas la révolution mais un piège de Thiers qui veut écraser le parti Républicain de concert avec les prussiens et la réaction.
Baus Dit que dans une précédente réunion
Thomelin vient annoncer qu'à la Bastille, sur la propos, d'un marin la mobile est allée délivrer les marins enfermés à la Pépinière et à l'Ecole militaire
' Minet. — Croit que la réunion de la garde nationale est sincèrement républ. Il y a des éléments socialistes. Vrignault a pris l'initiative mais on l'a éliminé.
Ant Arnaud Dit que l'on ne doit pas aller à demander au Général Vinoy son approbation pour établir un cordon militaire autour du quartier des prussiens
Minet rectifie, non seulement il ne veut pas l'approbation de Vinoy, mais encore il a demandé que dans le manifeste qui sera rédigé on spécifie bien qu'on n'abandonne pas la lutte à cause de ses menaces. Si Vinoy voulait frapper le comité il est assez puissant pour arrêter ce générai
Vallès demande que, puisque le comité de la Garde nationale est dans ces sentiments si patriotiques on tente une fusion (50)...
Le second texte est le compte rendu d'une séance du Comité central, pendant la Commune, qui a paru dans le n° 18 du journal Paris-Libre, le 10 floréal an 79 (29 avril 1871) et que Dautry et Scheler ont oublié de relever. A ce moment, le Comité n'a plus qu'un rôle effacé, celui d'un conseiller bien peu écouté :
« Le Comité central des vingt arrondissements, dans sa séance du mercredi 26 avril, a voté à l'unanimité le projet de décret ci-après et a décidé qu'il serait envoyé à la Commune de Paris.
Projet de décret
Considérant que chacun doit être responsable de ses actes et réparer le mal?qui en resulte, la Commune décide :

1° Les parents des citoyens- nés dans le département de la Seine et morts dans les rangs de l'armée de Versailles et les blessés survivants auront droit à des indemnité dans le chiffre sera fixé ultérieurement. Seront exceptés tous les combattants volontaires.
Les députés du département de la Seine qui n'ont pas donné leur démission le jour de la proclamation de la Commune à l'Hôtel de Ville seront rendus responsables sur leur propriété. Chaque département de la France sera invité a prendre la même résolution en ce qui le concerne.
2° Tous les citoyens blessés et les parents des citoyens morts dans les rangs? de l’armée de Paris pendant la lutte ont droit des indemnités dont le chiffre a? été fixe par un décret de la Commune. Les dégâts matériels donneront lieu plus?tard a des dommages intérêts. p

Pour le comité des vingt arrondissements :

Le président du jour : Brandely
L'un des assesseurs : Barthélémy
Le secrétaire : E. Châtelain

Le précédent projet de décret a été approuvé par la réunion publique des républicains des départements, qui a eu lieu le jeudi 27 avril, tenue à l'amphithéâtre de l'Assistance publique. »

Il existe encore, aux Archives de la Guerre, quelques textes émanant du Comité des vingt arrondissements. Ce sont surtout des communications au Comité de salut public sur la situation militaire, qui n'ont pas grand intérêt historique. Es prouvent seulement que jusqu'aux derniers jours de la Commune (19 mai), le Comité central a continué de fonctionner. Mais il n'est plus alors que le fantôme de lui-même, puisque dépeuplé de ses meilleurs militants, qu'il a fait élire en majorité à l'assemblée communale. C'est là son premier et son seul succès, sa revanche aussi sur le comité concurrent de la Garde nationale. Car si c'est ce dernier qui a réussi l'insurrection tant de fois manquée par le Comité central, c'est finalement celui-ci qui, le 26 mars, a donné ses chefs à la Commune.

(1) Le Comité central républicain des vingt arrondissements de Paris (septembre 1870-mai 1871), d'après les papiers inédits de Constant Martin et les sources imprimées, publié avec le concours du CNRS, Ed. Sociales, 1960, 268 p.

(2) Tous les historiens souhaiteront sans doute comme moi que cette importante masse de documents soit un jour versée à l'une des archives françaises, afin que chacun puisse à loisir s'y livrer à son propre examen exégétique, et quelquefois graphologique.

(3) Annales de l'Assemblée nationale, t. XXI, rapport Daru, pièce justificative K, p. 530 sq. « Le procès-verbal... a été saisi au domicile de l'un des hommes qui ont été compromis plus tard dans l'insurrection du 18 mars » (ïbid. p. 33). 1& pièce manuscrite, aux Archives nationales porte la date du 29 novembre 1870 et les indications : Certifié pour copie conforme à l'original. Note non signée, paraissant écrite de la main de F. Pyat... et classée aux Archives de la justice militaire (Comité central, période du 4 septembre 1870 au 8 février 1871).

(4) Inexact : les délégués ont été reçus par Gambetta dans la nuit : voir plus loin.

(5) L'adresse a paru notamment dans Le Rappel, n° 451 du 6 septembre.

(6) Un compte-rendu très détaillé de cette séance a paru dans Le Rappel, n° 453 du 8 septembre. Voir à ce sujet J. Dautry et L Scheler, Le Comité central républicain..., p. 14-16.

(7) Cf. Enquête parlementaire sur l'insurrection du 18 mars, p. 322 : déposition de M. Tirard : « Vers le 6 ou le 7 septembre, je reçus la visite de quatre ou cinq individus qui m'étaient complètement inconnus... Ces messieurs vinrent me dire qu'ils étaient le comité de vigilance du 2e arrondissement... Les membres de ce comité étant revenus à plusieurs reprises, et voulant s'imposer, je finis par les mettre à la porte. »

(8) La première « affiche rouge », qui a été en réalité placardée le 15.

(9) Le Comité central..., p. 54-57. C'est le 20 qu'a lieu la réunion de l'Alcazar, et l'entrevue avec les membres du gouvernement, à laquelle n'assistaient pas de chefs de bataillon, a eu lieu le 21.

  1. Le Comité central..., p. 85-88, la proclamation « Dans le danger?suprême de la patrie... » et p. 90-91 le programme électoral : « En vue des élections?qui vont se faire... »

(11) Ils ont en revanche utilisé ses Souvenirs d'un Révolutionnaire, plus tardifs et moins explicites. En parallèle, je citerai plus abondamment qu'ils n'ont -fait le manuscrit de Ch.-L. Chassin sur l'histoire du Comité (Bibl. de la Ville de Paris, papiers Chassin, 7e carton).

(12) Le Comité central..., p. 14-16. Le 5 septembre, rue Aumaire, Tolain avait critiqué l'idée d'un « Comité de Salut public qui ferait des arrestations au lieu de décréter la victoire. » Mais Tolain, toujours très modéré, n'est pas toute l'Internationale : il n'apparaîtra d'ailleurs jamais dans le Comité central.

(13) Etude..., p. 62-63.

(14) Etude..., p. 64.

(15) Bibl. nationale, Lb57 298.

(16) Souvenirs d'un Révolutionnaire, p. 397.

  1. Lequel n'est pas du tout à mon avis composé de Varlin, Privé, Spoetler, Haan, Hamet, Chouteau et Robillard, comme l'affirment les auteurs du Comité central... (p. 18). Le texte que signent vers le 6 septembre ces Internationaux ne peut être considéré comme émanant du Comité provisoire : habitant tous le V" et le VIe, ils lancent une proclamation purement locale, visant seulement à organiser dans leurs deux arrondissements des comités particuliers de vigilance.

(18) Sans signature. Archives de la Préfecture de police : B/A 1615.

  1. Ces deux pièces aux Archives de la Guerre. Non cotées.

(20) Arch. Préf. pol. B/A 1615 et B.N. Lb57 289. — Dautry et Scheler considèrent à tort ce texte comme une simple proclamation du Comité du IIIe arr.

(21) Arch. Préf. pol. B/A 1615.

(22) À la séance du Comité du 30 septembre, Oudet fait remarquer que « Les membres de nos commissions sont tous partis avec des missions. Vaillant appuie Oudet, demandant des commissions dans chaque comité d'élections et de défense. Pagnerre se plaint de la dissolution faite par ceux qui ont accepté des missions » (Le Comité central..., p. 77-78).

(23) Le Comité central..., p. 84-88.

(24) En toute logique, Vaillant, qui appartient à la gauche, ne devrait pas être considéré par Dautry et Scheler comme blanquiste : fin septembre, il signe aux côtés de Leverdays, Longuet, Dupas, une proclamation archi-proudhonienne, Aux Districts réclamant une organisation fédéraliste de l'administration de la capitale.

(25) Etude..., p. 90-91. Lefrançais minimise trop le rôle de l'Internationale aux débuts du Comité. Il est évident d'autre part, qu'en même temps que Chassin, il vise Blanqui.

(26) Etude..., p. 94.

(27) Souvenirs d'un Révolutionnaire, p. 421.

(28) Etude..., p. 100.

(29 Cf. La Patrie en Danger, n° 72 du 21 novembre 1870 : « Le Comité central... dans sa séance du lundi 21 novembre a admis le projet du citoyen Eugène Châtelain, membre du Comité, concernant la LRDO. et déclare à partir de ce jour en accepter la direction. »

(30) Les auteurs du Comité central ne se montrent pas clairs sur ce point : « Les adhérents à ce nouveau club, c'est Châtelain qui les inscrit, non pas parce qu'il est secrétaire du Comité central, mais parce qu'il loge 129 rue St Honoré et que c'est là — avec la précision qu'il s'agit du siège de la LRDO — qu'il faut s'adresser pour adhérer. » (p. 137).

(31) Arch. du Min. Guerre. Pièce non cotée. Les mots entre crochets sont rayés dans l'original : n'ont été conservées que les variantes présentant quelque intérêt et ne: gênant pas la lecture du texte final. Entre parenthèses les abréviations restituées. L'orthographe a été scrupuleusement respectée. Tous les textes qui suivent étant longs, j'ai préféré ne pas les alourdir encore de commentaires intempestifs, n'éclaircissant en note que quelques points indispensables.

(32) Ranvier venait d'être élu maire du XXe ; ancien marchand de charbon, il avait fait faillite en 1861 et n'avait pas été réhabilité. Le Provisoire en avait pris prétexte pour contester son élection ; il était d'ailleurs emprisonné pour sa participation au 31 octobre.

(33) La déclaration du Comité invitant les Parisiens à voter pour Blanqui en remplacement de Ranvier à la mairie du XXe avait été inspirée dans la Partie en Danger, mais sous le chapeau inexact : « Comité central du Vingtième arrondissement de Paris ».

(34) Art. 3. — Pourront ensuite être admis comme simples membres du club... 7°) les délégués de tout groupe de citoyens républicains-socialistes, dont les principes seront en accord avec ceux du Comité central.
Voir le texte du règlement du Club dans Le Comité central..., p. 137-142.

(35) Rocher, ancien employé de chemin de fer qui avait été injustement licencié à la suite d'un accident qui l'avait laissé manchot : cela l'avait rendu révolutionnaire II tente à cette date d'organiser une « légion garibaldienne » armée.

(36) L'Œil de Marat a eu deux numéros : BN 4° Lc2 3375 ; le journal du club de l'Ecole de Médecine dont il est question est La Lutte à Outrance, d'A. Lévy : B.N. Lc2 3382.

(37) Arch. Préf. pol. B/A 1615. Les deux premiers textes sont très raturés : je n'ai conservé que les variantes indispensables.

(38) « Les Enfants du Tonnerre », société fondée par le citoyen Monestrol. Statuts (12 décembre). Paris, Raçon, sans date (1870), in-8°, pièce. B.N. Lb57 913.

(39 Les détenus du 31 octobre. Le club bellevillois dont il est question est évidemment le Club Favié. Cf. Molinari, Des clubs rouges, passim.

(40) Le citoyen Chabert était un socialiste modéré — qu'on retrouvera après 1871 —, et dont les déclarations toujours fumeuses suscitaient chaque fois quelque émoi dans les clubs où il apparaissait. Cf. Molinari, Les clubs rouges, passim.

(41) Fin novembre (et non courant septembre, comme l'a cru J. Dautry, " Le problème national devant l'opinion ouvrière à la veille de la Commune ", Cahiers Internationaux, mars 1953), l'Internationale publie un très important manifeste pour la Commune, sur lequel j'aurai l'occasion de revenir : « Citoyens, au moment où le sol de la France est envahi... »

(42) Arch. Min. Guerre. Pièce non cotée.

(43) Arch. Préf. pol. B/A 1615.

(44) Il est donc encore une fois question du Comité central dirigé ou directeur. On notera que les proudhoniens Rouillier et Leverdays (mais le président Dupas est lui aussi proudhonien) reconnaissent finalement que le problème est sans importance. En tout cas, tout le monde est d'accord désormais pour « installer révolutionnairement la Commune ».

(45) Cf. sur l'affiche rouge, l'article de S.P. Ajnberg Zagriatckova : « Krasnaja afisa », Voprosy Istorii, 1950, n° 4. p. 88-91. Une traduction française en a paru dans 1848, Revue des Révolutions contemporaines, 1951, no 188, p. 19-25. Dans son article : « K istorii krasnoj afisi i vosstanija 22 janvarja 1871 g. v Parize », paru dans Novaja i novejsaja istorija, 1961, n° 2, p. 89-98, Ja, I. Drazninas pressent que l'affiche coïncidait avec la préparation d'un mouvement insurrectionnel mais n'en donne pas de preuves suffisantes.

(46) Arch. Min. Guerre. Pièce non cotée.

(47) Le Comité central..., p. 149-152.

(48) Arch. Min. Guerre. Pièce non cotée.

(49) Ils avaient tenté, le 29 janvier, de soulever la garde nationale Détenus à Sainte-Pélagie, ils sont délivrés par un coup de main sur la prison dans la nuit du 27 au 28 janvier.

(50) Au moins une tentative de rapprochement paraît-elle avoir été tentée a la séance du 3 mars du Comité de la Garde nationale, on note en tout cas la présence de Viard, Pindy, Varlin, J. Durand. H. Verlet Lacord membres du Comité des vingt arrondissements ou de l'Internationale.

Composition d’une population insurgée L’exemple de la Commune

Le Mouvement social, n° 48, septembre 1968

La répression de l’insurrection communaliste de 1871 a été sans aucun doute l’une des plus féroces de notre histoire « sociale » : traumatisme qui a violemment marqué la société, la politique, le socialisme français du dernier tiers du XIXe siècle, qui a alimenté, jusqu’à nos jours, une abondante littérature, volontiers hagiographique. Nous dirons ailleurs les conséquences de ce traumatisme. Nous voudrions ici seulement aligner quelques chiffres, et partant d’eux tenter de façonner une image moyenne du communard insurgé.

L’ampleur de la répression est incontestable. D’après une enquête conduite par « une fraction » du conseil municipal de Paris, « un fonctionnaire important évaluait à plus de 100.000 le nombre des ouvriers qui tués, prisonniers ou en fuite, manquent aujourd’hui à Paris. Ce chiffre... ne comprend pas les femmes » (1). Il ne paraît pas inadmissible ; or 100.000 personnes, cela fait à peu de choses près le quart de la population ouvrière masculine de la capitale. Et les détails aussi sont parlants. Sur 24.000 ouvriers cordonniers, 12.000 sont manquants ; sur 30.000 ouvriers tailleurs, 10.000 ; sur 20.000 ébénistes, 6.000 ; sur 8.500 bronziers, plus de 1.500. Chez les plombiers, zingueurs, couvreurs, « on compte 3.000 absents, c’est-à-dire presque toute la corporation. » Dans le bâtiment, les chiffres sont moins précis, mais la main-d’œuvre est tellement décimée, qu’on a dû faire venir en masse des ouvriers du centre de la France...

Comme en toute répression, il est impossible d’évaluer correctement le nombre des morts. Les estimations vont de 4.500, 6,000 — chiffres ridiculement bas d’auteurs versaillais — à 30 ou 50.000, — chiffres d’auteurs communards, qui sont à leur tour forcés en l’autre sens. C’est tout à fait en vain que nous avons tenté de comparer les résultats des recensements de population de 1866, 1870 (2) et 1872. Les chiffres de 1872 sont trop sensiblement affectés par les départs de fuyards (impossible à estimer exactement), le déficit des naissances et les morts du siège, le retour des soldats démobilisés, l’arrivée de nouveaux immigrants (3). Une indication toutefois ne paraît pas sans valeur : celle de 17.000 inhumations de cadavres, dont les frais, après la Semaine sanglante, auraient été payés par le conseil municipal ; elle ne saurait évidemment être considérée que comme une estimation minimale.

Un seul chiffre sûr, celui des 40.000 arrestations (très exactement 38.578 au 1er janvier 1875) ; et les 40.000 individus arrêtés ont, eux, laissé d’abondantes traces. La répression judiciaire — menée, en vertu de l’état de siège, par la justice militaire — a laissé des archives, considérables encore, malgré de notables pertes ; une quinzaine de milliers de dossiers de procès en conseil de guerre sont conservés aux Archives historiques de la Guerre, et c’est par leur dépouillement que nous pouvons le mieux apprendre ce que fut un communard. Nous avons entrepris ce dépouillement ; il est trop tôt encore pour en donner les résultats, même partiels. Nous voudrions ici tenter d’utiliser à fond un document — lequel a puisé largement d’ailleurs à ces mêmes sources —, habituellement trop négligé des historiens de la Commune, qui cependant le connaissent bien : le « Rapport du général Appert sur les opérations de la justice militaire relatives à l’insurrection de 1871 ». Il est déjà une vaste histoire sociale de la Commune, et une histoire abondamment statistique. Les fonctionnaires des bureaux militaires de statistique ont recueilli, en effet, et mis en forme quantité de renseignements sur cette foule de prisonniers et de condamnés ; renseignements parfois incomplets, souvent imparfaits, mais qui n’en sont pas moins utilisables, et précieux. On ne les a que trop ignorés.

Prisonniers et condamnés
Rappelons d’abord des chiffres qui sont dans toutes les histoires de la Commune. 38.578 individus arrêtés, soit 36,909 hommes, 1.054 femmes, et 615 enfants âgés de moins de 16 ans. Mais on n’a de renseignements que sur 36.309 d’entre eux (34.952 hommes, 819 femmes, 538 enfants), car il faut retrancher du total 1.090 individus libérés après un simple interrogatoire, 212 qui ont été remis à la justice civile, et 967 décédés en prison — un chiffre, soit dit en passant, qui peut paraître faible (949 hommes, 8 femmes et 10 enfants).

Sur ces 36.309 cas, il n’y eut que 10.137 condamnations (27,9%), pour 2.445 acquittements, 7.213 refus d’informer, et surtout 23.727 ordonnances de non-lieu. Mais, s’empresse de préciser le général Appert :

« les ordonnances de non-lieu... avaient été basées sur ce que l’instruction n’avait relevé que des charges insuffisantes ou relativement restreintes ; mais il doit rester entendu que ces individus, ainsi mis en liberté, n’étaient pas des innocents dans la complète acception du mot et qu’en des temps ordinaires, il y aurait eu prévention à soutenir contre chacun d’eux. On leur avait tenu compte de toutes les circonstances extrinsèques, de toutes les raisons d’humanité qui pouvaient militer en faveur d’un prévenu, coupable dans une certaine mesure, mais souvent abusé et inconscient. » (4)

Ce ne serait donc que l’excès même de la répression qui a contraint les juges débordés à une excessive indulgence. De même, appelé à déposer devant la Commission d’enquête sur les événements du 18 mars, un témoin affirmera : « A Paris, toute la population était coupable » ; la remarque ne manque probablement pas, on le verra, de justesse.

Aux 10.137 condamnés par jugement contradictoire (9.949 hommes, 130 femmes, 58 enfants), s’ajoutent 3.313 condamnés par contumace (3.282 hommes, 28 femmes, 3 enfants). Les peines se décomposent ainsi, plus rigoureuses évidemment pour les contumaces : ‘

Jugements

contradictoires

Contumaces

H

F

E

Mort

98

175

262

8

Travaux forcés

25

159

3981

29

Déportation enceinte fortifiée

1 169

2 820

3 969

20

Déportation simple

3 417

90

3 490

16

1

Détention

1 247

22

1 261

8

Réclusion

57

7

54

10

Travaux publics

29

29

prison 3 mois et moins

432

432

50

3 mois à 1 an

1 622

1 571

15

1

Plus d’un an

1 305

39

1 325

4

Bannissement

332

332

1

Surveillance haute police

117

116

1

Amende

9

8

Maison de correction

55

1

56

L’enquête peut être poussée au-delà de ces quelques chiffres partout cités. Les résultats que nous avons obtenus ne sont pas tous originaux, ni frappants, et quelques-uns apparaîtront très imparfaits, voire incertains mais il n’a pas paru inutile de les réunir. La population « normale » qui nous servira généralement de référence est celle que décrit le recensement de 1866. Pour tenir compte de possibles différences, ou de nuances, entre « vrais » et « faux » coupables, nous donnerons généralement aussi à la fois les chiffres (ou les pourcentages calculés d’après ces chiffres) d’individus arrêtés, de condamnés, et de condamnés aux plus fortes peines (mort, travaux forcés, déportation) (5).

Age et origine des insurgés
L’insurgé, cela va de soi, est plutôt un homme jeune.

Âge

Arrêtés

Condamnés

Condamnés

M, TF, déportation

Population masculine de plus de 16 ans en 1866

16/20

10,8%

9,6%

8,1%

8,6%

21/40

55,1%

64,2%

67,9%

52,0%

41/60

31,8%

25,6%

24,0%

30,6%

2,3%

0,6%

0%

8,8%

Le lot des arrêtés ressemble d’assez près à la population normale (et nous aurons à nouveau l’occasion de le vérifier). Dans celui des condamnés, et à mesure de la gravité de la condamnation, ce recrutement jeune, s’accentue très fortement. Un autre document permet encore de préciser ce tableau : il s’agit de statistiques qui ont été dressées en 1874, des communards effectivement déportés, et que nous utiliserons encore à plusieurs reprises (6), Les déportés se répartissent par tranches d’âges de la façon suivante :

Age

Déportés

Population masculine

De + de 15 ans 1866

16 à 20 ans

7,5%

8,6%

21-24

17,0

12,7

25-30

16,3

13,6

31-35

16,6

13,1

36-40

17,5

12,6

41-45

11,8

10,6

46-50

7,3

8,6

51-55

4,0

6,7

56-60

1,2

4,7

0,5

8,8

Jeune, mais peut-être moins pourtant qu’il ne paraît au premier abord. Si chez les déportés, autrement dit les plus coupables, la tranche des 21 à 25 ans est représentée beaucoup plus que proportionnellement à une population normale, la tranche des 36 à 40 ans, qui est aussi la plus nombreuse en chiffres absolus, l’est également et exactement dans le même rapport. On s’insurge encore très près ou même au-delà de la quarantaine, à des âges où l’on a pu voir 1848 ou 1851.

Quant à l’origine géographique, un quart des insurgés donnent pour lieu de naissance la Seine, et trois-quarts la province.

Origine

Arrêtés

Condamnés

Condamnés à mort,

aux travaux

forcés, à la

déportation

Nés domiciliés dans la Seine

24,3%

24,6%

26,8%

Domiciliés dans la

Seine, nés ailleurs

0,3%

0,1%

0,2%

Nés et domiciliés

Hors de la Seine

72,6%

72,6%

69,7%

Nés et domiciliés hors

de la Seine

2,0%

1,6%

1,8%

Sans domicile fixe

0,8%

1,1%

1,4%

(dont étrangers)

4,9%

4,0%

4,0%

C’est là une proportion de Parisiens indigènes sensiblement plus forte que celle qu’on a reconnue pour l’insurrection de juin 1848. Alors, « le neuvième des prévenus indiquèrent Paris comme lieu de naissance. Toutefois parmi les insurgés proprement dits, il y a une proportion un peu plus grande de Parisiens, le septième environ » (7). La comparaison serait assez difficile avec une population normale : un recensement de population fait en effet entrer en compte les jeunes enfants, nés pour la plupart sur place (en 1866, 36% des habitants de Paris sont nés dans la Seine). Il semble cependant que ce soit la proportion à peu près normale pour une population d’adultes (8). Ainsi, la population insurgée serait-elle ici encore un assez bon reflet de la population de la capitale. Le rapport Appert indique également l’origine par département de naissance des 36.309 individus arrêtés.

Le document est d’importance, moins cette fois pour l’histoire de l’insurrection elle-même que pour celle du recrutement provincial de la population parisienne au XIX* siècle. On sait combien sont pauvres ou fragmentaires nos renseignements en ce domaine. Ce n’est qu’à partir de 1891 que les recensements comportent l’indication de l’origine départementale des habitants de la capitale, et, pour tout le XIXe siècle, nous ne disposions jusqu’à présent que d’une évaluation très imparfaite, d’après l’origine des Parisiens décédés en 1833 (9). Certes, il faudrait tenir pour admis que ce lot de 40.000 insurgés est bien représentatif de l’ensemble de la population parisienne ; du moins l’est-il probablement de la population ouvrière, qui forme la très grande majorité de la population de la capitale. Et par ailleurs les résultats que nous obtenons présentent un très grand degré de vraisemblance : la carte que nous pouvons dresser pour 1871 décrit une situation très exactement intermédiaire entre celles de 1833 et de 1891. La population parisienne se recrute encore en 1871 essentiellement dans le quart nord-est de la France : situation analogue au fond à celle qu’on observe en 1833, à ceci près que la zone de recrutement s’est sensiblement étendue. Mais on observe déjà deux pointes très nettes, Tune vers le Massif central (le département de la Creuse étant particulièrement bien représenté — il vient au second rang, immédiatement après la Seine-et-Oise — évidemment par ses fameux maçons), l’autre vers l’ouest normand et breton. Ces deux pointes qui n’existent qu’à peine en 1833 se sont au contraire très nettement accusées sur la carte de 1891.

Composition socio-professionnelle

L’essentiel de notre intérêt doit se porter, bien entendu, sur la composition socio-professionnelle de la population insurgée. Le rapport Appert nous donne la profession des 36.309 arrêtés, puis les regroupe sous diverses rubriques, ouvriers en bois, pierre, cuir métal... Rubriques vagues, et qui ne sont pas celles auxquelles nous sommes aujourd’hui habitués. Nous leur en substituons d’autres, plus rigoureuses. Précisons que nous écartons les femmes, trop peu nombreuses, et aussi quelques militaires arrêtés pour fait d’insurrection : d’où le total légèrement réduit de 34.722. Un individu arrêté n’étant tout de même pas nécessairement coupable, et pour être assurés de tenir également les « vrais » insurgés, nous indiquons parallèlement les professions des déportés de 1874, connues d’après la source précédemment citée. Et pour comparaison, celles des Parisiens qui ont été transportés à après l’insurrection de Juin 1848, d’après une liste conservée aux Archives historiques de la Guerre (10).

Nous ne connaissons que la profession : dans le cas de la plupart des métiers industriels, il serait indispensable de savoir si l’on a affaire à un patron ou un ouvrier. Une fréquentation déjà longue des dossiers des conseils de guerre nous convainc que, dans la presque totalité des cas, il s’agit d’un salarié : nous partirons donc de cette hypothèse.

Tableau corrigé en 2011

Juin1848

%

1871

%

5506 détenus

1871

Transportés

Arrêtes

sur les pontons

%

Déportés

%

Agriculture-Carrières

37

1,1%

600

1,7%

119

2,2%

79

2,6%

Textile

113

3,5%

400

1,1%

93

1,7%

40

1,3%

Vêtement

120

3,7%

945

2,7%

162

2,9%

63

2,1%

Chaussure

120

3,7%

1 496

4,2%

254

4,6%

160

5,3%

Bâtiment

463

14,4%

5 209

14,8%

912

16,6%

595

19,7%

Bois et Meuble

347

10,8%

2 929

8,3%

478

8,7%

147

4,9%

Métaux

376

11,7%

4 002

11,3%

534

9,7%

288

9,5%

Carrosserie

58

1,8%

459

1,3%

176

3,2%

37

1,2%

Cuir

61

1,9%

381

1,1%

66

1,2%

45

1,5%

Art- Articles de Paris

319

9,9%

2 776

7,9%

530

9,6%

237

7,8%

Livre

54

1,7%

925

2,6%

154

2,8%

84

2,8%

Divers-industries

121

3,8%

1 296

3,7%

119

2,2%

72

2,4%

Commerces courants

255

7,9%

3 147

8,9%

411

7,5%

276

9,1%

Employés

12

0,4%

2 741

7,8%

420

7,6%

242

8,0%

Professions libérales

83

2,6%

806

2,3%

66

1,2%

55

1,8%

Négociants propriétaires

12

0,4%

387

1,1%

28

0,5%

11

0,4%

Journaliers

508

15,8%

4 364

12,4%

804

14,6%

486

16,1%

Domestiques, concierges

51

1,6%

1 402

4,0%

59

1,1%

22

0,7%

Métiers des rues

88

2,7%

393

1,1%

88

1,6%

43

1,4%

Divers SP

21

0,7%

652

1,8%

33

0,6%

43

1,4%

Total

3 219

100%

35 310

100%

5 506

100%

3 025

100%

La seule comparaison réellement utile est celle qu’on peut faire avec l’insurrection de juin 1848. En attendant la publication des travaux de R. Gossez sur ce sujet, rappelons quelques-unes des indications qu’il donne dans son article déjà cité :

« L’insurrection fut le fait des éléments ouvriers les plus intéressants... La fabrique de Paris versa dans l’insurrection ses ouvriers des métiers d’art... Les ouvriers de la construction mécanique... formèrent l’avant-garde de l’insurrection... Les travailleurs du bâtiment, montrant tout leur esprit de corps, formèrent la masse des insurgés... »

Le tableau que nous présentons appelle en somme à peu près les mêmes remarques. Importance massive des ouvriers du bâtiment, parmi lesquels il faudrait ranger d’ailleurs aussi bon nombre d’individus classés dans la catégorie des journaliers. Force également de la représentation des ouvriers du métal. Et les métiers de la « fabrique de Paris » (travail d’art, livre...) forment encore une part appréciable du personnel insurgé, aussi bien que la traditionnelle chaussure. Une différence tout de même semble assez sensible entre le recrutement de l’insurrection de 1848 et celui de l’insurrection de 1871 : en 1871, les employés jouent un rôle non négligeable dans l’insurrection (et nous verrons plus loin qu’ils en ont été souvent les cadres), alors que selon R. Gossez, ils étaient en juin 1848 dans les rangs de l’ordre.

Population insurgée et population normale
Mais, avant tout, il faudrait pouvoir comparer notre population insurgée de 1871 à une population normale vers les mêmes dates. Etant donné l’hétérogénéité des statistiques à confronter, c’est chose difficile. L’idéal serait d’aligner les chiffres de 1871 sur ceux du recensement de 1866, un des meilleurs et un des plus précis du siècle. Mais les rubriques ne concordent pas toujours, malgré nos efforts pour les accorder ; de surcroît le recensement ignore l’importante, mais vague catégorie des journaliers, qu’il semble ventiler, autant qu’on en puisse juger, entre le bâtiment, les métaux et les employés. Nous avons cependant tenté une comparaison. Dans le tableau qui suit nous n’avons retenu (ceci explique de légères différences dans les indices avec le tableau précédent) que la population « industrielle et commerciale », écartant les catégories sous représentées dans l’insurrection, — cela ne demande guère d’explication — des professions libérales, rentiers, négociants. Pour que les rapports soient plus parlants, nous ne considérons en somme que la fraction de la population qui est « capable » d’insurrection, non la population totale. En outre, quelques rubriques, bois et bâtiment notamment (11), ont dû être légèrement modifiées pour les nécessités de l’ajustement.

Pour le recensement de 1866, nous donnons deux séries de chiffres ou d’indices, dans le cas où serait jugée contestable l’hypothèse que nous avons précédemment faite, que le communard serait presque toujours un salarié ; les premiers sont établis en ne tenant compte que des salariés, les seconds en comprenant les patrons dans le total. Au pire, la vérité se situerait dans l’entre-deux.

Nous utilisons encore un autre terme de référence : la composition professionnelle du lot des Parisiens décédés en 1881-1882-1883 (moyenne des trois années). C’est un sondage comme un autre dans la population normale, dont les rubriques professionnelles ont l’avantage de se rapprocher de très près des nôtres (12).

Salariés 1866

      pour mille
    

Patrons et salariés 1866

       pour mille
    

Décédés 1881-3

       pour mille
    

Arrêtés 1871

       pour mille
    

Déportés 1874

      pour mille
    

Bois

38 850 83

44 724 77

3 856 87

3176 95

263 89

Textile Vêtement

25 900 43

37 021 64

1 847 42

1 348 41

103 35

Chaussure

17 998 38

21 582 37

1 461 33

1 496 45

157 53

Cuir

6 245 17

6 996 11

331 8

381 11

48 16

Travail d’art

35 625 76

45 892 80

2 448 57

2 413 73

180 61

Livre

12 022 25

13 764 23

manque

925 28

84 18

Métal

42 538 91

47 263 82

3 602 82

7 135 125

349 118

Bâtiment

56 022 120

59 768 104

4 546 104

5 660 171

532 180

Journaliers

manque

9 145 209

3 590 108

385 130

Cochers charretiers

14 400 30

14 400 24

manque

1 024 31

79 27

Domestiques concierges

44 981 96

44 981 78

1 926 44

1 699 51

53 18

Employés

109 840 236

109 840 192

6 798 135

2 790 83

295 100

Total

464 554

571 604

43 274

33 155

2 963

1 000

1 000

1 000

1 000

1 000

Un rapide examen de ce tableau vérifie et prolonge les observations que nous avions faites plus haut. Les métiers d’art ou traditionnels occupent en somme dans l’insurrection une place proportionnée à leur importance normale. En revanche métaux et bâtiment sont véritablement surreprésentés, surtout si l’on tient compte du fait qu’en 1866 ces rubriques comprennent aussi un certain nombre de journaliers, Quant aux employés, leur place est évidemment inférieure à la normale, mais elle n’est pas négligeable, compte tenu également du même fait que la rubrique de 1866 doit être grossie de journaliers.

Les plus coupables
Dans quelles professions a-t-on été jugé, condamné le plus sévèrement ? Ce pourrait être le signe, de la part de leurs membres, d’une participation plus active à l’insurrection. Ici encore, le rapport Appert fournit des indications dont plusieurs apparaissent assez concluantes.

Nous utilisons cette fois — infligeant une fois de plus au lecteur une variation de sens des rubriques — les catégories employés par le rapport Appert lui-même, d’approximation plus grossière, mais ici suffisante.

Ouvriers

Nombre d’individus

arrêtés

% de condamnés

% de condamnés

M, TF, Dép.

% de réellement

déportés

   en bois  
    

3.240

29.7 ‘

14.2

11.7

      en fer 
    

4.794

30.3

14.2

11.0

   en pierre
    

4.680

26.2

13.1

8.9

Peintres en bâtiment

863

24.7

12.0

Cuir -chaussure

2.228

42.2

15.4

12.3

Livre-papier

1.241

28.4

14.0

.—

Habillement

978

10.2

Employés de commerce

2.938

61.1

29.3

14.1

Moyenne

=
    

28.2

13.7

1

ll apparaît tout de suite qu’on est le plus sévèrement frappé chez les employés et dans la chaussure.Il semble en effet évident que les employés ont joué un rôle de cadres dans l’insurrection ; quant aux cordonniers, nul historien du XIXe siècle n’ignore leur rôle de militants et de révolutionnaires éminents.

Autre forme d’approche du problème : le rapport Appert nous donne la composition professionnelle du corps des officiers et sous-officiers de la garde nationale insurgée, qu’on peut exprimer de deux façons :

  1. Sur 100 officiers et sous-officiers de la garde

sont

ouvriers en bois

9,5%

en pierre

4,7%

en fer

12,1%

en cuir

4,7%

du livre

4,1 %

Employés

15.1 %

Petits commerçants

4.4%

  1. Sur 100 sont officiers ou sous-officiers

ouvriers en bois

16,8%

                en pierre
    
      6,4%
    
                    en fer
    

14,6%

                en cuir
    

13,5%

                du livre
    

20,9%

Employés

31,4%

Petits commerçants

19,2%

Les cadres militaires de l’insurrection se recrutent surtout dans les professions les plus évoluées, employés, livre, petits commerçants. On remarquera tout de même la place importante — en rapport absolu — qu’occupent les ouvriers du fer, (tandis que celle des ouvriers de la chaussure n’a décidément rien de remarquable). Dernier fait très net : il apparaît bien que les ouvriers en pierre (du bâtiment), n’ont été dans l’insurrection, comme nous le suggérions plus haut, que les troupes, la masse.

Classe laborieuse, classe dangereuse, classe insurgée
Ces résultats semblent le maximum qu’on puisse tirer de nos médiocres chiffres, et nous n’entrerons pas dans le détail — trop peu sûr — d’une comparaison entre arrêtés et déportés. On notera cependant, d’après notre tableau de la page 38, que la catégorie des journaliers, elle aussi, a été frappée plus sévèrement que les autres (18,1% des déportés, contre 14,9% des arrêtés), les journaliers, catégorie vague, mais qui représente une main-d’œuvre instable, misérable, dans une large mesure mal intégrée au travail régulier, comme aussi à la population normale de la capitale.

Nous abordons ici un problème délicat qui se pose pour toutes les insurrections parisiennes du XIXe siècle. Quelle part y tinrent les « misérables », ou les classes « dangereuses », pour reprendre ce terme de la première moitié du XIXe siècle, récemment remis à la mode par les travaux de L. Chevalier (13). ? Misère — qui s’apparente souvent au crime — ou conscience de classe ?

Pour les honnêtes gens de 1871, pour les auteurs qui parlent au nom de l’ordre, là question ne se pose même pas : l’insurrection, c’est absolument le crime. La Commune, « un accès d’envie furieuse et d’épilepsie sociale », dit Maxime du Camp :

Ce n’étaient que des malfaiteurs, qui ont invoqué des prétextes parce qu’ils n’avaient point de bonnes raisons à donner ; les assassins ont dit qu’ils frappaient les ennemis du peuple, et ils ont tué les plus honnêtes gens du pays ; les voleurs ont dit qu’ils reprenaient le bien de la nation, et ils ont pillé les caisses publiques, démeublé les hôtels particuliers, dévalisé les caisses municipales ; les incendiaires ont dit qu’ils élevaient des obstacles contre l’armée monarchique, et ils ont mis le feu partout ; seuls les ivrognes ont été de bonne foi : ils ont dit qu’ils avaient soif, et ils ont défoncé les tonneaux. Les uns et les autres ont obéi aux impulsions de leur perversité ; mais la question politique était le dernier de leurs soucis (14).

L’excès est évident, mais on ne peut éviter de soulever ce problème. Pour l’insurrection de juin 1848, Rémi Gossez le soulignait fortement :

Dernière catégorie d’insurgés : une masse très hétérogène d’individus qui relèvent plus du chômage que du travail, des classes dangereuses que de la classe ouvrière... Il ne manquait pas du côté de l’insurrection de déclassés de toute espèce : vagabonds, portefaix, joueurs d’orgue, chiffonniers, rémouleurs, rétameurs, commissionnaires, et tous ceux qui vivaient des mille petits métiers des rues de Paris, et aussi toute cette masse confuse, flottante, qu’on appelait « la bohème ». Si l’on n’y trouvait guère de forçats, contrairement à la légende, les repris de justice y étaient nombreux, délinquants mineurs d’ailleurs, poursuivis pour vagabondage ou « batterie », encore qu’il s’agisse généralement de condamnations déjà anciennes...

En est-il de même en 1871 ? Les repris de justice sont incontestablement nombreux : 21% des arrêtés, 28,9% des condamnés. Pour quels crimes préalables ?

Crimes contre

Arrêtés

%

Condamnés

%

l’ordre public

1 587

21,2

504

17,2

les personnes

1 481

16,6

454

15,6

les mœurs

879

11,8

128

4,5

les propriétés

2 504

33,5

1 534

52,7

vagabondage

1 012

13,5

291

10,0

Total

7 460

2 911

Toute comparaison avec une population « normale » est ici évidemment exclue ; les recensements de population ne font pas mention du passé judiciaire. Mais, compte tenu de cette proportion probablement forte de repris de justice (et surtout pour vol, beaucoup plus que pour crimes supposés politiques contre Tordre public), quelques remarques s’imposent. On arrête, on condamne plus volontiers et plus durement — c’est naturel — ceux qui ont déjà un casier judiciaire. Mais aussi et plus généralement ceux qui paraissent moins bien intégrés à un certain ordre social : les célibataires plus que les mariés ; les illettrés plus que ceux qui ont reçu « une bonne éducation » ; les enfants naturels plus volontiers que les légitimes, et ceux qui vivent en concubinage plus que ceux qui vivent en mariage régulier. Qu’une statistique judiciaire comporte ces deux dernières rubriques, et surtout y insiste dans ses commentaires, est déjà un signe. Sans doute, au XIXe siècle, nous dit L. Chevalier, ces catégories semblent-elles plus facilement « portées au crime ». Mais où finit exactement le préjugé, et ou commence la réalité ?

Arrêtés %

Condamnas %

Condamnes à M, TF, Dép. %

Célibataires

48,4

57,5

58,4

Ne sachant lire ni écrire, ou sachant imparfaitement

68,8

69,7

71,,0

Enfants naturels

2,0

4,4

4,5

Vivant en concubinage (15)

3,6

4,9

5,4

Déjà condamnés

21,0

28,9

33,2

Il nous a paru possible de cerner d’un peu plus près le problème. Nous tenterons de comparer : la composition professionnelle de la population indigente de Paris (moyenne des années 1866 et 1869), supposée représenter les « misérables » (16) ; celle des individus arrêtés en 1869, supposés représenter les « classes dangereuses » (17) ; et celle déjà définie de notre population insurgée. Les indices sont exprimés pour mille individus de chaque série.

Indigents 1866-69

Individus arrêtés 1869

Insurgés arrêtés 1871

Déportés

1874

Bois

82

66

84

79

Textile- vêtement

76

41

40

34

Chaussure

66

33

45

53

Cuir

17

7

11

16

Travail d’art

55

71

72

60

Livre

15

27

27

28

Métal

61

59

124

117

Bâtiment

116

121

164

166

Journaliers

278

594

157

185

Employés

23

52

83

100

Domestiques concierges

37

43

51

17

Total

1 000

1 000

1 000

1 000

22 292

32 794

33 155

2 963

Si ce tableau est valable, la misère ne va pas forcément de pair avec le crime, ni le crime avec l’insurrection, et si Ton y regarde de près, bien au contraire. La misère des journaliers paraît grande, et leurs méfaits aussi ; mais en fin de compte ils sont proportionnellement beaucoup moins nombreux dans les rangs des insurgés (compte tenu encore du poids certain d’un possible casier judiciaire). On n’est ni très malheureux, semble-t-il, ni très criminel, dans le métal — une profession en effet des mieux rémunérées et des plus stables à Paris —, cependant on s’y insurge activement. Entre deux, le bâtiment occuperait une place intermédiaire : on s’y insurge tout de même beaucoup plus qu’on n’y est misérable ou criminel. Quant aux vieux métiers, la situation y est des plus variable. Dans quelques-uns (bois, textile, chaussure, cuir), l’indigence semble assez répandue, dans d’autres elle est faible (arts, livre) ; paradoxalement le « crime » serait peut-être plus fréquent dans les seconds ; quant au penchant à l’insurrection, il semble en fin de compte assez divers. On ne saurait de tout ceci tirer de certitude vraiment exacte.

Le communard
Qu’apportent ces chiffres, maladroitement et péniblement élaborés à partir d’une source imparfaite ? Pas encore assurément un portrait du Communard, mais quelques éléments de ce portrait.

Le Communard semble d’abord un Parisien moyen. Par l’âge moyen, les professions, et probablement aussi l’origine moyenne, la population insurgée est, dans une très grande mesure, le reflet, ou une image très proche, de la population normale — la partie de celle-ci, s’entend, que nous avons dite « capable » d’insurrection. En ce sens, il est vrai qu’à Paris « tout le monde était coupable ».

Le Communard est avant tout un ouvrier, et la Commune une insurrection principalement ouvrière. Cependant, aux côtés des ouvriers, on doit noter la place importante — notamment dans les cadres de l’insurrection — que tiennent les employés, et, dans une moindre mesure, les boutiquiers. La misère du siège, qui a provoqué une paupérisation générale, les menaces qui sont faites à la République par l’assemblée des ruraux monarchistes suffisent à expliquer cette unanimité dans la révolte. Employés, boutiquiers, aussi quelques patrons, des éléments qu’on a coutume d’appeler petits-bourgeois ; sans aucun doute à tort : petit-bourgeois s’opposerait à prolétaire, mais, en 1871, ni l’un ni l’autre ne sont encore vraiment dégagés de la notion de « peuple ».

Insurrection de quelle classe ouvrière, ou, dans le langage du temps, de quelles classes ouvrières ?

Il ne s’agit pas exactement, ou il ne s’agit plus — si tant est qu’une telle notion ait jamais eu réalité et sens ailleurs que dans l’esprit d’une bourgeoisie apeurée — des « classes dangereuses ». Ainsi qu’en toute révolte, les éléments les moins bien intégrés à la société, à un certain ordre social — professionnellement par exemple, les journaliers, socialement les jeunes, les célibataires, et, si l’on veut, les illettrés et les enfants naturels — sont les premiers à se soulever, tout comme ils sont les victimes les plus naturellement désignées à une répression systématique. Mais la Commune est aussi, est sans doute davantage, étant donné le rôle conducteur de celle-ci, l’insurrection d’une élite ouvrière, des ouvriers des travaux d’art, des articles de Paris, du livre, de la métallurgie...

Insurrection ouvrière de type ancien ou de type nouveau, d’une vieille, ou d’une neuve classe ouvrière ? On dit volontiers que la Commune est la première révolution du XXe siècle, mais qu’elle mêle encore confusément l’action et les aspirations de l’artisan d’autrefois à celles du prolétaire d’aujourd’hui. Nous avons opposé nous-même ici métiers anciens et métiers nouveaux, montré que, de 1848 ou 1851 à 1871, le temps avait passé et que les structures de la classe ouvrière parisienne s’étaient sensiblement modifiées, modernisées. Il ne faudrait pas trop s’avancer en ce sens. Métiers nouveaux, mais probablement pas encore métiers de prolétaires. Le bâtiment — si fortement représenté dans la masse insurgée — est tout de même lui aussi un métier des plus traditionnels, aux structures anciennes. Et il n’existe guère encore à Paris de grande industrie au sens moderne du mot ; même cette métallurgie parisienne, dont nous avons dit le rôle en 1871, est encore principalement petite ou moyenne, métier de travailleurs qualifiés, très proche encore des métiers de type ancien. Nous reviendrons ailleurs sur ce point, que les sources ici utilisées ne permettent pas de traiter, comme sur cette autre question, exactement parallèle : insurrection ouvrière, la Commune était-elle aussi une insurrection socialiste ?

Notes

(1) La situation industrielle et commerciale de Paris en octobre 1871. Rapport de l’enquête faite par une fraction du Conseil municipal, Paris, 1871.

(2) Recensement effectué en décembre 1870, en vue du rationnement pendant le siège.

(3) Tout ce que l’on peut observer est que, de 1866 à 1872, la population civile parisienne n’a pratiquement pas augmenté : 1.818.710 personnes en 1872 contre 1.799.980 en 1866, et que les chiffres de 1872 sont en diminution d’un peu plus d’une centaine de milliers sur ceux de décembre 1870.

(4) Rapport Appert, p. 212.

(5) Parmi les 36.309 individus sur lesquels la justice possède des renseignements, nous ne retenons que les hommes.

(6) Notice sur la déportation à la Nouvelle-Calédonie, publiée par les soins de M. le contre-amiral marquis de Montaignac, Ministre de la Marine et des Colonies, Paris. Impr. nat., 1874.

  1. Rémi Gossez, « Diversité des antagonismes sociaux au XIX° siècle », Revue économique, mai 1956, n° 3, p. 448.

  2. C’est à peu de choses près les proportions que l’on observe pour la population indigente de la capitale. La meilleure référence serait ici la population électorale. Nous n’avons pas encore terminé le dépouillement des listes électorales des 80 quartiers de Paris en 1871. Par comparaison avec les quartiers ouvriers de l’Est de Paris, les proportions de Parisiens pourraient sembler faibles : on compte à Belleville 34,9% d’électeurs nés dans le département de la Seine, à Saint-Fargeau 34,7%, à Combat 26,9%. Mais ce sont là des chiffres extrêmes. Dans les quartiers ouvriers du Sud (XIIIe à XVe) arrondissements), elles sont infiniment plus faibles, entre 10 et 20%. Entre ces deux extrêmes, 25% forment à peu près une moyenne.

(9) Cf. sur ce problème : Louis Chevalier, La Formation de la population parisienne au XIXe siècle, INED, Travaux et Documents, cahier n° 10, PUF, 1950.

(10) Registre sans cote, donnant la liste des individus transportés.

  1. Entre ces deux catégories, menuisiers et charpentiers font fâcheusement, selon les cas, un va-et-vient constant.

(12) D’après l’Annuaire statistique de la Ville de Paris. Années 1882, 1883, 1884. Il n’existe pas de recensement par profession des décédés pour les années précédentes.

(13) Louis Chevalier, Classes Laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXe siècle. Paris, 1958.

(14) M. Du Camp, Les Convulsions de Paris. I, « Les prisons pendant la Commune », préface, p. XII.

(15) En réalité, d’après notre dépouillement des dossiers des conseils de guerre, le concubinage ouvrier est beaucoup plus important, de l’ordre de 20% ; beaucoup de mariés se trouvent avoir rompu les liens légaux, pour former un nouveau ménage. Cela d’ailleurs n’est nullement la preuve d’une immoralité particulière ; la plupart de ces nouveaux ménages se révèlent parfaitement stables.

(16) D’après les recensements triennaux de la population indigente.

(17) Compte général de l’administration de la justice criminelle, Paris, un volume par année.

Les élections de 1869 à Belleville

Les élections de 1869. Etudes présentées par Louis Girard, 1960.

« Rome n'est plus dans Rome, et ce terrible Faubourg Saint-Antoine d'où partait jadis le signal des « journées » a donné sa démission en faveur de Belleville et de La Villette... »

On ne pouvait mieux décrire que ne fait, à la veille de la Commune, G. de Molinari le très net déplacement du centre de gravité du Paris révolutionnaire de 1848 à 1871 (1). C'est à Belleville désormais, non plus au cœur du vieux Paris ouvrier (2) que mûrissent les révolutions, la Commune y trouvera ses plus énergiques défenseurs; au Père-Lachaise viendront aussi mourir les derniers Fédérés. En mai 1869 déjà, pour ces élections qui sonnent comme le premier glas de l'Empire, c'est devant les habitants de ce quartier populaire et frondeur que Gambetta a choisi de défendre son programme d'opposition irréconciliable. Belleville l'élit d'enthousiasme. Dans Paris donc, où l'Empire reçoit ses coups les plus durs, Belleville apparaît comme un lieu d'observation privilégié, où se détachent en parfaite lumière certains éléments d'explication ailleurs atténués ou noyés parmi d'autres. Davantage encore que politiques, les élections de 1869 y sont en effet « sociales », en ce sens que la classe laborieuse y prend nettement, « irréconciliablement » position contre un régime qui, depuis ses origines, aimait à laisser croire qu'il tendait au monde ouvrier une main conciliante.

Dans la langue parisienne (et bellevilloise) d'alors, Belleville est tout d'abord un ensemble géographique beaucoup plus vaste que le seul quartier dit de Belleville : grossièrement identique à la commune d'avant l'annexion, qui, dépecée en 1860 (entre le XIXe et le XXe arrondissement), garde à l'état virtuel ses limites anciennes, incluant par conséquent la presque totalité de Combat (quartier du XIXe arr.), de Père-Lachaise (XXe), la moitié Nord de Saint-Fargeau (XXe) et la moitié Sud d'Amérique (XIXe). Ces quartiers authentiquement « bellevillois », où d'ailleurs les résultats électoraux ont sensiblement même allure, dont les structures sociales et professionnelles sont aussi très proches, forment en 1869 le cœur, le centre de gravité de la première circonscription électorale de la capitale (3). Celle-ci comprenant encore les deux autres quartiers du XIXe arrondissement (La Villette et Pont-de-Flandres), l'ensemble du XVIIIe arrondissement, et, tout à l'Ouest, le quartier des Epinettes (XVIIe arrondissement), cette étude a été étendue à d'autres quartiers : seule la comparaison des attitudes électorales diverses de quartiers socialement ou professionnellement divers permet en effet d'isoler, par ressemblance ou différence, les principaux éléments d'explication des votes. Nous chercherons sans doute des comparaisons dans les quartiers déjà sensiblement différenciés du « Grand Belleville » (ou encore dans les sections de vote qui forment ces quartiers). Mais bien davantage dans une confrontation des résultats à Belleville et dans les quartiers extérieurs ouvriers qui forment avec lui la première circonscription : plus particulièrement les quartiers de La Villette et de La Chapelle, où domine tout autant qu'à Belleville l'élément populaire, très différents cependant dans leur allure sociale comme dans leurs réactions électorales.

Les résultats

section

Gambetta

Rochefort

0 Epinettes

44,4%

46,2%

01 Clignancourt 1

53,8

44,9

02 Grandes Carrières

47,2

43,9

03 Grandes Carrières 1

56,7

50,5

04 Clignancourt 2

57,4

50

05 Clignancourt 3

57,2

52,3

06 Clignancourt 4

64,1

65,9

07 Goutte d'Or 1

58,2

55,9

08 Goutte d'Or 2

55,4

54,3

09 La Chapelle

55,4

55,2

10 La Villette 1

46,7

43,1

11 La Villette 2

53,8

50,2

12 Pont de Flandres

43,0

43,9

13 Combat 1

62,0

52,3

14 Combat 2

66,3

58,5

15 Amérique

54,3

42,8

16 Belleville 1

53,1

45,4

17 Belleville 2

72,1

61,2

18 Belleville 3

69,1

59,8

19 Saint-Fargeau

52,1

45,7

20 Père-Lachaise 1

64,2

63,4

21 Père-Lachaise 2

63,9

59,4

C'est dans cette circonscription (soit tout le Nord et l'Est ouvriers de la capitale) que Gambetta, figure de proue, depuis le procès Baudin, de l'opposition radicale et irréconciliable à l'Empire, a choisi de tenter fortune politique : il y vient combattre dans son fief celui qu'il appelle « le vieux Sertorius », Hippolyte Carnot, député sortant, républicain très attiédi. Avec eux se portent encore Balagny, maire des Batignolles, Pasquet et Terme, candidats plus ou moins dynastiques, Henry, candidat « ouvrier » (il est en effet contremaître chez Martorel, plombier de la Ville de Paris). Mais la lutte se circonscrit rapidement entre les deux premiers adversaires : Gambetta est triomphalement élu par 21.744 voix sur 38.083 votants (4); dix-huit sections sur vingt-deux lui ont donné la majorité absolue : toutes les autres la majorité relative, sauf une, la douzième (Pont-de-Flandre), qui lui préfère Carnot par 350 voix contre 332. Contre lui Carnot seul a fait bonne ligure (11.604 voix), malgré sa défaite. Terme obtient 2.291 voix, Balagny 1.637, Pasquet 365, et Henry le chiffre dérisoire de 47, les électeurs ayant jugé sa candidature « sympathique » mais inopportune. Nous négligerons dans cette étude les candidatures autres que celles des deux « leaders ».

En mai 1869, par conséquent, Belleville et toute la ceinture ouvrière de la capitale optent radicalement contre l'Empire. Quelques mois plus tard, en novembre, Gambetta ayant choisi d'occuper le siège que lui offrent aux mêmes élections les habitants de Marseille un second tour de scrutin confirme s'il est besoin ce résultat. Rochefort, qui défend la cause d'une opposition plus rouge encore que celle de Gambetta, l'emporte sur le même Carnot, quoique avec un peu moins d'éclat. Il obtient 17.978 voix contre 13.445 à Carnot (il n'a la majorité absolue que dans quatorze sections, cinq sections ont donné la majorité relative à Carnot).

Se différencient dans l'ensemble de la circonscription deux groupes de quartiers : — ceux qui (toutes proportions conservées, car parfois Gambetta y a encore la majorité absolue) peuvent être appelés pâles : soit les Epinettes, le Nord du XIXe arrondissement (quartiers de La Villette, et surtout sa section Nord — de Pont-de-Flandre, où Carnot l'emporte aux deux tours — Amérique où il l'emporte au scrutin de novembre seulement) — les quartiers ronges : soit le XVIIIe arrondissement (à l'exception cependant de la 3e section : Sud du quartier des Grandes-Carrières où Gambetta n'a qu'une majorité relative et où au second tour Carnot l'emporte sur Rochefort) mais surtout les quartiers Bellevillois. Ce sont ces derniers qui procurent aux candidats radicaux les meilleures de leurs voix. La participation électorale déjà y apparaît la plus forte : 85 à 87 % des inscrits ont voté (Combat est une exception avec 75 % seulement) : ne faut-il pas y voir la preuve d'un intérêt plus soutenu qu'ailleurs pour le vote ? C'est également à Belleville que Gambetta puis Rochefort s'assurent leurs plus confortables majorités : de 60 à 65 % des voix pour Gambetta dans les trois quartiers de Belleville, Père-Lachaise et Combat. On peut toutefois remarquer un assez vif fléchissement des majorités radicales dans l'Est du Grand Belleville, bien localisé dans Saint-Fargeau et dans Amérique (Gambetta, 52 et 54 % des voix). Et ceci se précise au niveau des sections de vote. La majorité radicale est sans nuance, ou presque, dans Père-Lachaise (où la 20° et la 21e sections donnent un pourcentage de voix tout à fait analogue à Gambetta : (64,2 et 63,9 %) — dans Combat (13e section : 61,9 % — 14e section : 66,3 %) ; à Belleville au contraire les votes sont plus irréguliers — tandis que les sections du Nord-Ouest (17e) et du Sud-Ouest (18e) donnent à Gambetta 72,1 et 69,1 % de leurs voix (ce sont les pourcentages les plus forts de toute la circonscription), Belleville-Est (16e section) se montre sensiblement plus réticent, rejoignant en cela Saint-Fargeau et Amérique : Gambetta 53,1 % des voix (contre 30,3 % à Carnot), Rochefort 45,3 % (Carnot 41,9 %). C'est en somme dans l'Ouest du Grand Belleville (par conséquent aux limites du vieux Paris), qu'il semble qu'on doive situer le principal noyau radical et révolutionnaire.

Cette localisation des voix achevées, de brefs commentaires vont permettre de circonscrire les problèmes. L'opposition des quartiers « tièdes » et des quartiers « radicaux » peut aisément s'expliquer si l'on jette un premier et rapide coup d'œil à la composition des listes électorales; les premiers sont presque toujours ceux où l'on compte les plus forts pourcentages d'électeurs non ouvriers ou petits-bourgeois (agriculteurs, propriétaires-rentiers : 7,6 % dans Amérique, 6,1 % à Saint-Fargeau; employés: 18,6 % dans Pont-de-Flandre, 11,4 % à La Villette; inversement, les seconds comptent le plus d'électeurs vivant de métiers industriels : non compris les « journaliers » 70,3 % au Père-Lachaise, 66,6 % à Belleville, 56,3 % à Combat. De même, l'Ouest du quartier proprement dit de Belleville semble peuplé presque exclusivement d'ouvriers, qui ont rejeté vers l'Est et en périphérie (dans les rues de Puebla, de Calais, Levert, Ramponneau, Est de la rue de Belleville) agriculteurs et très petits-bourgeois, autrefois, dit-on, maîtres de la Commune.

D'autres problèmes toutefois se posent :

a) dans certains cas, cette première explication — schématique — peut apparaître insuffisante : La Villette, autant que l'examen de la liste électorale permet d'en juger, a une structure sociale assez proche de celle de La Chapelle, qui lui est d'ailleurs contigu : mêmes proportions d'employés (11 %), de petits rentiers, de membres des professions libérales; et cependant il vote plus pâle. Saint-Fargeau compte plus d'électeurs « industriels » (55 %) que le même La Chapelle (53,6 %) et vote plus tiède encore.

Au second tour de scrutin, Rochefort, plus rouge, fait assurément plus peur que Gambetta ; il effraie une notable frange d'électeurs gambettistes qui paraissent se rallier à Carnot (lequel gagne près de 2.000 voix sur le premier tour). Mais son recul par rapport à Gambetta — qui va, dans le quartier d'Amérique, jusqu'à un renversement de majorité — est très inégalement prononcé selon les cas : dans les sections « bellevilloises » il est de près de 10 % à La Villette, dans le XVIIIe arrondissement, de 2 à 3 % seulement à La Chapelle, dans Pont-de-Flandre, il est pratiquement nul.

Cependant, avant toute explication, doit être précisée la signification politique et sociale de l'élection dans la classe laborieuse, en étudiant, plus particulièrement à Belleville, ce que fut la campagne électorale.

La campagne électorale

Campagne retentissante s'il en fut, et à laquelle Gambetta a voulu donner un tour original (5) :

« Je ne vous ferai ni programme ni profession de foi, déclare-t-il dans son premier discours électoral. Les Comités de votre circonscription doivent m'adresser leur programme et je dois y répondre. Nous contracterons ainsi publiquement sous l'œil de tous (6) ».

Et voici la réponse des électeurs, un cahier de doléances :

« En 1789 nos pères dressèrent la liste de leurs griefs légitimes, et ce fut de ces cahiers populaires que sortit plus tard le premier programme de notre immortelle révolution. À l'exemple de cette sublime époque, nous avons publié les nôtres : nous avons voulu affirmer une fois de plus ces grands principes qui ont jadis placé la Fiance à la tête des nations... D'un commun accord nous demandons la restitution des libertés publiques qui nous permettront d'établir la solidarité des citoyens... (7) ».

Ce « cahier » d'un nouveau genre, que Gambetta accepte d'enthousiasme (« Je fais plus que consentir. Voici mon serment : Je jure obéissance au présent contrat et fidélité au peuple souverain ») c'est ce que l'histoire ne connaît plus que sous le nom de « Programme de Belleville ». Le Peuple, nous dit-on, l'a rédigé dans ses comices électoraux, spontanément, librement, et Gambetta accepte cette manière de « mandat impératif »; peu nous importe que, sans nul doute, des éléments extérieurs, politiciens radicaux sûrement, aient puissamment inspiré ou contrôlé cette spontanéité. L'idée seule de ce dialogue est déjà révolutionnaire et inquiète fort les « bonzes » républicains (8). Même « contrôlés » en tout cas, les Comités populaires de discussion ont joué un rôle réel; Comités où d'ailleurs on voit paraître, aux côtés de petits-bourgeois, d'employés, de commerçants, quelques-uns des plus populaires meneurs de la Commune : Trinquet, Napoléon Gaillard (le futur grand barricadier de 1871) — tous deux cordonniers — à Belleville ; Dereure, Chassin, Josselin, Sabourdy — deux cordonniers encore (9) — dans le XVIIIe arrondissement; quelques intellectuels comme Vermorel, Lissagaray, Jules Vallès... Le peuple de Belleville fait sien le Programme et de Gambetta son champion.

Que demande, qu'exige ce programme populaire ? (10)

« Au nom du suffrage universel, base de toute organisation politique et sociale, donnons mandat à notre député d'affirmer les principes de la démocratie radicale et de revendiquer énergiquement :

Au premier regard, il s'agit d'un programme essentiellement politique, « radicalement » politique. Peu de revendications proprement sociales, rejetées à la fin et très vaguement formulées :

Transformations sociales subordonnées aux transformations politiques : assurément Gambetta, même en sa verdeur de 1869, n'a rien d'un socialiste et paraît avoir voulu infléchir dans ce sens purement politique les revendications populaires. Il affirme pour sa part le caractère finalement second des réformes sociales :

« Comme vous je pense que le suffrage universel, une fois maître, suffirait à opérer toutes les destructions que réclame votre programme et à fonder toutes les libertés, toutes les institutions dont nous poursuivons l'avènement...

... Comme vous je pense qu'une démocratie régulière et loyale est, par excellence, le système politique qui réalise le plus promptement et le plus sûrement l'émancipation morale et matérielle du plus grand nombre et assure le mieux l'égalité sociale dans les lois, dans les faits et dans les mœurs.

Mais comme vous aussi, j'estime que la série progressive de ces réformes sociales dépend absolument du régime et de la réforme politique, et c'est pour moi un axiome en ces matières que la forme emporte et résout le fond... ».

Est-ce bien seulement sous l'influence modératrice de Gambetta que ce programme reste limité à ses aspects purement ou premièrement politiques ? Il ne le semble pas. (11)

Revendications limitées, décevantes dans une élection qui nous apparaît aujourd'hui comme profondément « sociale ». Elles marquent la limite des progrès idéologiques accomplis par les ouvriers parisiens sous le Second Empire.

Pour se faire une idée du degré de conscience atteint par l'ouvrier bellevillois, on ne peut manquer de se reporter à la campagne de réunions socialistes qui depuis quelques mois se tiennent dans son quartier (12). On a vu y venir (et ils ont souvent aussi participé à la campagne électorale) quelques-uns des leaders ouvriers ou socialistes les plus écoutés : Tolain, combien effacé déjà — et les « savants professeurs de socialisme » que sont Millière, Vermorel, Briosne, Jaclard... « Sur dix ouvriers s'occupant d'autre chose que du boire et du manger, constate Molinari (13), neuf sont socialistes ou en train de le devenir... ». Les choses semblent moins nettes dans la réalité. Certes, l'ouvrier prend conscience qu'il est un opprimé :

« La bourgeoisie est l'ennemie la plus dangereuse de la classe ouvrière... Qui est-ce qui produit le capital ? C'est le peuple travailleur. Qui est-ce qui améliore et fait valoir la propriété ? C'est le peuple travailleur. Qui est-ce qui fait progresser ? toujours le peuple travailleur ! Pourquoi et comment se fait-il que le peuple travailleur ne possède rien. » (Bretonneau, aux Folies-Belleville).

« Dans l'organisation actuelle du travail, il y a deux sortes d'individus; les uns qui prélèvent les neuf dixièmes sur le travail, les autres qui prélèvent un dixième; les uns qui consomment sans travailler, les autres qui travaillent sans consommer... ». (Chauvière, même réunion). Il n'a pas pour autant claire conscience de la nature de cette oppression.

Comment, dans ces réunions populaires si ardentes désigne-t-on l'ennemi « de classe » ? En termes toujours indécis ; les « bourgeois », les « riches », les « propriétaires », le « Capital », quelquefois les « usiniers », ou bien « la haute pègre qui nous dévore le flanc comme un cancer, celle des monopoles » (de Beaumont). Quand on songe à exproprier les « riches » ou à abolir la propriété, c'est toujours, devant ce public industriel, ouvrier, de propriété terrienne qu'il s'agit : Chauvière continue ainsi :

« Ceux-ci ne possèdent rien, ceux-là possèdent la source de toutes les productions... la terre ! Nous naissons et déjà nous pouvons nous demander si la terre est faite pour tous ou pour quelques-uns ». Ducasse, communiste, parlant à Belleville le 9 janvier 1869 contre le salariat, réclame « une expropriation du sol pour cause d'utilité publique » — et de Beaumont : « La propriété est la principale cause de nos malheurs; c'est cela qu'il faut modifier... La terre a été donnée gratuitement à l'homme; celui qui s'en est emparé l'a dérobée à la collectivité. Il faut par tous les moyens la reprendre, car nul n'a droit d'avoir du surplus quand quelques-uns manquent du nécessaire ! » (Belleville, le 22 janvier 1869). Comme ailleurs, on discute mutuellisme, collectivisme, communisme, mais c'est pour le public phraséologie abstraite qu'obscurcissent encore les querelles d'école. Veut-on connaître l'atmosphère de ces réunions : Molinari, avec quelque partialité, mais non sans humour, nous fait pénétrer dans l'une d'entre elles aux Folies-Belleville en octobre 1869 :

« Dans les deux dernières séances de la réunion des Folies-Belleville, l'ordre du jour concernait les « Voies et moyens pratiques du socialisme ». Nous avions donc quelque espoir d'être éclairé sur l'état économique et social qu'il s'agit de substituer à la « vieille société » [...] Notre espoir a été déçu. Nous ne connaissons pas encore les institutions sociales qui doivent nous régénérer dans un avenir prochain... Tous les orateurs [...] étaient parfaitement d'accord sur la nécessité de démolir ce qui existe. Il n'y avait dissentiment que sur la question d'opportunité. Mais l'entente cessait dès qu'il s'agissait de reconstruction... M.Tolain s'est attaché à démontrer qu'il y a beaucoup de points communs entre le mutuellisme et le communisme... M. Briosne ne se paye pas des illusions de la gratuité du crédit et il demande que les ouvriers soient mis en possession de l'outillage de la production. Il ne veut du reste spolier personne, et il entend bien indemniser les propriétaires actuels de cet outillage, mais comment ? — un interrupteur lui crie d'une voix tonnante : il faut leur couper le cou ! — C'est une justice à rendre à M. Briosne qu'il a énergiquement protesté contre ce procédé expéditif » (14).

Nous croirions volontiers le propos tranchant de cet interrupteur plus caractéristique de l'ouvrier bellevillois que les divagations idéologiques précédentes. Sur tous les grands sujets, l'orateur fatigue rapidement son public.(15) Qu'il aborde en revanche (comme fait souvent Ducasse) la très concrète question des loyers, il soulève son auditoire — car, parmi les « riches », les « bourgeois », le bellevillois n'a pas d'ennemi plus tenacement haï que son propriétaire.

Certes l'étude d'une élection politique et des programmes électoraux n'est pas souvent révélatrice du niveau de conscience exact de l'électeur. Elle confirme en tout cas ce que nous savons des réunions de 1868-1869; on dirait que les importantes transformations économiques qui ont marqué Paris sous le Second Empire n'ont pas eu le temps de se répercuter encore dans la conscience sociale, ou du moins n'ont guère marqué Belleville. Mais cela n'est vrai qu'en partie : si les revendications politiques dominent, il n'en faut pas atténuer la portée qui est aussi sociale. L'ennemi social, ce n'est pas tant le petit ou le moyen patron, trop proches des salariés qu'ils emploient, ce n'est pas davantage la ci haute pègre » des monopoleurs, trop lointain épouvantail et qui ne saurait guère intéresser directement l'ouvrier artisan de Belleville. C'est le gouvernement impérial, qui, dans ses formes à demi dictatoriales, incarne très clairement l'ordre social oppresseur — le gouvernement qui, en dépit de certaines apparences, a réservé toutes ses faveurs à la grande bourgeoisie, au détriment des petits, comme l'ouvrier peut en 1869 s'en rendre compte dans sa vie quotidienne. Le gouvernement, et plus concrètement les fonctionnaires de ce gouvernement : soit la trilogie unanimement détestée, du commissaire de police, qu'on voit maintenant de très près dans les réunions autorisées qu'il surveille, du soldat de métier, instrument constant de la répression depuis Décembre — et du prêtre leur allié (16). L'ouvrier radical, puis communard a d'abord trois thèmes de revendication : suppression de la Préfecture de Police (et en même temps élection de tous les fonctionnaires), suppression des armées permanentes, séparation de l'Eglise et de l'Etat (avec l'instruction laïque). Gardons-nous d'en affaiblir le sens : par exemple, la lutte contre les privilèges trop éclatants de l'Eglise est devenue chez l'ouvrier parisien lutte antireligieuse féroce; les excès de 1871 : profanation des autels, parodies de la messe, etc… ne sont pas tous des fables inventées par les amis de l'Ordre. La haine de la « robe noire » est maintenant haine sociale enracinée : « la religion, dit Moreau à Ménilmontant le 13 novembre 1869, n'est qu'un moyen d'abrutir les hommes pour les asservir complètement ». Et Gambetta, dans sa campagne, ne manque pas de jouer pour sa part d'une corde aussi sensible : « la prostitution, dit-il, ne peut être vaincue que par l'instruction purement laïque... Les filles élevées dans les établissements religieux sont ou des sottes dévouées aux mômeries de l'Eglise ou des prostituées... » (Boulevard de la Chapelle, le 15 mai 1869).

L'exigence de la République et des « libertés essentielles » n'est pas, chez le prolétaire bellevillois ou parisien, le « préalable démocratique » que voudrait Gambetta — ou du moins pas seulement cela. On doit y voir la critique du régime impérial bourgeois, bientôt la critique de tout état bourgeois. Les libertés populaires sont autre chose que les libertés bourgeoises de 89 : elles préfigurent cette (confuse) république communale que tenteront de bâtir les révolutionnaires de 1871. Aussi bien l'ouvrier bellevillois n'est-il pas libéral (d'où son prochain divorce d'avec Gambetta), mais révolutionnaire. Ses cadres sont nourris du souvenir de la grande révolution de 1793 (17). « Nous avons une seule chose en perspective, dit Paule Minck à Ménilmontant, le 28 novembre, c'est la transformation complète de l'état de choses existant... Tout l'espoir gît dans notre force et dans l'énergie dont nous sommes capables... ». Dans l'élection, c'est l'homme qui compte : Belleville choisit donc le candidat le plus extrême (18), Gambetta, qui séduit parce qu'il est irréconciliable, parce qu'il est l'homme du procès Baudin. Carnot, entend-on dire dans toutes les réunions est « trop mou », un « honnête homme mais cela ne suffit pas »; « CarNot est resté muet à la Chambre en face des attaques dirigées contre la Convention »; « Carnot est trop vieux » — et tout ceci se résume en « Carnot est le passé, Gambetta l'avenir ». Gambetta à son tour trahit et rejoint les amis de l'Ordre : candidat à Marseille, il s'est affirmé le champion d'une démocratie des affaires : « qui précisément parce qu'elle est radicale n'en est que plus dévouée à l'ordre, principe fondamental des sociétés et à la liberté, garantie indispensable aux mains de tous pour la protection, la dignité et les intérêts de chacun... Je tiens à prouver l'alliance intime de la politique radicale et des affaires... (19).

De ce jour, sa popularité à Belleville est presque morte. L'irréconciliable réconcilié se fait huer dans les réunions publiques — et le truculent Napoléon Gaillard « qui a sur le cœur le Discours de la Canebière » refuse de s'asseoir à ses côtés à la tribune des Folies-Belleville. (20) Pour le second tour, on choisit avec plus de discernement un rouge tout à fait bon teint. Rochefort, « boute-en-train de la Révolution » et Milliers dégage le sens menaçant de ce choix :

« Carnot n'avait pas cru devoir avancer. Mais le peuple avait des aspirations nouvelles. C'est pourquoi l'élection de Gambetta s'est produite. Il faut encore aller plus loin. Si demain une élection était à faire et que Rochefort restât ce qu'il est aujourd'hui, eh bien ! peut-être aurions-nous recours à un nouveau député... Parce que ce que nous désirons, c'est la Révolution au profit du Peuple. » (21)

Tel apparaît en 1869 l'ouvrier de Belleville : radical, mais avant tout ardemment, « exagérément » révolutionnaire : on dit alors socialiste-révolutionnaire, mais en insistant bien davantage sur le second terme que sur le premier. Pas beaucoup plus évolué sur le plan social que son prédécesseur de 1848; seulement, sur le plan politique, ses idées se sont faites plus mûres et plus précises. Cette élection qui pour Gambetta est conquête d'un siège original et indépendant, elle est pour le Bellevillois la première épreuve de sa force. (22)

Le Mont-Aventin de la démocratie (23)

En somme, ce n'est, pas au sens idéologique qu'à Belleville, les élections de 1869 apparaissent comme profondément « sociales », mais par la clientèle électorale qu'y viennent chercher Gambetta puis Rochefort : une clientèle purement ouvrière, une clientèle de classe. (24)

Belleville, comme tous les quartiers extérieurs de Paris, est un quartier de peuplement et de développement récents, comme en témoigne sa rapide croissance depuis 1851. À cette date, l'ancienne commune compte 34.730 habitants en1856, 57.668 (+ 66 %) en 1861 on peut attribuer au Grand Belleville qui prolonge l'ancienne commune quelque 95.000 habitants (+ 63 %) en 1866, 110.000 (+ 15 %) en 1870, 128.000 (25). Le quartier proprement dit de Belleville passe de 28.314 habitants en 1861 à 34.321 en 1866 (+ 20 %) et 38.881 (+11 %) en 1870.

Cette population neuve est avant tout une population ouvrière homogène. Au recensement de 1872, 70,6% de la population civile du XXe arrondissement (qui comprend aussi Charonne) vit d'activités industrielles; c'est la proportion la plus élevée que nous rencontrions dans Paris à cette date (26). Il s'agit dans une très large mesure de salariés industriels, ouvriers: 58,2 %, ou journaliers: 14,6 %; les classes dites « aisées » par le même recensement (patrons, propriétaires, rentiers, membres des professions libérales) forment seulement 20,79 % et les employés le chiffre minime de 5 % de la population civile (27). Au niveau des quartiers, ont été mentionnés plus haut les importants pourcentages d'électeurs que l'on pouvait considérer comme industriels ou ouvriers à Belleville (66,6 %), au Père-Lachaise (70,3 %), à Combat (56,3 %). Depuis 1851 n'a cessé de s'affirmer à Belleville la prééminence de l'élément ouvrier aux dépens d'une ancienne petite bourgeoisie venue chercher jadis au-delà des barrières villégiature ou tranquillité. En 1851, propriétaires et rentiers représentaient le pourcentage important de 12,0% de la population dite active — les membres des professions libérales 5,9 %. Mais, dès 1860, E. de Labédollière peut: écrire que : « le calme de cet Eden bourgeois (Belleville et le Ratrait) a presque entièrement disparu, car bon nombre d'ouvriers chassés de Paris par les démolitions étant venus y chercher asile, les villégiateurs leur ont cédé la place et s'en sont allés chercher plus loin de sorte qu'aujourd'hui, castels, chalets et cottages sont des ateliers ». (28)

En 1871, les petits-bourgeois (ce sont d'ailleurs le plus souvent des artisans ou de petits commerçants retirés des affaires) — ou. pour parler comme Maxime du Camp, la « demi petite bourgeoisie », dont le nombre est considérablement réduit, se trouvent rejetés à l'Est et en périphérie du quartier, laissant place, au cœur de Belleville à un peuplement ouvrier homogène.

Paradoxalement cependant, et à la différence de ce qui s'est passé dans les quartiers du nord de la capitale (La Chapelle, les Batignolles, ou même La Villette), ce n'est pas le développement des grosses entreprises d'une industrie moderne au-delà des anciennes barrières qui a rassemblé à Belleville cette puissante population ouvrière, mais seulement l'exode ouvrier du centre de Paris, provoqué par la cherté des loyers et les démolitions d'Haussmann. Si Belleville, tout particulièrement (ce n'est plus tout à fait vrai de Charonne, ou de Combat) est un quartier d'habitat spécifiquement ouvrier, te n'est pas pour autant un quartier qui a fixé beaucoup d'entreprises. En 1860. l'enquête de la Chambre de Commerce dénombrait seulement 3.803 entrepreneurs dans l'ensemble du XXe arrondissement, occupant 7.660 ouvriers : soit une bien faible proportion de la population (70.060 habitants en 1861) occupée sur place (29). Dans cet arrondissement ; sept notables commerçants seulement existent en 1860 : deux négociants et cinq industriels, et neuf en 1869 : trois négociants, six industriels. L'examen des calepins industriels du cadastre confirme le petit nombre et surtout la petitesse des entreprises sises dans le quartier de Belleville : y sont inscrites en 1862 (en dehors des très petits artisans travaillant seuls) cinq fabriques seulement : — une manufacture de porcelaine (avec un seul four), une minuscule verrerie — - une petite brasserie (2 chaudières), une fabrique de briques (5 ouvriers), une fabrique de vis (Fontenoy, rue de la Mare : 20 ouvriers et une machine à vapeur de 8 CV). Le nombre et l'importance même des entreprises paraissent avoir diminué depuis 1851 (à cette date, de nombreuses fabriques « insalubres » cherchaient place au-delà de la barrière de Belleville : en 1848 le prédécesseur de Fontenoy (Cordier-Lalande : polisseur d'acier) occupait 108 ouvriers, en 1860 disparaît une fabrique de passementerie de 30 ouvriers. Le quartier de Belleville, quartier ouvrier s'il en est, apparaît comme un désert industriel qui contraste avec l'activité de Charonne (gare du chemin de fer de ceinture, industrie des papiers peints) et surtout du XIXe ou du XVIIIe arrondissement (abattoirs, gares, entreprises métallurgiques). C'est hors de son quartier que l'ouvrier bellevillois doit, aller chercher du travail, et nous aurons à revenir sur les importantes conséquences de ce fait. (30) Mais, socialement, de quels ouvriers s'agit-il ? Artisans ou prolétaires, ouvriers de grande, de moyenne, de petite industrie ? Les ouvriers qui travaillent sur place sont sans aucun doute des artisans ou des ouvriers de très petite industrie, comme on le voit d'après l'Enquête de 1860 ou l'examen des patentes industrielles : en 1860, 2,02 ouvriers par entreprise (y compris les commerces d'alimentation et les transports), ce qui est l'une des plus faibles proportions que l'on rencontre à Paris (31) — et les patentes inscrites au cadastre sont toutes infimes. Mais les ouvriers travaillant sur place ne sont qu'une minorité. Pour les autres, cuti travaillent hors de Belleville, il est plus difficile de répondre. Le recensement de 1872 ne donnant que de très vagues indications à ce sujet, force nous est d'en revenir à la liste électorale. (32)

Elle ne nous précise jamais la qualité exacte de l'électeur : commerçant ou industriel, ni surtout salarié ou patron (33). Seule peut donc être tentée une analyse professionnelle de la population électorale. Mais celle-ci a, indubitablement, des implications sociales. Nous avons cru pouvoir distinguer — à Belleville tout au moins — deux groupes de métiers : les métiers traditionnels, métiers d'art ou métiers spécialisés (bien définis alors par le terme et arts et métiers »), qui, avec les métiers du vêtement ou de la chaussure, et peut-être encore les métiers du textile (passementerie, bonneterie) sont tous probablement encore dans leur majorité de structure artisanale ou semi-artisanale, et les métiers plus neufs, ou plus récemment développés, où inversement on a plus de chances de rencontrer au moins une structure de moyenne concentration : bâtiment, et surtout métaux (mécaniciens, chauffeurs, fondeurs, mouleurs...). On peut objecter le caractère imprécis, dans une certaine mesure arbitraire, de cette distinction (et l'existence d'une métallurgie traditionnelle et artisanale, dans de très petits ateliers, ou. inversement celle des grandes fabriques récentes du meuble ou de la bijouterie). Une étude minutieuse des structures industrielles de la capitale convainc que cette opposition peut être considérée à la fin de, l'Empire comme grossièrement exacte (34).

Professionnellement et socialement, les quartiers « « bellevillois » se distinguent fortement des quartiers du Nord de Paris. Leur trait le plus immédiatement apparent, que l'on retrouve dans tous, qui justifie leur inclusion dans les limites d'un Grand Belleville, est en effet la place encore largement prééminente qu'y tiennent les ouvriers des métiers que nous avons dit traditionnellement parisiens : arts et métiers : 25,5% à Belleville, 23% au Père-Lachaise, 19,3% à Saint-Fargeau, et 15,8% encore dans Combat : métiers du textile : au Père-Lachaise, 4,6% à Saint-Fargeau, 4,2% à Belleville, métiers de la chaussure et du vêtement : 6,6% au Père-Lachaise, 6,3% a Belleville... C'est en ceci que le prolétariat bellevillois se différencie très nettement du prolétariat des quartiers plus modernes du Nord et du Nord-Est (cependant de développement contemporain), prolétariat fixé là par de grosses entreprises récentes, où artisans et spécialistes (6 % à La Villette, 5,4% à La Chapelle) s'effacent devant les métallurgistes (12,1% à La Chapelle, 9,7% à La Villette), les employés de chemin de fer (10,3% à La Chapelle), les raffineurs (3,5% à La Villette). En ceci, en revanche, il reste très proche du prolétariat des quartiers centraux de la capitale (et tout particulièrement des IIIe et IVe arrondissements) exclusivement de type ancien. (35) On voit combien il serait imprudent d'exagérer l'ampleur du fossé qui sépare l'ouvrier de 1869 ou de 1871 de l'ouvrier de 1848.

À ces éléments traditionnels cependant, se juxtaposent à Belleville des traits sensiblement nouveaux. Une part très notable des électeurs travaille dans le bâtiment (de 7 à 8%) et surtout dans la métallurgie (non compris les Serruriers. 13,1% au Père-Lachaise, 11,1% à Belleville, 9,3% dans Combat, soit dans des entreprises qui ne sont plus tout à fait artisanales. Voilà qui éloigne considérablement du prolétariat des quartiers du centre où (sauf dans le XIe arrondissement) (36), ces rubriques sont pratiquement inexistantes. Voilà qui, inversement, paraît rapprocher des quartiers plus modernes du Nord : les pourcentages de « métallurgistes » sont dans les quartiers bellevillois approximativement les mêmes que dans le quartier de La Chapelle. D'ailleurs, l'importance de cette rubrique est à Belleville le fait d'une évolution très récente, accomplie au cours de l'Empire. En 1851 cette catégorie ne groupe guère plus de 1% de la population active (37), le contraste est net avec la situation décrite pour 1871.

Mais quels de ces traits, anciens ou nouveaux, traditionnels ou modernes, marquent le plus profondément Belleville en 1870 ? Assurément les premiers ! On ne saurait totalement assimiler le métallurgiste de Belleville et le métallurgiste de La Chapelle. Le second qui travaille dans de puissantes entreprises (et par exemple la gare de marchandises) a déjà les traits d'un prolétaire moderne, le premier, dont on peut supposer qu'il travaille dans le XIe arrondissement, appartient à une entreprise probablement médiocre, de 10, 30, 50 ouvriers, et garde bien des traits anciens. Rien en somme n'entame vraiment à Belleville la prééminence des métiers traditionnels. L'ouvrier bellevillois n'est souvent qu'un ouvrier du centre, qui a passé contre son gré la « barrière » et émigré dans les quartiers de l'Est. L'empreinte du vieux Paris qu'il habitait il n'y a pas si longtemps le marque encore profondément. Ce que montre l'étude du recrutement de la population bellevilloise : c'est à Belleville, c'est dans le XXe arrondissement que l'on compte la plus forte proportion d'habitants nés à Paris (entendons ici le Paris d'avant 1860) : 45,8% en 1872 (contre 39,3% dans le IIIe, quartier ouvrier central, 38,4% dans le XIe, 35.2% dans le XIXe, 34,9% dans le XVIIIe). Les étrangers n'y représentant qu'un pourcentage minime (5,9%), c'est aussi dans ce XXe arrondissement que la population d'origine provinciale est la moins nombreuse (48,2 %, contre 53,3 % dans le IIIe, 54,6% dans le XIe, 58% dans le XVIIIe...). Dans le quartier même de Belleville, 34,9% des électeurs sont nés dans la Seine, et 29,5% dans les limites de l'ancien Paris (2.7 % seulement du total dans l'ancienne commune de Belleville) (38). À Saint-Fargeau, 34.7% d'électeurs nés dans la Seine (26.8 % de « vrais » Parisiens, 4,4 % de Bellevillois). À Combat, un fléchissement déjà : 25,9 % d'électeurs nés dans la Seine (23,2 % de parisiens).

Ces pourcentages toutefois font encore la part assez belle aux habitants d'origine provinciale (39) et notamment dans la liste électorale (65% environ). Ceci ne diminue en rien la force de l'empreinte parisienne sur la population bellevilloise; car, avant de venir s'installer à Belleville, nombre de provinciaux ont habité les quartiers centraux de la capitale, en deçà des anciens murs d'octroi. Ce fait ressort assez bien de l'étude de l'origine des conscrits du XXe arrondissement dans les années 1865 à 1870 (40). Une minorité — décroissante d'ailleurs — est née en province (40,3% en 1865, 38,2 % en 1866, 37,5% en 1869, 35,5% en 1870). Près de la moitié d'entre eux en revanche est née dans le vieux Paris (42,0 % en 1865, 43,3% en 1866, 43,5% en 1869 , 45,6% en 1870). D'où cette déduction que, vingt ans auparavant, leurs parents (pour une large part des provinciaux) étaient installés dans les anciens quartiers, où ils ont fait au moins un court séjour. Quels quartiers précisément? Évidemment les plus proches de Belleville, principalement l'ancien VIII8 arrondissement (aujourd'hui grossièrement équivalent aux XP et XIIe arrondissements), mais aussi les vrais arrondissements « centraux » IIIe et IVe.

Proportion des conscrits d'origine parisienne

LIEU DE NAISSANCE

1865

%

1866

%

1869

%

1870

%

Ve ancien = Xe nouveau

12,3

12,6

13,8

11,3

VIe IIIe-XIe

19,8

22,6

21,7

19,1

VIIe IIIe-IVe

10,6

9,0

9,5

6,8

VIIIe XIe-XIIe

23,3

24,6

26,3

29,4

IXe IVe

4,4

6,2

7,1

8,2

XIIe Ve-XIIIe

13.2

9.2

5-9

6,1

Marquer cette empreinte du vieux Paris, c'est traduire en somme en d'autres termes la prééminence des métiers traditionnels, qui sont aussi, à de rares exceptions, ceux qui comptent les plus fortes proportions d'ouvriers d'origine parisienne. À Belleville, 48% des ouvriers des principaux métiers d'art sont nés dans le vieux Paris, 62% des ciseleurs, 48% des bijoutiers et orfèvres, 48% des graveurs, sculpteurs et doreurs, 56 % des ouvriers d'optique, 55% des peintres sur porcelaine (une industrie très bellevilloise), 43% encore des ouvriers en divers articles de Paris. Dans le bois (tourneurs, layetiers...) 45% de parisiens. Les « métaux » au contraire apparaissent comme de recrutement plus provincial : 29% seulement de parisiens (aucun forgeron, 15% des chauffeurs, 29% des mécaniciens, 36 % des ajusteurs et monteurs, 39% des fondeurs et mouleurs); et de même le bâtiment (28 % de parisiens) ou les journaliers (21%). Les mêmes traits sensiblement se retrouvent dans le quartier de Combat : 45% des bijoutiers sont 'origine parisienne, 50 % des ciseleurs, graveurs et sculpteurs, 40 % des ouvriers en articles de Paris ; inversement, 30% de mécaniciens, 34% de fondeurs et mouleurs (41).

Nous insistions précédemment sur le fait que ces ouvriers bellevillois (qui viennent donc en large majorité, soit directement, soit indirectement, de l'ancien Paris) travaillent encore, faute de pouvoir le faire sur place, dans les quartiers centraux. Les liens sont donc extrêmement forts entre Belleville et le vieux Paris : tout contribue à faire du prolétaire bellevillois le plus parisien de tous les Parisiens. On pourrait dire en somme que le déplacement du traditionnel centre de gravité du Paris révolutionnaire n'est autre chose qu'un déplacement des troupes ouvrières traditionnelles.

Ainsi décrite la physionomie du prolétaire bellevillois (où assurément les traits traditionnels l'emportent largement sur les traits nouveaux), l'étude des résultats électoraux peut être approfondie. La candidature Rochefort, plus rouge, plus extrémiste, trouvait moindre faveur auprès de certains électeurs que la candidature Gambetta : chute de voix prononcée à Belleville, presque nulle en revanche dans le XVIII5 arrondissement et à La Chapelle. Sans doute ce recul, quand il existe, peut-il être imputable aux électeurs employés ou petits-bourgeois qu'effraie un peu la réputation du marquis rouge. Mais il est moindre ou nul dans les quartiers où domine un prolétariat de grande industrie — très notable inversement dans les quartiers où l'emportent les métiers traditionnels. Du premier type de quartiers, la Chapelle est le plus caractéristique : Rochefort y conserve absolument le même pourcentage de voix que Gambetta : 55,2% pour 55,4% : or nous y dénombrons 12,1% d'électeurs ouvriers des métaux, 10,3 % d'employés de chemin de fer, mais très peu d'ouvriers des petites industries traditionnelles, et le cadastre y mentionne en 1867, outre la gare et ses ateliers de réparation, une fabrique de voiture (Thiébault) de 35 ouvriers, un constructeur de machines à vapeur (Calla) et une fabrique de boulons (Lecerf) employant chacun 100 ouvriers. Aussi net encore le cas des Epinettes et de Pont-de-Flandre : les électeurs radicaux dans ces quartiers sont peut-être moins nombreux qu'ailleurs, mais ils sont plus fidèles : Rochefort y gagne légèrement en pourcentage sur Gambetta; aux Epinettes est installée la puissante usine Gouin (110 Avenue de Clichy) de construction de locomotives et de ponts en fer (800 à 1.200 ouvriers); Pont-de-Flandre compte 10 % d'ouvriers des métaux, 10% de journaliers, mais très peu d'ouvriers d'art. (42) Du second type au contraire, Belleville : dans sa meilleure section, la 17e, Rochefort perd plus de voix sur Gambetta ; pour être moins prononcée dans les autres sections, la chute n'en est pas moins nette. (43) Ne doit-on pas en conclure que cette frange hésitante comprend très probablement des ouvriers des métiers traditionnels, et que, « exagérément » révolutionnaire, le prolétaire de Belleville est tout de même un peu moins constant, un peu moins déterminé que le prolétaire du Nord de Paris.

La nouvelle misère

Il est amplement constaté que le « fossé » qui sépare professionnellement ou socialement l'ouvrier bellevillois du vieil ouvrier parisien est mince. Où chercher dès lors ce qui fait l'originalité révolutionnaire (et nouvelle) de ces quartiers? Pourquoi est-ce désormais l'ouvrier bellevillois qu'on voit en tête des émeutes? Pourquoi Belleville est-il le « cratère » des révolutions? (44)

La timide apparition de « prolétaires » d'industries plus « évoluées » peut y être pour quelque chose : mais ceux-ci sont passablement noyés dans la masse des ouvriers de type ancien, dont ils ne se distinguent d'ailleurs pas nettement. Sans doute faut-il revenir de préférence à des explications plus traditionnelles : la source de cette originalité paraît être dans la très dure condition qui est généralement celle des ouvriers de l'est de Paris, « véritable Sibérie parisienne », si l'on en croit Louis Lazare :

« Le XXe arrondissement est l'un des plus malheureux de nos arrondissements excentriques par l'augmentation toujours croissante de sa population indigente et son manque absolu de ressources intérieures. » (45)

On y vit très mal, et d'abord on y meurt beaucoup, autant ou presque que dans les arrondissements meurtriers de la rive gauche, les lamentables XIIIe et XIVe arrondissements. Pour les années 1866 à 1869, la mortalité moyenne, 32,3 pour mille équilibre exactement la natalité (mortalité supérieure à la natalité en 1866 et 1868). On y meurt beaucoup, tout particulièrement de maladies pulmonaires, qui ont déjà leur aspect de maladies de classe (et les statisticiens commencent à s'en préoccuper) : 5,5 décès par phtisie pulmonaire en 1872 pour mille habitants du XXe arrondissement (la plus forte proportion à Paris) : 5,5 pour mille à Belleville, 6,7 à Saint-Fargeau, 4,8 au Père-Lachaise, 5,0 à Combat, 4,2 dans Amérique (46). Un Bellevillois sur 10 est inscrit à l'indigence et ici encore, le XXe arrondissement ne le cède qu'au XIII0 (qui comprend l'hôpital de la Salpêtrière). Le nombre de ces indigents n'a cessé de croître depuis 1860 : 7,5 % de la population en 1861 (5.279 indigents), 9,1 % en 1863 (6.889), 9,5° en 1866 (8.312), 9,6 % en 1869 (9.723). Le très dur hiver 1868-1869 a particulièrement éprouvé l'arrondissement : selon L. Lazare, qui cite une lettre du maire, 25.000 habitants (soit plus du quart de la population) vivent (ou meurent) dans le dénuement le plus complet (47). Pour parfaire ce tableau statistique, le XXe arrondissement se place dans les tout premiers rangs, à Paris, pour le nombre d'illettrés ou de semi illettrés (18 % de la population adulte en 1872) pour le nombre des enfants naturels, pour la faiblesse des contributions mobilières payées.

Dénuement le plus complet, mais aussi misère « dangereuse » » car la misère fait encore des ouvriers bellevillois des éléments dangereux socialement. « Coin le plus vilainement peuplé de la capitale », dira en 1881 Othenin d'Haussonville — et en effet il ne doit pas faire bon s'aventurer dans les ruelles tortueuses de ces quartiers lépreux. En voici un exemple emprunté à l'histoire même des élections de 1869 : la proclamation des résultats du scrutin donne lieu, au début du mois de juin, à des manifestations dans les quartiers ouvriers de Paris. Désordres très violents à Belleville, mais où il n'est pas sûr que la ferveur républicaine ait été le principal élément. À en croire la Gazette des Tribunaux tout aurait commencé par une querelle d'ivrognes : le 8 juin à g heures du soir, l'ouvrier Vitasse, un mécanicien de Belleville, refuse de payer sa consommation dans un cabaret du boulevard de Belleville. Mis dehors, il revient sans tarder avec une bande de « rôdeurs de la barrière », pille la boutique et brutalise les passants. Des incidents semblables se produisent ailleurs : à 11 heures et quart, une autre bande de 300 hommes, armés de barres de fer, attaque le débit de vin Morel, sur le même boulevard (48).

« Dans cette soirée, depuis 8 heures jusqu'à minuit, le boulevard de Belleville, les rues Saint-Maur (XIe) et de Charonne, l'avenue des Amandiers et le faubourg du Temple furent incessamment sillonnés par des bandes de pillards... Dans la seule rue Saint-Maur, un commissaire de police a compté plus de 50 maisons dont les impostes ou les vitres étaient réduites en morceaux... ».

Le 9, les troubles continuent, les boutiques sont fermées, les omnibus ne circulent plus (49), ils prennent toutefois une allure plus politique : « des bandes nombreuses détruisent un marché, s'y arment de pièces de fer, brisent les kiosques, les réverbères, les vitres des maisons, les barrières d'un chantier, mettent le feu à une guérite de surveillant de voiture de place, descendent vers la Bastille au nombre de 3 à 4.000, précédés d'un drapeau rouge et criant « Vive la République » et chantant la Marseillaise; ils frappent et blessent des agents... »

Troubles encore les 10, 11 et 12 juin. On saccage force débits de boisson ou maisons de tolérance, on moleste maint bourgeois. Les heurts avec la police (treize agents blessés le 10) et la cavalerie sont extrêmement violents. On note un début de barricade. 500 arrestations sont effectuées.

S'agit-il de violences crapuleuses ou de manifestations républicaines ? La Gazette aimerait laisser entendre que les deux sont inséparables. Il est certain qu'aux manifestants républicains se sont mêlés de dangereux « rôdeurs de la barrière », nullement animés de quelque ferveur politique. Mais il n'est pas certain que, toujours, l'ouvrier républicain soit facile à distinguer de l'ivrogne pillard de cabaret. Onze des treize accusés qui comparaissent en cour d'assise en octobre 1869 pour répondre de violences et de pillage sont des ouvriers bellevillois : 1 mécanicien (Vitasse), 1 bijoutier, 1 plombier, 2 cordonniers, 1 maçon, 1 serrurier en voitures, 1 tourneur en cuivre, 1 boutonnier, 1 ébéniste, 1 journalier. Même après l'annexion de 1860, nous sommes encore « au-delà des barrières », hors de la ville véritable, dans une « zone » assez redoutable (pas bien loin de ce repaire de brigands et de vagabonds que sont les Carrières d'Amérique). Peut-être la misère abjecte fait-elle une partie de la ferveur révolutionnaire ?

Cependant, à tout prendre, cette misère ne doit pas être, à Belleville, beaucoup plus terrible que dans les vieilles ruelles, les vieux taudis du centre, qu'Haussmann n'a pas tous jetés bas. Mais à la misère s'ajoute un fait nouveau : la conscience qu'a l'ouvrier bellevillois d'être maintenant un exilé, un demi paria, par l'effet de cette impitoyable ségrégation de classe qui, depuis 1848 l'a rejeté hors de la ville, l'envoyant « camper » dans les quartiers extérieurs où règne désormais « la nouvelle misère ». La plupart des ouvriers, chassés du centre par les démolitions ou la hausse des loyers, avaient, semble-t-il, cru cet exil provisoire : mais s'ils songent au retour, les loyers élevés des maisons nouvelles, parfois le propriétaire « qui ne veut plus d'ouvrier » le leur interdisent. Et la mortification de cet exil est d'autant plus durement ressentie que l'on habite dans un quartier parfaitement déshérité, totalement oublié de l'administration haussmannienne : Louis Lazare décrit :

« ces anciennes communes, véritables Sibéries, sillonnées de chemin tortueux, sans pavage, sans éclairage, sans marché privées d'eau... »

où l'omnibus ne pénètre pas, où le manque d'école (alors qu'on a rapidement construit une nouvelle église) prive d'instruction près de la moitié des enfants,

« tristes et misérables quartiers qui forment un contraste affligeant et coupable avec les arrondissements de l'Ouest... où tout semble inanimé, mort... ».

Or, pour une part, les ouvriers émigrant en ceinture avaient cru pouvoir trouver au-delà des barrières d'octroi un peu plus d'aisance et certains avantages matériels : moindre cherté de la vie, loyers modérés dans ces zones peu habitées. L'annexion de 1860, repoussant l'octroi aux nouvelles fortifications, a fait monter le coût de la vie, l'afflux de population a fait hausser les loyers; et Louis Lazare conte l'histoire caractéristique d'une famille d'ouvriers qui dut ainsi « enjamber le mur d'octroi ». Avant 1848, ils habitaient impasse Saint-Faron dans le centre ; on leur donne congé en 1849 lorsque commence le percement de la rue de Rivoli, ils émigrent une première fois rue Oberkampf (toujours dans les limites du vieux Paris). Désireux de revenir en 1852 dans leur ancien quartier, ils en sont empêchés par la cherté des petites locations dont le prix a doublé dans les anciennes rues et partout d'ailleurs « le propriétaire ne veut plus d'ouvriers ». Rue Oberkampf même, le loyer passe de 160 à 180 puis 200 fr. Ils ont alors l'idée de passer la barrière et s'installent rue de l'Ermitage à Belleville, escomptant une vie plus facile : à la fin de 1859 ils avaient en effet pu économiser 180 fr. » L'extension de Paris est venue nous bouleverser et a remplacé l'aisance par la gêne ». Le loyer augmente d'un quart, l'eau se paie désormais 40 Ir. par an, l'octroi fait hausser de 20 % la viande, le charbon, le bois, l'huile — et c'est très vite la gêne : « trop souvent nous engageons nos effets au Mont-de-Piété » — car le mari, tourneur, qui gagnait 4 fr. par jour en 1847 en gagne en 1869 de 5 à 6, mais subit, comme tous les ouvriers du bâtiment des chômages de plus en plus fréquents et prolongés.

Le cas concorde avec les estimations statistiques que nous pouvons faire des hausses de loyer ou de coût de la vie. La dureté des temps, la très forte hausse récente du prix du pain, l'aggravation indiscutable et générale de la condition ouvrière se doublent du ressentiment de l'exil pour faire du bellevillois un révolté ou un révolutionnaire. On a contraint la plèbe à se retirer sur le « Mont Aventin » et cela est lourd de conséquence. Dans les quartiers du centre, on vivait pêle-mêle, bourgeois, petits-bourgeois, ouvriers, pauvres et riches dans une cohabitation à peu près fraternelle bien décrite par Lazare ou Corbon (50). Dans les quartiers extérieurs désormais, et à Belleville plus qu'ailleurs, on vit entre ouvriers. Chassé de Paris, le Bellevillois n'est pas pour autant un déraciné : il est venu bien au contraire s'intégrer à une.nouvelle collectivité, purement ouvrière celle-là, qui n'a plus de contacts que violents avec la société bourgeoise. Tous les observateurs du temps insistent sur le danger qu'il v a à laisser se constituer, aux portes de la capitale, une ville ouvrière étrangère, déshéritée, où se vit, se crée pour la première fois peut-être à pareille échelle, dans l'habitat commun, l'unité des prolétaires.

« On a cousu des haillons sur la robe pourpre d'une reine; [...] on a constitué dans Paris deux cités bien différentes et hostiles, la ville du luxe, entourée, bloquée par la ville de la misère... Autour de la cité reine se dresse une formidable cité ouvrière; l'une est parée de soie, de velours et de diamants, l'autre n'a que son vêtement de travail... Vous avez mis toutes les séductions aux prises avec toutes les convoitises, le superflu avec l'indigence, la satiété avec la faim ».

Il y a depuis quelques années, une ville pauvre qui menace sourdement la ville riche : la lutte de classes, en somme, si mal comprise encore idéologiquement, n'en existe pas moins, clairement inscrite dans la géographie même de la capitale.

Prologue de révolution

Car, dit encore Molinari « c'est bien un drame politique qui se prépare et nous en sommes au prologue » (51), et nous-mêmes avons voulu voir avec lui dans les élections de 1869 une étape vers la Commune, Belleville devant être aussi bien le « cratère » de cette révolution ouvrière (52). Ayant tenté de l'aire revivre, de comprendre l'ouvrier de Belleville, nous pouvons répondre à la question : pourquoi est-il le principal artisan des révolutions ?

Il n'est pas, semble-t-il, sensiblement différent de son prédécesseur de 1848, professionnellement, socialement, idéologiquement. L'Empire, la prospérité impériale, ont peut-être modifié les structures industrielles de la capitale : ces transformations ne sont pas encore devenues conscientes; ce n'est pas à Belleville d'ailleurs qu'elles sont le plus notables. Le fait nouveau qui peut expliquer sa vivacité révolutionnaire, pourrait bien être son exil, cette ségrégation sociale qu'a imposée la nouvelle bourgeoisie impériale : ségrégation imprudente, à une époque où la communauté d'habitat prime largement la communauté du lieu de travail, et qui crée à Belleville tout particulièrement une cité ouvrière, puissante et menaçante parce qu'homogène, nouveau creuset où se forgent les énergies révolutionnaires (53).

Cette « suprématie » bellevilloise a ses limites, qui définissent par conséquent les limites de cette étude. Le prolétariat bellevillois est certes dès 1869 le plus énergique parce que le plus nombreux et le plus homogène. Mais il est, dans le Nord de la capitale, dans le Sud (rive gauche), dans le vieux Centre encore, d'autres noyaux ouvriers, d'allure très différente (ouvriers de la grande industrie clans le Nord, dans le Sud ouvriers de ces industries nauséabondes que sont les industries chimiques et du cuir, dans le Centre, ouvriers traditionnels); noyaux moins denses peut-être et moins puissants, mais parfois tout aussi décidés et révolutionnaires. Ceux-ci joueront pendant la Commune un rôle moins éclatant que Belleville; ce ne sera pas toujours un rôle moins efficace. Dans le XVIIIe arrondissement, dans le XIIIe surtout, la révolution recrute des troupes plus agressives, plus disciplinées qu'à Belleville où l'on est plus bavard qu'actif. Il n'y a pas en somme dans Paris « un » mais des prolétariats divers, et on ne saurait généraliser la portée de nos conclusions. Belleville a la force du nombre, de la cohésion donc la « suprématie » électorale, mais ce n'est qu'un des noyaux ouvriers de la capitale : un des plus bruyants et des plus originaux pendant le Second Empire, pas nécessairement le plus évolué ni le plus efficace.

(1) Journaliste aux Débats. Article repris dans Les Clubs Rouges pendant le Siège et la Commune, p. 234. Voir également G. Duveau, La Vie Ouvrière…, « L'âpre rumeur de Belleville, de La Villette, de Charonne, couvre le bruit plus discret que font entendre les petits ateliers du Faubourg Saint-Antoine... Le débardeur ou le mécanicien de La Villette l'emportent sur le bronzier du Temple... » (pp. 203-204). Nous verrons qu'il ne s'agit pas tant de La Villette que de Belleville, et pas nécessairement de mécaniciens.

(2) Notons cependant que si la suprématie de Belleville est nouvelle, son ardeur révolutionnaire ne l'est pas. Cf. le rapport Goy sur l'insurrection de juin 184S. « Aucun lieu n'a fourni (Ménilmontant) autant d'insurgés; ainsi la rue de Ménilmontant tout entière et la rue des Panoyaux étaient sous les armes. Huit cents montagnards gardaient les barricades et dans chaque maison il y avait des hommes prêts à faire le coup de feu. »

(3) Combat : 13e et 14é sections. — Amérique : 15e. — Belleville : 16é, 17é et 18e sections. — Saint-Fargeau: 19e section. — Père-Lachaise : 20e et 21e sections.

Charonne, dernier quartier du XXe arrondissement, forme la 6e section de la 8e circonscription (où se présente Jules Simon).

Quand un quartier compte plusieurs sections, il ne nous a pas été possible de reconstituer les limites exactes de celles-ci. Nous pouvions seulement les situer grossièrement autour des lieux de vote; ceci nous oblige à user de localisations assez vagues : Belleville Nord-Ouest, Sud-Ouest, Est...

(4) Il y avait 47.308 inscrits. On compte seulement 94 bulletins blancs et 17 bulletins annulés. Cf. Carton C 2.00s des A.N. Pour l'élection de Rochefort : votants : 34.461; inscrits : 46.944.

(5) « Je veux me présenter contre Carnot : 1° parce que j'espère le battre; 2° parce que, si je le bals, je serai porté à la Chambre par la force de la bataille et je serai autre chose qu'un député de la liste républicaine, je serai une force; je ne dépendrai que de mes électeurs et de moi-même, tandis que si je me présente contre Darimon, le Siècle appuiera ma candidature, Favre, Picard... finiront par me soutenir et je deviendrai une de leurs créatures... Je vise plus haut et plus loin; je veux qu'une élection libre et directe du peuple me porte à la Chambre et je refuse le patronage des Bonzes alliés à la presse. Si je réussis, j'occuperai à la Chambre une position unique et je serai mon propre maître ».

Lettre de Gambetta au Docteur Fieuzal. Cf. A. Tournier, Gambetta, Souvenirs anecdotiques, Cité par J.-B.-T. Bury, Gambetta, Défenseur du Territoire, p. 18.

(6) Bury, ibid., p. 19. et Gambetta, Discours et Plaidoyers Politiques (Ed. Joseph Reinach, tome I, p. 430).

(7) Rappel, du 23 mai 1869.

(8) Thiers, son concurrent à Marseille, voit déjà en Gambetta « un danger politique et social ».

(9) On doit souligner à cette.époque le rôle éminent joué par les cordonniers dans la propagande révolutionnaire. Rôle bien analysé par Georges Duveau, Histoire du Peuple Français, t. IV, De 1848 à nos jours, p. 159 sq.

(10) Texte du Programme et Réponse de Gambetta dans J.-B.-T. Bury, op cit. d'après Reinach. Appendice II, p. 301. Voir également Claude Nicolet, Le Radicalisme, QSJ, p. 38 sq.

(11) Les programmes populaires pour les élections à la Commune de 1871 ne sont pas beaucoup plus explicites sur le plan de la critique sociale. (Voir Charles Rihs, La Commune de 1871 : Histoire des Doctrines, et notre DES sur ces élections). Cf. par exemple l'Exposé des Principes du Comité Electoral Républicain Socialiste du XIe arr., Murailles Politiques Françaises de 1870-1871. Ce comité réclame en premier lieu toutes les libertés politiques : les questions proprement sociales ne sont abordées que de façon très indécise : « impôt personnel et progressif... Le Travail devra être organisé... La Propriété ne doit être que le droit de chacun à participer (en raison de sa coopération individuelle) au fruit collectif du travail de tous, qui est une forme de la richesse sociale »... En revanche « avec les libertés communales, il n'y aura plus d'oppresseurs ni d'opprimés, plus de distinctions de classe, plus de barrières entre les peuples... »

(12) Voir G. de Molinari, Les Réunions Publiques et le Mouvement Socialiste avant la Révolution du 4 septembre, et Auguste Vitu, Les Réunions publiques à Paris en 1869.

(13) op. cit., p. 28.

(14) Op. cit., p. 83, sq.

  1. Molinari, op. cit., p. 71, sq. Réunion des Folies-Belleville de septembre 1869. « L'année dernière, il suffisait de titre des gros mots au capital, de rouler des yeux suffisamment terribles en menaçant les propriétaires d'une « liquidation sociale » pour exciter l'enthousiasme des uns, l'indignation et la colère des autres. Aujourd'hui, cela ne suffit plus, et nous avons été agréablement surpris, il y a quelques jours, d'entendre le public des Folies-Belleville, saturé et écœuré de déclamations, réclamer à grands cris des faits, des faits. »

(16) Que très probablement cependant on ne voit guère dans les mauvaises rues des quartiers ouvriers. Voir la déposition Hervé devant la Commission d'Enquête sur les Evénements du 18 mars 1871 : « Il y a des quartiers de Paris où l'Eglise n'arrive pas... où un prêtre ne pénètre jamais... ». Belleville est de ceux-là.

( 17) Et l'une des plus brûlantes questions qui se posent dans les réunions est de savoir si l'on est robespierriste ou hébertiste : à Belleville, le 17 janvier 1869, les deux partis échangent des coups.

(18) Cf. encore cette réflexion d'un électeur bellevillois le 26 mars 1871. entendue par Moriac,Les Elections du 26 mars à Paris : « Je vote pour des rouges-rouges, mais nom de Dieu, si j'en savais un plus radical que le drapeau rouge, je le nommerais de préférence... »

(19) Temps, du 17 juin 1869.

(20)Illustration, du 20 novembre 1869. Ies esprits sont surexcités à la nouvelle de l'arrestation — provisoire — de Rochefort rentrant d'exil.

(21) Journal des Débats, du 14 novembre, compte-rendu de la réunion tenue le 13 novembre rue de Lévis.

(22) Les citations que nous avons faites concernant cette campagne sont empruntées :

1° Aux divers journaux (les coupures de presse nous ont été communiquées par J. Gaillard).

2° Aux deux livres de A. Vitu, Les Réunions publiques à Paris en 1869 et Les Réunions électorales à Paris, mai 1869 (Bibl. de la Ville de Paris, in-8, 607.181 et 29.289).

(23) Nous empruntons le terme à Othenin d'Haussonville n, qui l'emploie dans un article sur « la Misère à Paris », Revue des Deux-Mondes. 1881. Hugo s'en était déjà servi dans les Misérables, c'était alors pour désigner le Faubourg Saint-Antoine.

(24) L'étude de Belleville est rendue malaisée par la rareté des sources dont nous disposons, imputable essentiellement aux incendies de 1871 qui ont détruit de précieuses archives. Ainsi nous manque dans son détail le recensement de 1866 qui est sans doute le meilleur du XIXe siècle. Toussaint Loua a brièvement transcrit dans son Atlas Statistique de la Population Parisienne les principaux résultats (mais par arrondissement, non par quartier) du recensement de 1872, qui est malheureusement le plus imprécis et difficilement comparable avec les recensements précédents ou suivants. D'utiles comparaisons peuvent, être faites avec le recensement de la population de l'ancienne commune de Belleville en 1851 (Archives de la Seine DO bis 18). Les registres de recrutement militaire par arrondissement (Archives de la Seine; série D R 1), comme les statistiques triennales d'indigents, donnent d'utiles indications, mais qui ne portent que sur un très petit nombre d'individus. L'Enquête de la Chambre de Commerce de 1860 décrit la géographie des entreprises industrielles, mais non celle de l'habitat ouvrier qui nous intéresse ici (à Belleville tout particulièrement, il n'y a pas coïncidence). La liste électorale reste le meilleur document (âge, origine et profession de l'électeur) et le seul qui permette d'étudier le quartier ou même la section de vote. M. Louis Chevalier, dans La Formation de la Population parisienne (p. 27-28, 185 sq.) en a dit toutes les imperfections, qui imposent une très grande prudence dans son utilisation, pour une analyse d'ailleurs beaucoup plus professionnelle que sociale. Nous ne disposons pas, pour le XXe arrondissement, de listes antérieures à juin 1871.

(25) 1870 : « Recensement général de la Population renfermée dans Paris pendant le Siège en vue du Rationnement du Pain », Bulletin de Statistique Municipale : Ville de Paris : mois de janvier 1871. Il s'agit d'un recensement approximatif, néanmoins valable. Pour l'étude de la croissance de la population parisienne, cf. Halbwachs, Les Expropriations et le Prix des Terrains à Paris et évidemment Louis Chevalier, Formation passim.

  1. XIe arr. : 66,3 %. — XIXe : 60,2 %. — IIIe : 55,7 %. Et lors du recensement de 1876 où la rubrique Industrie est entendue un peu plus largement qu'en 1872. — XXe : 76.0 %. — XIe : 73,2 %. — XIXe : 69.6 %. — IIIe : 59.8 %.

(27) Dans le XVIIIe arr. respectivement (ouvriers et journaliers) : 49,4 et 11,4 % — Dans le XIe : 58,5 et 8,6 %. — Dans le XIXe : 37,7 et 29,0 %. — Dans lIIe : 37,1 et 5,5%.

(28) E. de Labédollière, Le Nouveau Paris, 1860 (XXe arr.).

(29) 50.317 ouvriers occupés dans le XIe arrondissement, pour une population en 1861 de 125.718 habitants). — 51.054 dans le IIIe pour 99.116 habitants.

(30) Pour tenter d'estimer le nombre des habitants qui trouvent du travail sur place, ainsi que l'importance moyenne des entreprises, nous avons choisi d'étudier une des rues les plus typiques de Belleville: la rue de la Mare. On y compte 503 électeurs, répartis entre les diverses professions dans des proportions qui sont assez proches de celles de l'ensemble du quartier : Métaux (y compris les serruriers) : 15,5%. — Bâtiment (y compris les menuisiers) : 9,5% — Arts et Métiers : 20,8%. — Commerces courants : 9,9%. — Journaliers : 4,1%. — Rentiers : 5,3%. — Employés : 8,1%. Or, d'après le cadastre de 1871, 62 seulement de ces électeurs (12,3%) sont établis dans cette rue comme artisans ou petits boutiquiers (au total 89 locaux industriels ou commerciaux tenus par des hommes, et 22 par des femmes). La proportion est assez faible. D'autre part, à l'exception des deux manufactures Fontenoy et Turlin, il s'agit de minimes entreprises, la plupart du temps individuelles: 4 mécaniciens, dont 2 à façon, 4 bijoutiers à façon, 3 peintres, 2 ferblantiers, 2 cordonniers à façon. 1 fabricant de cirage (3 ouvriers), 1 entrepreneur de plomberie, 1 ciseleur, 1 fabricant de conserves... et bien entendu les commerces courants : 17 marchands de vin, 9 épiciers et fruitiers. 5 logeurs, 3 boulangers...

(31) Xe arrondissement : 6,5 ; IIe : 6,0 ; XIe : 5,5 ; IIIe : 4,0

(32) Il nous faut préciser ici, et justifier, la classification professionnelle que nous avons adoptée, après beaucoup d'hésitations, nous fondant sur une très minutieuse étude de la population ouvrière parisienne dans son ensemble :

i° Le but de cette étude étant tout autre que celui que visait M. L. Chevalier dans sa Formation, on ne s'étonnera pas que notre classification diffère sensiblement de la sienne. Nous voulions une étude sociale aussi précise que possible ; la classification des métiers devait donc être très souple, variant même, dans les rubriques utilisées, selon la physionomie propre de chaque quartier. Nous avons cherché en effet à faire apparaître avant tout quelle forme principale d'activité, et plus souvent quelle juxtaposition de formes diverses faisait l'originalité du quartier étudié; ainsi dans le cas de Belleville insistons-nous très particulièrement sur l'opposition des arts et métiers de type traditionnel et des métiers dans une certaine mesure plus modernes (métaux et bâtiment); mais il fallait en outre mettre en pleine lumière la très grande diversité des vieux métiers (et l'originalité de chacun) ; c'est pourquoi le groupe « arts et métiers » est lui-même décomposé et examiné dans le plus grand détail. Dans d'autres quartiers (à La Chapelle par exemple) cette étude poussée des métiers d’art n'a plus de raison d'être ; en revanche apparaissent des rubriques nouvelles jusque-là confondues dans un groupe « divers ». Ce dernier groupe, que nous avons toujours réduit au maximum, rassemble les activités qu'on ne peut considérer comme typiques du quartier.

2° Nous avons isolé les serruriers des métaux, les menuisiers du bâtiment, les ébénistes des métiers d'art. Cette précaution, qui nous a paru nécessaire permet néanmoins des comparaisons avec d'autres classifications : ainsi suffira-t-il d'additionner nos trois rubriques « Bois », « Menuisiers » et « Meuble » pour obtenir le groupe « Bois » de la Formation.

3° Du fait de l'incertitude qui plane sur bien des dénominations de la liste. nous avons peut-être démesurément enflé la catégorie « arts et métiers », y absorbant tous les métiers tant soit peu spécialisés, relevant d'autres branches : un ouvrier inscrit comme « doreur » peut être en effet doreur sur bois, sur métaux, sur cuir, sur tranche... Un polisseur peut l'être de bois ou d'acier. Il nous a semblé qu'étant donné la qualification de leur travail, on pouvait les rassembler dans une rubrique « Divers Arts ».

4° Nous souhaitons enfin que nos affirmations critiquables, soient aussi critiquées, pour qu'au terme de la discussion suscitée, les historiens de Paris parviennent à se mettre d'accord sur une classification unique. Ce que nous proposons ici n'a que la valeur d'une hypothèse de travail.

(33) D'autres listes, celles du IIIe arrondissement par exemple, sont plus explicites.

(34) Et par exemple une étude des structures industrielles du XIe arrondissement, où il est plus que probable que bon nombre d'ouvriers bellevillois vont chercher du travail, menée à partir du cadastre. À côté des métiers d'art traditionnels, il y existe des entreprises métallurgiques de quelque importance déjà : 30, 50, quelquefois 100 ouvriers.

(35) Nous empruntons ces comparaisons à notre DES sur Les Elections du 26 mars 1871 à la Commune de Paris.

(36) Cf. L. Chevalier, Formation, p. 186 sq., étude du quartier de la Roquette. Le XIe arrondissement est déjà au fond un quartier sensiblement excentrique, du moins intermédiaire entre le centre proprement dit et l'ancienne banlieue et qui présente beaucoup d'analogies avec Belleville.

(37) Les chiffres de 1851 (recensement de la population active) et de 1871 (liste électorale masculine), ne sauraient être exactement comparés. Une comparaison n'est possible qu'entre le recensement de 1851 et celui, bien lointain de 1886, nous la donnons à titre indicatif (pourcentages de la population active industrielle et commerciale).

Grande industrie

1851

1886

Objets en fer

1,3%

9,5%

Manufactures diverses

0,5

3

Petite industrie et commerce

Bâtiment, Ameublement

14,9

15,8

Vêtement, Toilette

41

37,9

Transports

8,1

5,9

Sciences, Lettres, Arts

8,9

4,9

Industries de luxe et plaisir

11,2

11,9

L'évolution est nette dans le domaine de la grande industrie, mais, au?fond, combien lente !

(38) Les pourcentages calculés sur la population électorale (population masculine de plus de 21 ans) sont évidemment inférieurs à ceux que donnent les recensements. Manquent: les jeunes et les enfants, en grande majorité nés sur place. 45 % des conscrits du XXe arrondissement (âgés de 20 ans) sont, dans les armées 1865-1870, nés dans les limites de l'ancien Paris.

(39) Quant aux provinciaux, ils sont issus principalement (pourcentages cal culés sur l'ensemble des électeurs d'origine provinciale et non sur la totalité des électeurs) :

De la région parisienne

Belleville

Saint-Fargeau

Combat

Seine et Oise

5,1 %

5,5 %

4,7 %

Seine et Marne

5,9 %

5,2 %

4,2 %

Oise

2,7 %

3,6 %

3,1 %

Aisne

2,7 %

4 %

3,8 %

Yonne

1,7%

3,1%

2,3Ù

Des départements du Nord

Somme

2,5%

2,4%

3,5%

Nord

2,4%

2,7%

3,1%

Pas-de-Calais

1,4%

2,2%

1,6%

Des départements de l'Est et surtout lorrains

Moselle

3,1%

4,9%

10,5%

Meurthe

1,5%

3,9%

3,4%

Meuse

1,8%

2,4%

2,5%

Aucune région ne fournit de colonie provinciale vraiment notable, sauf dans Combat les départements lorrains (et peut-être à Belleville le quartier de la Loire - 0,96 % - mais qui fournit presque exclusivement des passementiers). On remarquera d'autre part combien la carte de l'origine provinciale des électeurs est proche encore de la carte dressée pour la population du vieux Paris à partir de l'origine provinciale des décédés en 1833. Cf. Formation, p. 165, le recrutement provincial de Belleville est de type ancien.

(40) Arch. de la Seine, série DR 1.

  1. Quelques nuances cependant doivent être apportées à ce tableau : les métiers du textile et du vêtement, considérés ici comme plutôt traditionnels, ne recrutent guère de Parisiens : passementiers 19 % de Parisiens à Belleville, mais 24 % d'électeurs originaires du département de la Loire (47 électeurs sur 193), cordonniers 16 % de Parisiens, mais 15 % de Lorrains. Notons encore : ébénistes 29 % seulement de Parisiens à Belleville et dans Combat. En revanche. 47 % des peintres en bâtiment de Belleville sont parisiens, et 38,7 % dans Combat.

(42) Carnot gagne évidemment partout des voix au second tour : il groupe sur sa personne les voix dispersées au premier sur les autres candidats.

(43) À une seule exception : Père-Lachaise et surtout sa 20e section où la stabilité est remarquable : mais c'est aussi dans Père-Lachaise (proche de l'industriel Charonne) que nous dénombrons le plus d'ouvriers des métaux (13,1%) et du bâtiment (8,3%), en même temps aussi que les plus faibles proportions d'employés (3,9%) et de membres des professions libérales (1 %).

(44) Il resterait à montrer pourquoi (et si vraiment) le vieil ouvrier du faubourg Saint-Antoine a perdu de son ardeur révolutionnaire.

  1. Louis Lazare : Les Quartiers de l'Est de Paris, p. 114.

(46) En revanche, à Belleville, lors de toutes les épidémies, on est mort très peu du choléra. Une autre maladie atteint maintenant les misérables.

(47) Et tous les métiers mènent également à l'indigence, comme?montrer la répartition professionnelle des chefs de famille indigents (hommes)

1863

1866

1869

Métaux. Serruriers

13,9%

13,6%

13,5%

Bâtiment. Menuisiers

11,4%

15,0%

17,9 %

Bois

3,4 %

3,2 %

2,9%

Métiers d'art

15,7 %

21,3 %

19,2%

Textile

7,6 %

8,1%

6,2%

Chaussure. Vêtement

9.3 %

10,2 %

8,9%

Divers. Industrie

2,3 %

4,9 %

8,8%

Journaliers. Salariés divers

25,5 %

12,7 %

16,1%

(48) Gazette des Tribunaux du 13 octobre 1869.

(49) Gazette des Tribunaux du 15 juin 1869.

(50) Cf. Encore G. Duveau, Histoire du Peuple Français, T. IV. Planche 6 : un immeuble parisien en 1850, gravure sur bois de Bertall.

(51) Molinari, Le Mouvement Socialiste..., p. 87.

(52) Le 26 mars, aux élections pour la Commune, le XXe arrondissement s'affirme nettement comme le plus enthousiaste : moindre chiffre d'abstentions qu'ailleurs, énorme majorité aux candidats révolutionnaires.

(53) C'est peut-être dès lors la bourgeoisie qui a le plus changé pendant l'Empire (comme le montrerait son souci de s'isoler des classes dangereuses dans la capitale), non le prolétariat : à ce dernier, c'est avant tout la surprenante expérience de la Commune qui enseignera — à long terme — des nouveautés idéologiques. On pourrait dire que ce n'est pas une idéologie nouvelle qui fait la Commune, mais la Commune qui fait l'idéologie nouvelle.